Jésus baptisé, qu’est-ce que ça change?

Saint-François Lausanne (©Par Gzzz — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, Wikimedia Commons)

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Il y a quinze jours, je prêchais ici sur la circoncision de Jésus. Après les récits doucereux et enchantés de Noël, la brève mention de la circoncision de Jésus dans l’évangile de Luc nous ramenait les pieds sur terre. La circoncision de Jésus nous rappelait que la naissance était une loterie et que lorsque nous naissions, nous ne choisissions rien. Jésus n’a pas choisi d’être circoncis.

On ne choisit rien à notre naissance. Pourquoi suis-je né ici, chrétien, et non pas musulman à Bamako, hindou dans un bidonville de Calcutta ou encore noir de peau à Soweto. C’est vertigineux quand on y pense.

Naître, venir au monde, quitter le sein maternel, c’est se cogner assez abruptement au réel.

Naître, c’est être soudain inscrit – qu’on le veuille ou non – dans une généalogie qui nous relie à tant d’hommes et de femmes qui nous précèdent. Naître, c’est hériter d’une histoire familiale avec ses joies et ses peines, ses légèretés et ses pesanteurs.

Naître, c’est se cogner au réel. Ce réel qui veut que la force vitale qui nous anime dès notre premier souffle se retrouve instantanément en sursis, en danger. Naître, c’est faire l’expérience de la précarité et de la vulnérabilité de l’existence.

A peine né, l’enfant doit lutter pour sa vie. Il crie pour qu’on le nourrisse sinon c’est la mort assurée. Il pleure pour attirer l’attention sur lui et qu’on lui parle, sans quoi c’est la mort assurée.

Quand on naît, on est aussi l’objet de beaucoup d’attentes. Nous savons comme parents que nous ne devons pas en avoir sur nos enfants, et les accueillir tels qu’ils sont, mais c’est plus fort que nous : nous avons envie que notre enfant soit en bonne santé, qu’il soit heureux dans la vie, qu’il réussisse sa vie, qu’il soit reconnu, et qu’il soit aimé. C’est déjà tout un programme !

En venant au monde, Jésus n’échappe pas à tout cela. Quelles attentes projetaient Joseph et Marie sur Jésus, leur premier né ? On n’en sait rien, si ce n’est que son avenir professionnel était tout tracé. « Tu seras charpentier, mon fils ! »

A l’époque de Jésus, on n’avait pas le choix. On était artisan, commerçant de père en fils. Comme on était pêcheur de père en fils. Demandez-le à Zébédée, qui a sans doute commencé à naviguer sur le Lac de Galilée avec son père et qui transmettra un jour ses filets et sa barque à ses deux fils, Jacques et Jean, qui deviendront disciples de Jésus.

Du temps de Jésus, on était aussi prêtre ou lévite de père en fils. Demandez-le à Zacharie, lui-même fils et petit-fils de prêtre, descendants de la lignée d’Aaron. Son fils Jean devait devenir prêtre à son tour et prendre sa place dans le service du temple. «Tu seras prêtre, mon fils!»

S’ils ne s’étaient pas émancipés de leurs héritages et de leurs assignations, Jean et Jésus n’auraient jamais dû se rencontrer. On aurait dû rencontrer Jésus dans sa menuiserie à Nazareth, entre gouges et rabots, sciure et copeaux. Et l’on aurait dû rencontrer Jean à Jérusalem, au temple.

Jésus a donc pris la route. Est-il en recherche ? A-t-il entendu un appel, une vocation à tout quitter ? Le chemin qu’il a emprunté l’a conduit au bord du Jourdain où prêchait justement Jean, fils de Zacharie.

Comme tant d’hommes et de femmes de son temps, Jésus avait entendu parler de ce Jean et de sa prédication tranchante. Jean, ce prêtre contrarié devenu prophète hirsute et mal-commode.

Jean prêchait la colère imminente de Dieu. Il faut dire que les temps étaient tourmentés et propices aux discours apocalyptiques. L’avenir était bouché. Tous les signaux étaient au rouge. On se préparait au pire : un cataclysme, un fléau biblique, peut-être même la fin du monde.

S’il attire les foules, ce n’est pas parce que Jean les consolait ou les tranquillisait, non, c’est plutôt tout le contraire.

Excédé, désespéré par le triste spectacle du monde, Jean a le verbe sévère. Jean pressent l’urgence de la situation. Pour lui, ce n’est plus le temps de faire des sacrifices au temple. Ni de se purifier, de laver ses péchés dans les bains rituels. Pour lui, il est minuit moins cinq et ça presse ! Seul un changement de vie radical pouvait apaiser la colère de Dieu et assurer son salut.

Alors au bord du Jourdain, Jean commençait par doucher la foule de ses sermons enflammés, puis il plongeait vigoureusement les pèlerins pour simuler leur mort. Car pour Jean, le baptême est une rupture, comme une mort symbolique.

Incognito dans la foule, Jésus attendait son tour comme tout le monde, afin d’être baptisé par Jean. Les historiens pensent que Jésus a été pour un temps séduit par Jean et son catéchisme concis et simple, pour finalement prendre ses distances avec lui et sa prédication.

