Nous avons tous fait l'expérience de séparations non désirées et ressenties comme arbitraires. Cela n'a rien à voir avec les séparations heureuses que nous pouvons nous-mêmes désirer ou provoquer. Je pense ici aux séparations qui font mal et qui causent un grand tumulte à l'intérieur de nous... ces séparations qui nous oppressent tant qu'elles nous conduisent à nous poser la question de notre propre survie: "Que va-t-il advenir de nous maintenant?"
Cette première lecture biblique est une voix prophétique qui s'élève au cœur d'une expérience douloureuse de séparation. Il s'agit d'une lettre écrite par le prophète Jérémie, lettre adressée à des exilés. En effet, Jérémie avait pu rester à Jérusalem avec une partie du peuple. Mais beaucoup d'Israélites avaient été déportés à Babylone. Le prophète avait sans doute pressenti le désarroi et l'angoisse des exilés... des exilés qui se demandaient: "Que va-t-il advenir de nous maintenant ?
"Que va-t-il advenir de nous maintenant?" Nous pouvons nous aussi être touchés par le message du prophète, bien que nous ne soyons pas à Babylone. Ce message s'adresse aussi à notre désarroi au cœur de nos déchirures. Ne nous est-il pas arrivé bien souvent d'être dans des situations qui nous paraissaient profondément injustes et imposées de l'extérieur ? Ce sont ces situations-là qui nous ramènent à Babylone. Tout à coup, on se sent sans défense, sans aide, sans protection, à nu... "Que va-t-il advenir de nous maintenant?"
Jérémie propose des mesures concrètes pour la survie: construire, planter, se marier, en canter, être bienveillants envers les adversaires. Là, il n'y a plus de place pour le cafard, ni pour le sentiment d'impuissance... tel que le Psaume 137 prié au début du culte le formulait. Le prophète affirme que la force intérieure et le sentiment d'être en sécurité dépendent de la qualité des relations avec l'environnement... aussi inhospitalier et hostile que puisse être cet environnement. Et le prophète avait raison: l'exil à Babylone a duré un certain temps, sa proposition était donc juste et réaliste. Mais son message n'a pas pu être accepté à l'époque. Comment peut-on d'ailleurs entendre parler d'espérance et d'avenir quand tout semble s'opposer à cela ? Malgré la dureté de cette lettre, les exilés ne l'ont pas oubliée... et certains l'ont relue toujours à nouveau. Et il y a un avenir, certes avec beaucoup de victimes.
"Que va-t-il advenir de nous maintenant?" Nous avons dû rencontrer bien des "Jérémie" durant notre vie, sinon nous ne serions pas ici... D'où sont venus ces encouragements à nous relever, à faire un pas de plus, à ne pas nous laisser submerger par l'épuisement psychique ou moral ? A chacun d'y penser et d'y répondre. Trouver des noms, reconnaître des visages, se souvenir de la disponibilité d'amis... Cet exercice de mémoire est à refaire régulièrement.
Je ne peux surmonter l'angoisse qui vient avec chaque nouvelle séparation que parce que je réalise qu'à chaque fois, de nouveaux réseaux de relation se tissent autour de moi et m'intègrent... Et c'est à partir de là, dans la confiance retrouvée, que mon interrogation peut s'ouvrir et rejoindre les autres: "Que va-t-il advenir de moi, de toi, de nous tous, ici en Suisse, là en Bosnie, là-bas au Rwanda, ou encore ailleurs?...
I Co.13, 9-14
Quel lien, me direz-vous, entre ces paroles de l'apôtre Paul et le thème de la séparation ? Si l'on réalise que ces versets de 1 Corinthiens 13 sont presque exclusivement lus lors de bénédictions de mariage, on voit le paradoxe ! Car qui dit mariage dit alliance, car commune... comme on est loin de la thématique de la séparation ! Et pourtant mon choix s'est bien porté délibérément sur ce texte! Foi, espérance, amour... c'est impossible que cela se cantonne simplement à être "la tarte à la crème" des célébrations de mariage! Ces paroles ont aussi du poids dans la dureté de la vie... non ?
