Chères paroissiennes, Chers paroissiens,
Chers auditeurs de la radio,
"Le temps viendra, dit Jésus, où vous désirerez revoir un seul des jours du Fils de l'Homme, et vous ne le verrez point".
Ce temps d'absence de Dieu, ou de cécité des hommes, ne serait-il pas le temps que nous vivons aujourd'hui ?
Partout on ne parle que de disparition des points de repère, d'accablement devant les fléaux qui ravagent le monde, d'angoisse existentielle. Dans ce contexte, ceux qui proposent des solutions sont légions, les gourous foisonnent. Et on ne saurait bien sûr contester en bloc la valeur des divers chemins spirituels proposés. Toutefois, beaucoup d'entre eux, à caractère initiatique, sont tortueux, entachés de préoccupations étrangères à une quête religieuse désintéressée. Cela finit parfois très mal, comme on l'a vu tout récemment encore, peu avant Noël.
"Quand on vous dira : le voici ! ou : le voilà ! N'y allez pas, ne les suivez pas, dit jésus. Car de même que l'éclair, quand il brille, resplendit d'une extrémité du ciel jusqu'à l'autre, il en sera ainsi du Fils de l'Homme en son jour".
L'homme du XXe siècle n'éprouve aucune difficulté à imaginer ce que serait une révélation sur le mode de l'éclair, à la vitesse de la lumière. La maîtrise de l'électronique et l'utilisation systématique des ondes hertziennes amènent l'information, partout sur les écrans, précisément à la vitesse de l'éclair.
Cinq milliards d'hommes peuvent voir, simultanément, les mêmes images d'actualité sur leur écran de Télévision.
Avec Internet, on peut désormais communiquer à l'échelle planétaire, consulter une bibliothèque ou une collection d'images ou mille autres choses, aux antipodes, faire faire le tour du monde à un livre interdit, participer électroniquement à des groupes de discussions à l'autre bout de la planète.
Un éclair, qui resplendit d'une extrémité du ciel jusqu'à l'autre. L'analogie avec le religieux est évidente. Un spécialiste, enthousiasmé par le système Internet, me disait récemment : vous rendez-vous compte, Monsieur le pasteur, c'est une véritable Pentecôte permanente, une Epiphanie permanente.
Je crains pourtant, tout enthousiasme pour la technique mis à part — enthousiasme que je partage d'ailleurs largement —, que le monde ne demeure désespérément privé d'une pentecôte véritable, d'une épiphanie de Dieu ou de l'Esprit.
Pour ce qui est de la Télévision, par exemple, l'instantanéité étant devenue le rythme normal de l'information, la vérité n'est plus capitale. L'objectif est de mettre le téléspectateur en présence de l'événement en direct. Or il ne suffit pas d'assister à un événement, dans la réalité ou par l'image, pour comprendre ce qui se passe. Le système d'information basé sur l'instantanéité est incapable de proposer une vérité. Au lieu de sortir nos esprits et nos cœurs de la nuit, l'information rapide comme l'éclair les y enfonce un peu plus.
Pour ce qui est d'Internet, on voit déjà exprimée — et par les meilleurs esprits — la crainte que les utilisateurs, en communication avec les quatre coins du monde, ignorent tout par exemple de leur voisin de palier, à qui ils pourraient — dans le pire des cas — ne jamais adresser la parole. Notre horizon social devient planétaire, mais en même temps il devient de plus en plus superficiel. Les gens se désintéressent de la vie civique et sociale de leur communauté immédiate. Le temps passé devant l'écran de Télévision, devant l'ordinateur personnel ou professionnel, ou devant Internet est en train de dépasser considérablement le temps passé devant un autre être humain, bien vivant !
L'informatique, sous couvert de faire communiquer les hommes entre eux, risque d'engendrer un monde de solitaires comme jamais on avait vu auparavant.
Où est la Pentecôte annoncée ? Où est l'Epiphanie escomptée ?
Insensibilité aux malheurs du monde, beaucoup trop nombreux pour qu'on puisse les digérer tous, instantanéité mensongère, solitude, voilà où nous conduit peu à peu l'esclavage de la machine.
En 1949, un ecclésiastique et écrivain roumain, Virgile GHEORGHIU [La vingt-cinquième heure, 1949], avait écrit un livre prémonitoire, intitulé "La Vingt-cinquième heure". L'homme moderne, disait-il, s'est donné des esclaves techniques. Des machines pour se déplacer, des robots pour accomplir certaines besognes, des instruments de télécommunication. Des esclaves techniques.
Ces esclaves agissent selon leurs lois propres, qui sont : l'automatisme, l'uniformité, l'anonymat. Et l'homme est conduit à imiter les performances de ces esclaves qu'il s'est donné à lui-même. Peu à peu, sans nous en rendre compte, nous renonçons à nos lois propres, à nos qualités humaines. Nous nous déshumanisons. Le résultat est le mépris de l'être humain, considéré comme remplaçable par des machines plus performantes que lui.
