Chers amis proches et lointains,
Qu'y a-t-il de plus convivial, mais parfois aussi de plus agité, qu'un repas autour de la table familiale ou dans un restaurant ? Quel plaisir plus apprécié que d'inviter des amis à partager notre table ? Mais quelle déception, aussi quand la fête tourne à l'aigre, quand nos relations prennent un goût amer ou fade !
La table servie, avec ses mets savoureux, symbolise le lieu de la rencontre et de la solidarité, mais elle peut soudain se transformer en espace de compétition, de prestige ou d'injustice.
Ambiguïté de notre vie, ambiguïté de notre société. Ambiguïté de nos sentiments les plus intimes, mais ambiguïté, aussi, des liens et des projets communs, au sein d'un monde incertain, angoissé par les dérives qui le secouent. Aurions-nous perdu le goût de vivre ?
La Bible est remplie de bonnes bouffes et de jeûne, de fête et de repentance.
Dans le chapitre de l'Evangile de Luc que nous venons d'entendre, il est beaucoup question des invités au repas. Jésus, lui, n'attend pas d'être invité. Il entre chez les pharisiens un jour de sabbat, il y mange, il guérit un malade, provoquant la suspicion et le silence confus de ses hôtes. Jésus fait donc du repas un lieu de transgression. Il tranche, sans ambages, en faveur de la liberté, parce que la liberté est toujours, pour lui, au service du plus démuni. Le repas devient un enjeu de solidarité.
Jésus se sert du langage des paraboles pour aider les invités à décoder, au cœur de leur vie en apparence banale et tranquille, la face cachée des inégalités, et l'injustice qui peut en découler. Quand tu es invité chez quelqu'un, nous dit-il, prends d'abord conscience de ton désir d'être le premier, d'occuper à toi tout seul toute la scène. Sois tranquille : tu ne perdras pas la face : tu profiteras de la chance d'être invité, tu jouiras enfin de cette gratuité sans limites !
Cette attitude de vraie liberté est le secret de notre spiritualité et de notre engagement social, deux réalités inséparables.
Fantastique inversion des rôles ! Voici en effet que Jésus se tourne vers celui-là même qui l'a invité. Jésus, le serviteur de Dieu, qui marche à sa passion, a pris la figure d'un simple invité. A travers son hôte, il nous adresse un message encore plus radical : quand toi-même tu es dans la position de l'invitant, et non plus de l'invité, n'invite pas ta famille, n'invite pas tes amis, n'invite pas ceux qui te ressemblent : inviter ceux qui te ressemblent, c'est être sûr qu'ils t'inviteront en retour. Jésus met ainsi le doigt sur la subtile perversion du don, sur la méconnaissance de la gratuité qui, souvent, nous joue des tours. Donner pour recevoir, pour être reconnu, c'est bafouer la grâce de Dieu, c'est confondre la volonté de puissance avec la chance de vivre.
Moi aussi, j'ai de la peine à entendre ce qui m'est dit ici. Quand j'étais enfant, dans la période de Noël, combien de fois ne m'a-t-on pas dit : "Il y a plus de plaisir à donner qu'à recevoir". Mais au fil des années, je me suis laissé prendre au piège de l'échange obligé, et j'ai souvent donné un peu dans l'espoir de recevoir beaucoup. Comme si le don était un dû !
Sans doute avons-nous tous beaucoup de difficulté à appliquer au doigt et à la lettre ce que Jésus nous demande. Nous n'avons pas envie de rompre les amarres avec notre famille, nos amis, nos proches. Nous peinons à donner la préférence aux démunis, aux chômeurs, aux exclus, aux demandeurs d'asile, aux réfugiés. Au fond, nous sommes très bien chez nous. Au fond, y en a point comme nous. Que les autres restent où ils sont. Qu'ils ne viennent pas troubler notre festin et mettre des épices étrangères dans nos passions locales !
Mais Jésus nous propose une autre vision du festin. Le festin de Jésus n'est pas un miroir tendu à nos richesses et à nos avantages, pour que nous continuions à tourner en rond dans notre autosatisfaction, ça on connaît ! Le festin offert par Jésus, festin auquel cet invité pas comme les autres nous invite de manière aussi provocante que joyeuse, c'est le festin du partage, de la solidarité, de la convivialité gratuite !
Qu'il est difficile, avouons-le, de comprendre ces paroles et surtout de les vivre au jour le jour ! "Allons donc, Seigneur, sérieusement parlé, ce que tu nous proposes, ce n'est pas pour tout de suite ! Laisse-nous remettre ça à Pâques ou à la Trinité, ou aux calendes grecques, si tu préfères"!