En tous les cas, c'est dans cette dynamique-là que je vous entraîne ce matin... en me livrant devant vous en une sorte de "va-et-vient" entre ce texte et quelques rencontres qui ont enrichi ma semaine de travail. Voyez plutôt!
Suite au message de dimanche passé, j'ai été contactée par plusieurs personnes en instance de divorce et qui désiraient me confier leur mal à vivre la séparation conjugale. En les écoutant, j'ai constaté avec effroi que, si le divorce est bien entré dans nos mœurs, il ne se passe pas pour autant sans coups bas, sans règlements de compte, sans de mesquins marchandages... Et cela devient une bien triste affaire. Et ça, il me semble que l'on n'en parle pas assez!
Et puis, cette semaine encore, à l'hôpital (cette fois, j'ai été auprès d'une jeune maman enceinte de 4 mois... L'accouchement devait malheureusement être provoqué parce que le bébé était mort. Puis, cet entretien téléphonique avec une étudiante qui vient de finir sa formation universitaire et qui, dès l'automne, va entrer dans la vie dite active. Elle se réjouit, bien sûr, de pouvoir commencer à gagner sa vie... mais elle appréhende aussi cette nouvelle étape: d'étudiante, elle devient employée!
Enfin, j'ai passé une soirée auprès d'un jeune couple qui a décidé de quitter l'église. C'était important d'entendre ce qu'ils avaient à dire avant de tourner la page.
Alors voilà : autant de rencontres, autant de situations marquées par une séparation. Il est vrai que les bouts de vie que je viens d'évoquer ici sont des moments importants pour chacune de ces personnes : des temps charnières... Ce sont là des séparations qui comptent, qui marquent... qui coûtent... Des séparations, nous en vivons tout le temps... On s'en rend plus ou moins compte d'ailleurs! Souvent cela se passe sans autre. On change. On prend des distances, on se perd de vue. Les relations se défont petit à petit. Et puis quoi ? Suffit-il de le savoir pour vivre bien ? Il est bon de revenir à Paul... qui a là un mot à nous dire : chaque séparation marque une vérité : il y a un "avant" et un "après", un "avec" et un "sans", un renoncement ou un exaucement, un accomplissement ou un arrachement. L'ordre de la succession varie, bien sûr, de cas en cas.
Or Paul dans notre texte parle lui aussi de la limite :"connaissance et prophétie sont limitées" Combien c'est vrai que ce que l'on peut dire, ou savoir, ou savoir dire est limité dans certaines situations !
Chaque séparation - une fois qu'elle a été intègre dans la mémoire d'une vie, produit un mûrissement : soit parce qu'avec elle on a accusé le coup, soit parce que l'on a gagné en assurance, soit parce que l'on a perdu en certitude! Mûrissement... et Paul parle de cela lui aussi en évoquant le passage de l'enfance à la vie d'adulte.
Chaque séparation pose enfin la question an brouillé de l'avenir. Car chaque séparation relève le caractère éphémère de nos attachements... Mais comment aller plus loin ? Comment ne pas en rester à ce simple parallélisme entre les paroles de l'apôtre et ce que nous vivons à chaque séparation ?
Il ne suffit pas en effet de dire que notre vie est une succession de séparations, de pertes et de gains, d'éloignements et de retrouvailles pour finalement trouver cela "normal"... pour en être réconforté... et plus sage ! Suivons Paul, jusqu'au bout... et nous retrouvons la foi, l'espérance et l'amour ! C'est là que j'ai pour ma part trouvé la clé qui m'a permis de reprendre le poids du vécu et de le porter un peu plus loin... Foi, espérance, amour : 3 élans de vie qui traversent l'espace et le temps. Trois mots qui nous orientent vers la vie relationnelle : on naît et on place son espérance en quelqu'un, on aime... quelqu'un, évidemment!