Or disait Virgile Gheorghiu, il ne saurait y avoir de sens à la vie sans le respect de l'être humain en tant que valeur unique, irremplaçable. L'amour ne peut exister que dans une société qui estime que chaque être humain est unique et irremplaçable, qu'il est un exemplaire unique, créé par Dieu.
Cet éclair de la Révélation rappelé par Virgile Gheorghiu, qui resplendit d'une extrémité du ciel jusqu'à l'autre, relègue loin en arrière l'émerveillement que l'on peut éprouver devant des machines qui propagent l'information à la vitesse de la lumière et des ondes hertziennes.
La seule Pentecôte de l'Esprit, la seule Epiphanie de Dieu digne de ce nom, est cet éclair qui traverse notre cœur et qui nous rend attentifs à l'homme en chair et en os, unique et irremplaçable, capable de joie et de souffrance.
Il arrive parfois qu'un événement fortuit prenne des allures de Pentecôte.
Il y a dix ans, par exemple, à Lausanne, il y avait eu une chute de neige exceptionnelle qui avait paralysé pendant plusieurs jours le trafic urbain. Dans la rue, des milliers de gens qui se croisent au quotidien avec indifférence, accaparés par leurs affaires, se parlaient, se souriaient les uns aux autres, s'amusaient ensemble avec la neige. Et tous ces gens de s'étonner : qu'il fait bon vivre ainsi !
Une Pentecôte, une résurrection.
On a vécu la même chose le jour de la réouverture de notre magnifique église de Saint-François, après cinq ans et demi de travaux de restauration. Devant cet édifice qui les relie aux strates de leur passé proche et lointain, la joie des Lausannois était si dense que les barrières habituelles tombaient et qu'on se parlait et fraternisait sur la place pendant tout le temps que durèrent les festivités.
Une Pentecôte, une résurrection.
Récemment dans un grand pays voisin, des grèves à grande échelle ont produit le même effet : des gens qui se croisent ordinairement en hâte ont dû se débrouiller ensemble, sont redevenus solidaires. A pied ou à vélo, la rencontre redevenait possible. Et là encore, malgré les inconvénients énormes, ils étaient nombreux à s'étonner : qu'il fait bon vivre ainsi ! L'éclair de la Révélation, l'éclair de l'amour apporté par le Fils de l'Homme avait à nouveau traversé leur cœur, comme un ciel.
En ce quatrième dimanche ordinaire, nous avons relu les Béatitudes, en particulier celle qui nous dit : "Heureux ceux qui ont l'esprit de pauvreté, car le Royaume des cieux est à eux".
Il n'y a pas de Pentecôte, il n'y a pas d'Epiphanie de Dieu sans cet esprit de pauvreté qui, précisons-le bien, est indépendant de notre condition matérielle. On peut être riche matériellement, et avoir l'esprit de pauvreté. On peut être pauvre matériellement, et avoir l'esprit de richesse. On peut cumuler toutes les richesses. On peut cumuler toutes les misères.
L'esprit de richesse, c'est la suffisance, l'autosuffisance. "Je suis riche, je n'ai besoin de rien, de personne". C'est le regard hautain, ou le regard qui envie le regard hautain, pour prendre sa place.
L'esprit de pauvreté, c'est le cœur dépréoccupé de lui-même, vidé de sa présomption. Dans un de ses livres, le Père Bruckberger [Le capitalisme : mais c'est la vie, Plon, 1983] raconte que dans son enfance il a connu la misère. Mais parallèlement, dit-il, il a eu le privilège d'avoir une mère chrétienne selon l'Evangile qui enseignait à ne pas en vouloir au monde entier de leur misère : "Tout son effort, dit-il, était de nous apprendre à porter notre misère avec dignité, avec noblesse, comme un blason".
Je suis sûr que de nombreuses personnes, ici à Saint-François ou parmi celles qui nous écoutent à la radio, peuvent en dire tout autant : enfant, j'étais pauvre, mais on m'a appris à porter ma pauvreté avec noblesse, comme un blason.
Ce sont souvent les enfances les plus heureuses : celles où, avec la pauvreté, on a enseigné l'esprit de pauvreté. Ceux qui ont goûté à cela une fois, même devenus riches, y reviennent toujours et en reparlent comme de la partie la plus sacrée de leur existence.
"Le Royaume ne vient pas de manière à frapper les regards. Il est au-dedans de vous", dans le cœur, dit Jésus. Il est cet éclair de l'amour qui traverse votre cœur comme un ciel.
"Heureux ceux qui ont l'esprit de pauvreté, le Royaume de Dieu est à eux".
"Comme l'éclair, quand il brille, resplendit d'une extrémité du ciel jusqu'à l'autre, il en sera ainsi du Fils de l'Homme, en son jour".
Amen.