Écouter le culte :
Les mages venus d’Orient sont les personnages les plus improbables de tous les Évangiles. Des pharisiens, des prêtres, des Romains, des pécheurs, des prostituées, des hommes de bien et des hommes de rien, des mères et des Samaritaines, des bergers et des rois – on en croise souvent dans les pages des Évangiles, en veux-tu en voilà !
Mais des mages ? Ce sont un peu des extra-terrestres. Des étrangers sortis de nulle part. Dans l’Évangile, les mages ne font que passer : un petit tour et puis s’en vont ! Pourtant, rarement hommes n’auront été autant peints. Impossible de dénombrer les chants, les poésies et les comptines qui célèbrent leur étrange caravane. Qui sont-ils ? Combien sont-ils ? D’où viennent-ils ?
Matthieu – qui est le seul à mettre en scène cette étrange méharée – n’en dit rien. D’eux, on ne sait rien. Ou si peu : qu’ils viennent d’Orient, que ce sont des mages, sans doute versés dans l’observation des astres. Avec le temps, on les a couronnés rois. Mais ils ne le sont pas.
Sans que l’on ait besoin d’ouvrir le Livre, on sait qu’ils sont trois. Richement vêtus et enturbannés. Mais c’est là une pure vue de l’esprit. C’est au nombre de leurs cadeaux que l’on en a conclu leur étrange trinité.
Sans nombre, ils sont aussi sans nom. Ni Balthazar, ni Melchior, Ni Gaspard. Les mages sont des savants anonymes. Le jour, ils attendent le crépuscule. Leur truc à eux, c’est la nuit et le silence.
Leur ciel est encore enchanté, habité. Tandis que le nôtre nous offre un vide sidéral. Habitués aux grands espaces, les mages – tels des marins et des montagnards – ne parlent pas beaucoup, mais ils observent. Ils contemplent le mouvement des étoiles. Pendant que le monde dort, eux s’émerveillent devant la chorégraphie céleste. Un rien suffit à les étonner.
La somme de leur savoir est sans doute infinie comme l’univers qu’ils scrutent. Mais devant ce firmament sans fin, ils mesurent leur taille et l’infirmité de leur connaissance. Le ciel, les cieux, par leur immensité, ont souvent été compris comme la demeure des dieux. Le repaire des dieux.
En Orient, d’où venaient les mages, il y avait des religions populaires et leur lot de récits mythologiques, avec des dieux solaires, des dieux lunaires et célestes.
En Orient, on y trouvait aussi la philosophie grecque. 300 ans avant la naissance de Jésus, Alexandre le Grand avait conquis le monde. Et il avait emmené, dans ses bagages, les idées les plus raffinées de la pensée grecque. Le monde était intelligible selon Platon. Derrière l’infini, derrière la complexité du monde, il devait y avoir, pensait-on, une intelligence. Un Principe. Un Être suprême. Un « logos ».
Peut-être est-ce tout cela qui peuple l’esprit de ces mages. Ce qui est sûr, c’est que longtemps, l’homme a cherché Dieu dans les supernovas, les étoiles filantes, les trous noirs, les galaxies et la voie lactée et même au-delà.
Les mages, comme tous les scientifiques, se reconnaissent à leur humilité. La seule chose dont ils sont sûrs est qu’ils ne savent pas grand-chose, alors ils sont curieux de tout et un rien les émerveille. Comme cet astre, jusque-là inconnu, et qui suffit à les mettre en mouvement. Tel des derviches tourneurs, leur périple suit la chorégraphie de l’étoile.
Bien sûr, l’épopée de ces mages n’a pas l’épaisseur de l’Odyssée, mais la destination de leur cheminement sera la plus inattendue qui soit. Jusque-là, les mages avaient le nez dans les étoiles. La tête en l’air. Mais, et c’est un paradoxe, l’astre qu’ils suivent leur fera soudain détourner leur regard du ciel pour le porter sur la terre. Fascinés par l’attraction céleste, les voilà saisis par l’attraction terrestre.
