La visite des mages

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L’histoire commence comme un conte oriental aux échos de mille-et-une nuits, aux senteurs d’épices qui ont traversé les mers et les sables, aux subtilités de loukoums, de sofas et de narghilés, tout un parfum d’orient qui embaume les premières pages de l’Evangile.
L’histoire commence avec une caravane traversant le désert d’Arabie, lourde des fatigues du voyage, de la sueur des chameaux mêlée aux poussières de la route, légère des rafraichissements de l’étape, de l’air du large et du goût de l’aventure.
Voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem.
C’est tout ce que nous dit l’évangéliste Matthieu:
il ne nous dit pas combien ils étaient, ni s’ils étaient rois, ni quels étaient leurs noms ou leurs races...
Tout cela viendra plus tard, dans les légendes qui, comme des guirlandes, viendront décorer les mages dans nos crèches et dans nos fêtes de Noël.
Des mages, simplement!
Que se cache-t-il derrière ce titre mystérieux?
des prêtres perses?
des détenteurs de pouvoirs surnaturels?
des magiciens, voire des charlatans?
des astrologues?
La mystère est garanti: méfions-nous de toute identification trop précise: l’Evangile est très sobre: des mages venus d’Orient.
Ce qui est sûr, c’est qu’ils viennent donc d’ailleurs: ils ne font partie d’Israël, ni par leur race, ni par leur foi.
En racontant cette histoire. l’évangéliste Matthieu se fait provocateur:
Les premiers adorateurs de Jésus ne sont pas ceux qui attendent le Messie depuis des siècles, ne sont pas ceux qui scrutent la loi jour et nuit, ne sont pas ceux qui récitent tous les psaumes par coeur.
Les premiers adorateurs de Jésus sont des gens du dehors, aux croyances peu sûres, des êtres branchés sur les étoiles plus que sur la parole de Dieu.
Matthieu nous le rappelle dès le début: l’accès à Jésus ne nous appartient pas et il ne saurait être interdit à des gens que nous considérerions comme peu recommandables.
Jésus est accessible à tous, jusqu’aux extrémités de la terre (Actes1,8) et jusqu’à la fin des temps (Matth28,20).
La foi chrétienne ne saurait se barricader face aux expériences, aux témoignages, à la sagesse venus d’Orient ou d’ailleurs.
Accueillons avec reconnaissance le Dalaï-Lama quand il reconnaît en Jésus-Christ une vie caractérisée par une profonde miséricorde pour les autres hommes.
Saluons aujourd’hui, pour son 80e anniversaire, Edmond Kaiser, veilleur et sentinelle sur la terre des hommes qui consacre son énergie à l’innocence meurtrie et à l’enfance humiliée.
Accueillons sans réticence tous ceux qui, de l’Orient ou de l’Occident, du Nord ou du Sud, reconnaissent en Jésus de Nazareth quelqu’un qui les marque. Quelle que soit leur manière de s’exprimer, c’est avec eux que nous pouvons partager “notre” Jésus et dire “notre” Père.
Il y a deux manières de dire notre:
- notre, à nous, rien qu’à nous,et pas à vous, un “notre” possessif, exclusif, cause de guerres, de croisades, d’intolérance
- notre, à nous, à nous tous, à vous comme à moi, un notre dépossédé, parce que Jésus ne nous appartient pas, Dieu ne nous appartient pas, aucun être ne nous appartient.
D’emblée, l’évangéliste Matthieu annonce la couleur: Jésus n’est pas réservé en exclusivité aux membres du club. Jésus est pour nous, pour nous tous. Réjouissez-vous, les barrières sont tombées.
C’est vrai, l’Evangile commence par une belle histoire, par une extension inouïe de l’amour de Dieu à la terre entière, par une ouverture universelle, sans laquelle nous ne serions pas ici ce matin: la communauté chrétienne n’est pas restée un mouvement, voire une secte une secte dans le judaïsme, mais elle est devenue l’assemblée de tous ceux qui reconnaissent en Jésus le signe de l’amour de Dieu.
