Mes frères et mes soeurs que je vois et vous qui nous entendez,
Il y a 50 ans, dans une tranchée couverte qui leur servait d'abri contre les bombes de toutes sortes qui tombaient autour d'eux, au milieu des incendies, un groupe d'hommes, civils apeurés et tremblants, récitaient une succession de "Notre Père" en attendant la fin de l'alerte. Pourquoi ces innombrables répétitions de l'oraison dominicale qui ressemblaient aux SOS sans fin d'un navire en perdition ? Pour rappeler à Dieu qu'il était le Père, pour lui signaler qu'ils - ses enfants - étaient en danger, pour rester en contact étroit avec le Maître de leur vie et de leur mort, et pour marquer, dans la peur, qu'ils acceptaient "que sa volonté soit faite, sur la terre comme au ciel". La volonté de Dieu les concernait directement pour qu'ils soient tués ou qu'ils puissent en réchapper.
Mais cette troisième demande de l'oraison dominicale est-elle vraiment une prière de résignation ? Il est des circonstances dramatiques : la mort brutale d'un être aimé, un grave échec qui met en cause notre avenir, un divorce qui brise notre vie de famille ou l'annonce d'une maladie sans rémission. Il nous a été rappelé dimanche dernier que s'il y a des nuages dans le ciel, le soleil reste au-dessus des nuages. Si nous traversons des perturbations, des tribulations, le Dieu qui EST reste notre Père. Le Dieu de Jésus-Christ donc n'est pas un Dieu anonyme qui impose sa volonté sans tenir compte de nos réactions et l'Evangile nous rappelle souvent que la volonté de Dieu, c'est qu'aucun de ceux qui ont été donnés au Christ ne se perde (Jean 6/39).
Dès les premiers mots du Notre Père, Jésus nous fait parler comme des enfants adoptés par Dieu, comme des membres de la famille de Dieu, une famille dans laquelle on parle avec le père, dans laquelle on écoute et où on est écouté, dans laquelle, parfois, on lutte avec le père : rappelons-nous Abraham discutant pas à pas avec Dieu pour que Sodome ne soit pas détruite "s'il reste 50 justes, 30 justes, 10 justes etc. accepteras-tu de ne pas détruire la ville ?" Genèse 18 : 17-33 ou Moïse qui lutte avec Dieu pour obtenir le pardon d'Israël après la construction du veau d'or (Exode 32 : 7-14).
"Que ta volonté soit faite" n'est pas une prière de soumission. Mais elle n'est pas une prière facile pour autant. Qui connaît en effet la volonté de Dieu ? Certains ont prétendu la bien connaître et au nom de Dieu ont engagé les terribles croisades vers Jésuralem où l'on a tué, pillé, violé, parce que Dieu le voulait ! Faut-il évoquer les guerres de religion ou les disputes dogmatiques même actuelles qui brisent sans cesse la communion de la famille de Dieu que nous évoquions tout à l'heure ? Je me demande si nous ne risquons pas de confondre parfois la volonté de Dieu avec notre volonté propre.
Je suis profondément troublé, comme vous sans doute aussi, par les accidents, les tremblements de terre, les guerres, les famines, les injustices dans lesquels nous voyons souvent, sans la comprendre, la volonté de Dieu. Est-on bien sûr que Dieu veut tout cela ? Ne s'agit-il pas de la fatalité ou de forces sur lesquelles nous n'avons pas de prise qui dirigeraient le monde à la place de Dieu ?
Malgré la prière d'Abraham, Sodome a été détruite; malgré sa prière au jardin des Oliviers, Jésus a été crucifié (Mt 26 : 36-46); malgré nos prières répétées et insistantes, nous avons aussi vécu des moments où Dieu était absent, comme enfermé dans son ciel, n'écoutant pas nos cris, gardant le silence tandis que nos épreuves continuaient, même lorsqu'épuisés, nous les suppliions : "Si tu es Dieu, descends !", oubliant qu'il est déjà descendu en son Fils et se tient à nos côtés. Et dans ce silence, nous doutions de sa puissance et de son amour.
L'apôtre Paul a écrit à Timothée ( Tim 2: 3-4) : "Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité". Là se trouve la volonté fondamentale de Dieu : dire à tous les hommes qu'il les aime et que, par Jésus-Christ, ils sont sauvés et qu'ils font partie de ses enfants et de sa famille.
Quand nous prions "que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel", nous insérons notre volonté propre dans sa volonté à lui et nous nous engageons à porter aux autres son message d'amour afin comme l'écrit l'apôtre Pierre "qu'ils soient éclairés par nos oeuvres bonnes et glorifient Dieu au jour de sa venue "(1 Pierre 2: 12).
A Gethsémané, le projet de Jésus :"que cette coupe passe loin de moi (...) toutefois que ta volonté soit faite" n'aura pas la réponse qu'il attendait. Dans le deuil, dans l'épreuve, dans le doute, Dieu veut entendre notre prière, il veut savoir ce que nous voulons, ll peut adapter sa volonté à notre désir, - il ne le fera pas toujours, certes, mais il nous aimera toujours comme un père sait aimer ses enfants, même s'ils se sont éloignés comme le fils prodigue avant de revenir. Il y a donc une espérance pour nous et pour tous les hommes, même quand Dieu ne répond pas toujours à notre prière comme nous le voulons quand nous la prononçons.