Lapalissade que tout cela... Alors oui, c'est bien de cela qu'il s'agit: (et c'est le point le plus important de ma réflexion!) Lorsqu'une grande séparation ou du moins lorsqu'elle est éprouvée comme étant grande, surgit dans nos vies, il est bon et salutaire que tous les autres ponts ne soient pas coupés! Ce n'est pas parce que le couple quitte l'église que l'église se désintéresse de lui. Ce n'est pas parce que cette étudiante n'étudie plus qu'elle perd sa jeunesse. Ce n'est pas parce que cette maman perd son bébé que la vie ne circule plus en elle. Ce n'est pas parce que ce couple se déchire que les liens avec les amis, les voisins, la grande parenté doivent être rompus...
Facile à dire! Comment faire passer le message ? Comment le ressentir comme juste et vrai ? Deux idées me sont venues à l'esprit, idées influencées par ma pratique pastorale et donc prêtes à être débattues, élargies, dépassées! En tous les cas, c'est là que la question doit rebondir dans vos vies, à vous de trouver vos réponses... Chacun(e) a là un mandat, une responsabilité envers les êtres séparés. Pour que la terrible impression de voir tout s'écrouler lors d'une séparation, pour qu'un ressentiment n'envahisse pas tout, il est nécessaire de voir des relais qui s'établissent au lieu même de la rupture.
Première idée : les relais, cela peut tout simplement être des personnes qui sont là, disponibles au bon moment... Un témoin occasionnel ou fidèle par un lien d'amitié... un témoin anonyme ou proche. Ces relais-là sont précieux... mais souvent imprévisibles.
Au moment où l'on est ébranlé par un mouvement de séparation... ce n'est généralement pas à ce moment-là que l'on a encore la force d'interpeller l'entourage! Une présence-relais, une présence-témoin, quelqu'un qui est là, et qui, par la seule qualité de sa présence, assure que tous les liens ne sont pas coupés... Et qu'ainsi ce qui est vécu-là comme mutilant peut être entendu, pris en compte, porté plus loin... Cela se passe souvent sans grande mise en scène, c'est sans doute le sens de bien des ministères d'aumônerie : dans les hôpitaux, les prisons, les homes, les aéroports...
Faire le pont, faire le lien avec ce qui est ressenti comme étant désespérément "extérieur à soi! Dites, au fait, cela ne vous rappelle pas bien des épisodes de la vie de Jésus telle qu'elle est rapportée dans les évangiles?
Deuxième idée : ces relais, cela peut aussi être des temps mis à part, des occasions particulières... C'est pour cela que par exemple, je milite fortement pour que les funérailles gardent un caractère public. C'est là un temps et un lieu de transit, pour marquer ensemble une forme de séparation, et pour signifier à ceux qui sont éprouvés que le lien avec la communauté humaine perdure.
Il y aurait ainsi d'autres rites de passage à inventer et à proposer, selon les situations. L'enjeu est bien de permettre de prendre en compte ce qui se passe dans certaines ruptures, mises à l'écart... Marquer le coup, prendre acte. Etre là aux départs comme aux arrivées... (Psaume 121)
Peut-être qu'ainsi, grâce à des relais personnels ou symboliques, la séparation n'est plus aussi massivement ressentie comme une fin en soi, mais devenue plus clairement une transition, un passage. Tout cela dépasse largement le cadre de l'expression religieuse ou de l'unique prise en compte paroissiale ou pastorale...
Courez après l'amour ! nous dit Paul... Lui qui n'a pas arrêté de courir d'une paroisse à une autre pour établir des liens, pour tisser un réseau, pour donner corps à ce qui commençait à s'appeler l'Eglise... Lui ce nomade, l'instable, prêche merveilleusement bien, par sa vie et ses mots, la fidélité et l'union, envers et contre tout ! Evidemment, c'était un homme "inspiré" et qui était tenu, maintenu, soutenu par le Christ de l'Evangile...
Mais dites-moi... comment vivez-vous le fait d'être pris à témoin dans un mouvement de séparation? Et comment supportez-vous la succession bien déstructurante de toutes ces petites et grandes fractures dans votre vie et dans celle de votre entourage ?
Je serais bien curieuse de vous entendre!
Amen.