Le baptême de Jésus, va considérablement embarrasser la première Église, les premiers chrétiens. Pourquoi Jésus a-t-il demandé le baptême, lui que l’on confessait sans péché ? Pourquoi Jésus a-t-il été séduit par la prédication abrupte de Jean ? Pourquoi Jésus, lui qui est le souverain par excellence, s’est-il incliné devant Jean ?

L’historicité du baptême ne faisant peu de doute, les évangélistes ne pouvaient pas gommer cet épisode de la vie de Jésus. Ils en parlent tous. Mais on les sent gênés au moment d’en rédiger le récit. Ils n’ont de cesse de minimiser l’importance de Jean. Et l’immersion elle-même restera anecdotique. Pas d’éclaboussures, pas de vague, aucun détail.

Par contre, le récit du baptême de Jésus est percuté, troué par un autre événement. Un événement d’une tout autre ampleur : rien moins qu’une révélation de Dieu. Dans le jargon, on appelle cela une théophanie.

Le Jourdain est le théâtre d’une théophanie semblable à celle du buisson ardent dans lequel Dieu s’était dévoilé à Moïse. Le geste du baptême, le signe de l’eau, devient second. Ce qui prime, c’est cette révélation de Dieu.

Les évangélistes ne sont pas d’accord sur la chronologie des événements. Les uns situent la théophanie en plein cœur du Jourdain. Alors que Luc la situe, non pas pendant le baptême, mais après.

Sur la rive, alors qu’il priait, l’Esprit de Dieu, sous l’apparence d’une colombe, descend sur lui et lui glisse à l’oreille : « Toi, tu es mon Fils bien-aimé ; en toi, je trouve ma joie. » Non pas : « Tu seras charpentier, mon fils », mais « Toi tu es mon fils bien-aimé, en toi, je trouve ma joie ».

En un rien de temps, nous sommes passés du Dieu irascible, colérique et menaçant de Jean à un Dieu tout en joie. La joie de Dieu, c’est Jésus.

Qu’était-il venu chercher, Jésus, sur les bords du Jourdain ? Voulait-il changer de comportement ? Rompre avec le monde ? Se suffire de miel et de sauterelles comme Jean ? On ne le saura jamais. Toujours est-il que l’épisode du Jourdain, qui est le premier épisode du ministère de Jésus, marquera bel et bien un changement radical dans la vie de Jésus, mais pas comme on l’imagine.

Au bord du Jourdain, Jésus fait l’expérience de la grâce de Dieu. Il cherchait sa voie, il se cherchait, et voilà qu’il découvre que c’est Dieu qui le premier l’a trouvé.

Il se sait désormais fils de Joseph, mais pas que. Il se découvre aussi fils de Dieu. Cette filiation divine, Jésus ne se l’approprie pas comme un privilège. Il ne garde pas jalousement cette filiation pour lui.

Jésus va partager cette grâce et cette filiation pendant tout son ministère. Partageant avec toutes et tous cette grâce qu’il avait un jour vécue. Grâce d’être attendu par Dieu. Grâce d’être accueilli par Dieu. Grâce d’être reconnu par Dieu.

Jésus n’aura de cesse de partager cette filiation qu’il n’a jamais considérée comme son bien propre. Il va la partager avec Matthieu le collecteur d’impôts, avec Zachée, avec la femme adultère, avec le centurion romain, avec la Samaritaine.

Tous ceux-là, Jésus les inclut dans la mystérieuse généalogie de Dieu. Une généalogie infiniment plus large que celle que nous impose à notre naissance notre biologie, notre ADN, ou les liens du sang.

Paul a bien compris cette spécificité du ministère de Jésus, lui qui répétera dans ses lettres que le baptême nous fait fils et filles de Dieu.

Le baptême n’est donc pas un rite de rupture comme d’aucuns le présentent si souvent. Il est bien plus qu’un rite d’appartenance à l’Église, mais il est un signe qui dévoile quelque chose de notre humanité.

Le baptême revêt une portée anthropologique, il dit quelque chose de l’humain. La filiation qui se joue dans le baptême ne donne aucun droit au baptisé ! Mais elle le responsabilise et l’oblige.

Car si Dieu fait de nous des fils et des filles, c’est pour que nous devenions au quotidien des frères et des sœurs et que nous vivions et déployions cette fraternité dans nos existences.

Jésus l’avait bien compris – lui qui a vécu comme notre frère en humanité. Depuis, avec tant d’autres, nous marchons en caravane à sa suite.

Amen.

Nous avons fait du baptême un signe d’appartenance à l’Église. Le détour par le récit du baptême de Jésus nous invite à revisiter cette interprétation identitaire pour en faire une compréhension plus large et qui parle davantage de notre condition humaine que de notre réception dans une communauté. Le baptême n’est-il pas le signe visible d’un appel adressé à tout être humain à sortir de soi et se laisser polliniser par un Autre?

Détails

Avec la participation de
Francis Neirynck, pour les lectures
Orgue
Benjamin Righetti
Musique
Emile Sécheret, à l'orgue