Et pourtant, le convive de l'Evangile, lui, a cette parole toute différente, qui claque dans le vent comme une promesse :"Heureux qui prendra part au repas du Seigneur ?" Belle parole, en effet, qui annonce sans ambiguïté le lien profond entre la symbolique du repas et celle de la venue du Royaume !
Mais cette parole peut devenir un redoutable alibi ! Jésus, en tout cas, ne s'y trompe pas : il accepte pleinement l'ouverture proposée sur le Royaume. En même temps, il précise qu'au jour du Royaume, nous ne serons pas quittes de nos travers, de nos égoïsmes, de nos ambivalences. Nous nous défilerons, comme nous nous serons défilés dans notre vie. Nous trouverons des prétextes pour refuser encore une fois l'invitation ! Nous aurons le mauvais goût de persister dans ce stress qui nous empoisonne l'existence et dans ces mondanités sans relief. Une fois de plus, nous aurons raté l'essentiel : au lieu de vivre ici et maintenant, dans l'aujourd'hui de Dieu, nous aurons renvoyé à plus tard ce qui importe, pour accomplir dans l'instant ce qui peut attendre !
Ainsi, goûter le Royaume demain, c'est suivre Jésus aujourd'hui. Nous réjouir de l'avenir avec Dieu, c'est nous soucier du présent avec les humains, sur cette terre. Il n'y a pas de contradiction entre la spiritualité et l'engagement, entre la foi et la responsabilité, entre la grâce et l'éthique sociale !
Suivre vraiment Jésus, porter notre croix à la suite de la sienne, c'est renoncer à notre Ego pour choisir une vie vécue avec les autres et au service des autres. Non pas que nous n'ayons pas à nous aimer ! Mais nous ne pourrons être des sujets libres, des femmes et des hommes heureux, bien dans leur peau, que si nous nous laissons inviter par Jésus, celui qui donne de la saveur à nos festins, à notre vie en société comme à notre vie en Eglise !
C'est vrai : nous ne sommes pas nous-mêmes le festin. C'est Jésus qui invite, c'est lui le maître de la table, c'est lui qui nous fait don de la grâce du Père et de la force de l'Esprit. Nous, nous ne sommes que le sel (pas le sucre, qui enrobe les choses de la vie, pas l'acide, qui corrompt l'espérance) : un appoint au menu, mais un appoint décisif. Si nous n'avons pas de saveur, si nous n'avons pas goûté à la bonté et à la justice de Dieu, nous serons bien incapables de relever la soupe. Si nous n'acceptons pas d’être les invités de la grâce, non seulement nous ne goûterons pas aux délices du Royaume, mais nous serons insipides, sans pep, sans responsabilité.
Une conséquence pratique nous suffira pour aujourd'hui :
Notre pays passe par une profonde crise d'identité. Les restrictions budgétaires et les démantèlements sociaux (chômage, crise de la solidarité) ne sont sans doute que la traduction, au plan économique, d'un ébranlement de nos raisons de vivre ensemble. Quelles sont nos racines ? d'où venons-nous ? qui sommes-nous et quels sont nos projets communs ? Nous n'avons plus d'espérance pour nous stimuler, plus de confiance en nous, plus de confiance dans les autres - et que dire de la confiance en Dieu ?
Dans ce monde de fin de siècle, déboussolé, la tentation est grande, pour les chrétiens comme pour les autres membres de la société, de nous replier frileusement sur nous-mêmes. On se gargarise volontiers d'un libéralisme pur et dur, mais on tombe bien vite dans la débâcle financière et sociale ! On attend des miracles de la revitalisation de l'économie, mais on est prêt à sacrifier tous les acquis sociaux; on veut déréglementer, sans égard pour les personnes, sans égard pour la justice sociale et pour l'équité !
Certes, l'Evangile ne nous dicte aucun programme politique, il n'est pas partisan, au sens politiciens du terme. Mais il prend parti, sans ambages, pour les plus démunis, pour une liberté authentique (qui n'est pas liberté des nantis, mais celle de tous), pour la justice sociale et pour la solidarité. N'oublions pas tous les élans d'engagement solidaire autour de nous ! Mais attention aux retours de l'individualisme : en cette époque du "chacun pour soi" et du "débrouillez-vous avec ce que vous avez", nous devons dire clairement : suivre le Christ, c'est mêler notre grain de sel pour que le festin soit celui de tous. Il ne suffit pas d'avoir du goût ou d'avoir bon goût, encore faut-il que nous soyons prêts à goûter dès maintenant aux fruits de l'Evangile que sont la justice sociale, le respect infini des personnes et la solidarité économique.
Amen.