* * *
On pourrait s’arrêter là, dire Amen, Alleluia et se réjouir de ce que, Dieu convie tout le monde devant la crèche. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Elle avait si bien commencé et voici qu’elle bascule dans le drame.
L’idéal de la grande réconciliation des peuples, des religions, de l’Orient et de l’Occident se brise sur la réalité. Sur la réalité d’un Hérode.
Hérode, tyran préoccupé par sa seule survie politique, sa survie à tout prix: n’a-t-il pas fait tuer deux de ses fils, qu’il soupçonnait de vouloir prendre le pouvoir à sa place.
Une fois de plus, l’Evangile n’est pas un conte de fées: il s’inscrit dans les soubresauts de l’histoire des hommes, il est au coeur même de Jérusalem, de Sarajevo ou de Belfast. Il est présent partout où s’affrontent les pouvoirs.Ce n’est pas qu’il se mêle de politique, comme on dit, c’est la politique qui s’occupe de lui: Hérode sent son pouvoir menacé par la naissance d’un enfant. Face à l’acte le plus simple d’amour, de confiance et d’espérance, un accouchement, son royaume vacille.
A cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé.
Mais il faut sauver les apparences: on réunit les experts, on convoque le parlement, on provoque une conférence au sommet et on module cette sacrée langue de bois qui danse autour du mensonge pour apparaître sous le masque de la bienséance: Avertissez-moi, quand vous l’aurez trouvé, que j’aille moi aussi l’adorer.
Foi d’Hérode, mauvaise foi d’Hérode, foi de Milosevic, foi de Tutjman, de Karazic, Itzbegovic, de Clinton, d’Eltsine. Tous avec le mot paix dans la bouche.
C’est ça le monde: de belles paroles!, des discours corrects! des poignées de main devant la caméra!
et par derrière, on s’étripe, on se trucide, on se génocide, on vend des armes, on fait des bénéfices
et par devant, on fait des actions humanitaires, des parachutages à Noël, et encore et toujours de belles paroles...
Pendant ce temps, ne lâchons pas le petit peuple qui souffre, ne le chassons pas de nos mémoires, ne le laissons pas tomber dans l’oubli ou l’indifférence, mais prions sans relâche pour les gens qu’on étripe, qu’on affame, qu’on fait mourir à petit feu, de froid, de haine et de désespérance à Sarajevo, à Gaza, à Luanda ou à Mogadiscio, à Belfast ou à Alger, à Libreville ou au Tibet, à Rio, à Moscou, mais aussi dans nos rues et dans nos si bien nommés “centres d’accueil” à Genève, à Lausanne ou ailleurs. Prions pour tous ceux qui sont sans défense comme un enfant qui vient de naître et qu’on humilie.
Dieu ne se laisse pas prendre par les discours, par les mots des protocoles, par les belles paroles des puissants: il est là, dans la personne de ceux qui sont livrés à la merci des autres, à notre merci.
Ce vieux mot de merci, au féminin, “la” merci: à la grâce, aux bons soins de, à la miséricorde, à votre bon coeur, Monsieur, Dame; l’humain est toujours à la merci d’un tyran ou d’un sauveur. Dieu est au coeur de cette humanité vulnérable. L’enfant qui vient de naître est à la merci d’Hérode et des mages.
* * *
Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route...
C’est alors que la fatalité de la violence va se briser sur trois miracles, trois surprises, trois événements qui n’avaient pas été programmés par les astrologues ou les futurologues.
Le premier miracle, tout simple et pourtant incroyable, c’est la joie.
Ils voient l’étoile et se réjouissent d’une très grande joie.
Curieux comme la joie peut surprendre au détour du chemin, au sein même de la misère. La joie n’était pas au rendez-vous dans la froideur du palais d’Hérode, elle n’était pas au programme des consultations d’experts et des ballets diplomatiques.