Avec la 4e demande de l'oraison dominicale, le ton de la prière change. Les premières demandes exprimaient un triple souhait, un triple "soupir" comme disait le théologien Karl Barth : les demandes concernaient Dieu: son nom, son règne, sa volonté. Les 3 demandes suivantes nous concernent directement : le pain, le pardon des offenses, l'éloignement des tentations. Le ton se fait plus incisif et même impératif.
On pourrait penser que maintenant qu'il s'agit de nous, notre prière est mue par notre égoïsme. Si je demandais MON pain, MON pardon, je pourrais être taxé d'égoïsme. Mais la prière est au pluriel. Quand nous demandons NOTRE pain quotidien, nous le demandons aussi pour les autres. Que nous soyons pauvres ou riches, nous sommes solidaires des autres et tout d'abord des plus pauvres que nous. Une fois de plus le Notre Père est la prière de toute la famille de Dieu. Tout à l'heure, nous demandions que la volonté de Dieu arrive, en solidarité avec les autres qui sont appelés au même salut que nous. Maintenant, nous demandons le pain, en solidarité avec ceux qui en manquent. .
Nous avons entendu tout à l'heure lire une partie du texte du livre de l'Exode, chapitre 16 sur la manne donnée par Dieu dans le désert au peuple d'Israël. Cette manne fait penser au pain de la prière. Mais si le pain ne fait pas trop problème, l'adjectif qui lui est rattaché divise les spécialistes, les exégètes : les uns traduisent par "du jour qui vient, du jour qui commence" et on arrive à "quotidien"; les autres évoquent le sermon sur la Montagne (Matt. 6 : 25s): "ne pas s'inquiéter de ce qu'on mangera ou de son vêtement", et on arrive à "le pain dont nous avons besoin" (TOB!) : Origène ou Saint-Jérôme ont même traduit "le pain suprasubstantiel" qui serait la Parole de Dieu ou le pain de la communion. Notons en passant que dire "aujourd'hui " et "quotidien" frise le pléonasme.
J'aimerais maintenant souligner deux choses : la première : le pain quotidien ou le pain pour le jour qui vient, c'est la nourriture dont nous avons besoin. Ce n'est pas la nourriture du mois ou de l'année prochaine, ce ne sont pas non plus les réserves ou les richesses que nous amassons dans nos greniers et qui peuvent être détruites demain (par exemple par un tremblement de terre comme celui tout récent de Kobé/Japon). C'est la nourriture matérielle et spirituelle dont nous avons besoin pour chaque jour, c'est ce qui nous permet dans notre civilisation moderne d'acquérir le pain et la nourriture dont nous avons besoin. Luther, dans son catéchisme parle de "la nourriture, le vêtement, la demeure, le gain de chaque jour, une famille pieuse, un bon gouvernement, la paix, la santé, l'honneur des amis fidèles, de bons voisins et toutes les choses nécessaires à l'entretien de cette vie". Et voici ma deuxième remarque : Dieu est comme un père de famille. Il prend en charge ses enfants. Jésus l'a souligné deux versets avant l'oraison dominicale dans l'évangile de Matthieu : "Votre père sait de quoi vous avez besoin" (Mt 6/8). Il n'y a donc aucune audace à le prier pour le pain de chaque jour. Comme un enfant qui parle à son père, nous lui disons : "Seigneur, tu sais que je suis ton enfant, tu sais que je veux sanctifier ton nom, aider à la venue de ton règne, m'efforcer de faire ta volonté. Dans cet effort où je suis engagé pour te servir, donne-moi tout ce dont j'ai besoin. Je viens de dire : "Donne-moi, j'ai besoin"! C'est faux, et fort heureusement. La prière dit "Donne-nous", car elle exprime une solidarité, une double solidarité : solidarité entre les membres de la famille de Dieu, entre les membres de l'Eglise que nous formons liés dans une même foi au Christ, mais solidarité aussi avec les créatures de Dieu, tous les hommes et toutes les femmes que Dieu aime, tous ceux et toutes celles, qui, chrétiens ou pas, manquent du pain quotidien, de travail, souffrent de la famine ou sont persécutés, torturés et méprisés. Quand nous demandons "notre pain de chaque jour", nous nous engageons à faire en sorte que personne n'en manque. C'est pour cela aussi qu'il existe des oeuvres d'entraide : EPER, Caritas, d'autres encore. Et cette solidarité que réclame notre prière quotidienne ne rend certainement pas cette prière gratuite et facile.
Curieusement, vous l'avez certainement remarqué, frères et soeurs, la 3e et la 4e demande du Notre Père se complètent et se rejoignent. Nous demandons que notre volonté s'inscrive dans la volonté de salut de Dieu pour tous les hommes et nous irons le leur annoncer, ce salut. Nous demandons que Dieu nous donne tout ce qu'il nous faut pour exister jour après jour et nous irons le partager avec tous ceux qui ont de la peine simplement à exister. Et l'accolade qui unit la volonté et le pain, c'est l'amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ pour vous ici, chers amis, pour vous aussi chers auditeurs et chères auditrices - quelle que soit votre situation actuelle que Dieu connaît parfaitement -, amour dont finalement nous vivons chaque jour. C'est cette bonne nouvelle de la présence amicale de Dieu en Jésus-Christ, chaque jour avec chacun et chacune d'entre nous, que j'ai eu de la joie à partager avec vous en méditant ce matin la 3e et la 4e demande du Notre Père. La paix de Dieu soit avec vous. Ainsi soit-il...