Lorsque l’étoile s’arrêtera au-dessus de la cassine où est né l’enfant, ils y entrèrent et ils se prosternèrent, écrit la TOB (traduction œcuménique de la Bible). La Bible de la Pléiade – la bien-nommée – quant à elle, rend bien mieux le langage du corps de ces mages. « Ils tombèrent prosternés devant lui », traduit la Pléiade.
Voilà l’effet de l’attraction terrestre. Les mages tombent, comme s’ils s’étaient encoublés, comme s’ils avaient les jambes coupées. Ils tombent d’étonnement. Ils tombent d’émerveillement.
Les mages, jusque-là rompus aux mystères célestes, sont renversés par « l’inouï je ne sais quoi » de cet enfant. Dieu, le « Logos ». Celui-là même qu’ils cherchaient dans les luminaires et les astéroïdes s’est fait chair.
Les mages se prennent les pieds dans le tapis de leurs évidences et de leurs croyances. Ils trébuchent et s’agenouillent. Ils s’inclinent. Ils se courbent devant cet enfant que l’on chantera bientôt dans nos cantiques comme étant l’astre d’en haut.
Si Jésus sera chanté comme l’astre d’en haut, c’est que sa vie, sa personne a pris le relais de l’étoile d’Orient que suivaient les mages. Désormais, c’est Jésus qui nous guide jusqu’à Dieu et jusqu’à l’autre.
Dieu s’est fait homme. C’est là un choix résolu de Dieu qui se défait de Dieu ou qui se défait de tout ce que l’on projette sur lui de grandeur et de grandiose. L’incarnation de Dieu dit une élection : avec audace, Dieu choisit l’homme. En se faisant homme, Dieu affirme croire en l’aventure humaine. Y croyons-nous encore ?
Si les mages mettent genoux à terre, ce n’est pas parce qu’ils sont pris de vertige devant la grandeur de ce Dieu, mais parce qu’ils sont sidérés par la toute-puissance de ce Dieu qui a l’audace de se faire tout petit et de se livrer entre nos mains.
Le mot épiphanie signifie « apparition », dévoilement de ce qui jusqu’alors était caché. Ce que les mages déchiffrent dans ce nouveau-né, c’est qu’en lui, Dieu le premier s’est courbé. En Jésus, Dieu le premier s’est penché vers nous.
« Se pencher » en hébreux – qui est une langue concrète – c’est une manière de dire la grâce de Dieu. Lorsque nous disons de Dieu qu’il est un Dieu de la grâce, c’est pour beaucoup du patois de Canaan, mais ce patois devient audible lorsque l’on comprend que le Dieu de la grâce, n’est autre que Celui qui, un jour, s’est penché vers l’humain. Le premier qui a pris le pli, c’est Dieu lui-même.
« Ne te courbe que pour aimer », écrivait un jour le poète athée René Char.
N’est-ce pas ce que Dieu a fait un jour en se faisant homme : se courber pour aimer ? Ce vers de René Char, si ajusté à Dieu, doit toutefois nous incommoder, nous embarrasser. Car, à vrai dire, nous nous courbons pour bien d’autres choses que pour aimer.
Devant qui, devant quoi sommes-nous prêts à nous agenouiller ?
Devant qui, devant quoi sommes-nous prêts à courber l’échine ?
Devant quelle force ?
Devant quel pouvoir ?
Devant quelle idole sommes-nous prêts à capituler ?
Les mages venus d’Orient n’avaient d’yeux que pour le ciel et le firmament. Les voilà qui découvrent qu’en cet enfant, Dieu s’est incliné bien bas.
Notre vocation n’est-elle pas pareille à celle des Mages ? Prendre le pli en la présence de Celui qui un jour s’est penché vers nous pour nous aimer.
Amen.