Le comble, c’est que la joie éclate dans la simplicité même de Bethléem, une joie qui déborde. Le comble, c’est qu’il y ait des éclairs de joie même à Sarajevo, comme il y a cinquante ans, dans l’enfer glacé de Stalingrad où un aumônier raconte le moment de grâce du repas du Seigneur au soir de Noël, célébré avec une poignée de soldats découragés. La joie peut éclater dans les squats, pas forcément dans les palaces. La joie n’a rien d’aristocratique, d’argentocratique, la joie survient, surprend auprès de l’enfant qui naît et dont l’avenir n’est même pas assuré.
La joie comme un miracle, au bout de la longue quête des mages, là où ils ne l’attendaient pas.
Le second miracle, ce sont les cadeaux des mages. L’enfant était à leur merci. Il les a touchés par la joie. Alors ils offrent des présents pour dire merci. Des cadeaux de roi, des présents disproportionnés. Non pas de ces échanges convenus où l’on calcule le prix pour que ça présente quand même sans coûter trop.
Des cadeaux fous comme ceux qui viennent du coeur, des cadeaux sans compter, des cadeaux d’enfants, des cadeaux de vieillards, des cadeaux de riches ou de pauvres, peu importe, de vrais cadeaux.
Je me souviens de ces cadeaux miraculeux que j’ai reçus: d’un repas offert par une modeste retraitée de Prague, d’une galette d’un bidonville de Galilée, d’un baiser de mendiant new-yorkais, de la générosité d’une simple femme de chez nous, d’un dessin d’enfant, d’un geste d’amour, autant de miracles qui m’ont touchés et qui m’ont appris plus encore que tous les livres et toutes les sagesses.
L’or, l’encens et la myrrhe, mais aussi de l’or ou de l’argent, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te le donne. (Actes 3,6) L’art de donner, d’être vraiment présent dans un présent.
Cadeaux offerts à l’enfant de Bethléem et accueillis par la tradition comme autant de signes prophétiques: l’or pour la royauté de Jésus, l’encens pour sa divinité et la myrrhe pour sa sépulture.
Mais ce n’est pas encore l’heure de mourir et voici le troisième miracle: le retour des mages par un autre chemin.
Ils ont su entendre l’avertissement du rêve et ils ont modifié leur itinéraire. A notre tour de nous incliner bien bas devant les mages et devant tous ceux qui ont le courage de tirer des conséquences des avertissements et des signes qu’ils reçoivent.
Car aujourd’hui, à moins que nous ne soyons complètement sourds et aveugles, ce ne sont pas les avertissements et les signes qui manquent, mais le courage d’en tenir compte. Car cela peut coûter, nous valoir des ennuis, déranger nos vies tranquilles. Lors de la persécution des juifs par les nazis, combien y a-t-il eu d’obéissances à ornières pour un seul Paul Grüniger, commandant de la police saint-galloise, qui a osé tirer les conséquences des informations qu’il avait reçues. Qui a pris le risque d’être dégradé, condamné, mis au chômage, humilié pour que des milliers de juifs innocents aient la vie sauve.
C’est bien de le réhabiliter cinquante ans plus tard; c’est encore mieux d’ouvrir les yeux et de tendre les oreilles pour discerner les avertissements d’aujourd’hui.
L’enfant que l’on bat de l’autre côté du mur;
l’être qui s’est résigné et qui ne fait plus un signe, mais qui attend qu’on aille le visiter;
le mendiant qui revient dans nos rues que l’on croyait avoir bien nettoyées;
le réfugié qui frappe à notre porte sans connaître par coeur le labyrinthe de nos procédures d’asile;
ceux que l’on prive d’enfants, de travail, de soins, de tendresse: la cohorte de tous ceux dont la vie est à notre merci et qui espèrent malgré tout que l’on fera un détour.
C’est là que se joue la réconciliation de l’Orient et de l’Occident. Jésus a été sauvé par un acte d’humanité venant d’ailleurs. Quelles que soient les croyances, c’est toujours en acte que se joue l’amour de Dieu, d’un Dieu qui s’est rendu à notre merci.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Soeur Edmée Pernoud, organiste
Musique
Petit choeur de St Loup