" Heureux les solidaires dans l'affliction..."
Le SIDA (Syndrome d'Immunodéficience Acquise) représente à coup sûr l'une des grandes peurs, voire la grande peur de cette fin de 20e siècle.
Le SIDA fait peur, d'abord parce que nous ne connaissons pas son origine ou ses causes, ensuite et surtout parce que, à ce jour, l'on n'a pas encore trouvé les moyens de le vaincre : certains remèdes (l'AZT) peuvent tout au plus en retarder l'ultime échéance. Le SIDA est donc un mal mortel; plus précisément, c'est le dernier stade d'une maladie infectieuse dont le virus (le VIH) s'installe imperceptiblement dans l'organisme et attend son heure (la période de latence peut durer de nombreuses années) dans un corps désormais vulnérable et privé peu à peu de ses moyens de défense, de son immunité : le sigle VIH signifie d'ailleurs précisément Virus de l'Immunodéficience Humaine. Ainsi, nous pouvons comprendre que les personnes séropositives - et je me réfère ici au témoignage de l'une d'entre elles dans l'émission de TV "Bas les masques" de mardi dernier, 19 octobre - aient bien plus de raisons d'avoir peur de nous et de nos microbes (même ceux d'un simple rhume) que nous d'elles.
Et pourtant, nous en avons peur, de ces personnes, et du mal dont elles sont porteuses : qui oserait affirmer le contraire ? Notre peur d'être contaminés se renforce du fait que l'on ne peut plus dire : ça n'arrive qu'aux autres, à ceux que l'on appelait il y a peu les "groupes à risque". Ecoutons par exemple ce que déclare une brochure d'information destinée plus particulièrement aux jeunes : "Aujourd'hui... il est permis de supposer qu’à l'avenir la transmission du virus au sein de la population hétérosexuelle sera la plus fréquente chez nous " (L'amour sans crainte du sida, Zurich - août 1992, p. 4).
Cette peur, ces peurs peuvent résister même à l'information la plus sûre, la plus rationnelle et Dieu sait pourtant si elle est nécessaire, cette information, comme sont nécessaires tous les moyens de prévention, de protection contre le Sida. Il n'en demeure pas moins que le Sida représente encore un sujet tabou, relayant ainsi le cancer, les maladies "honteuses", la lèpre d'autrefois, mais en plus grave, plus prononcé : c'est que la peur du Sida s'enracine au plus intime de nos personnes; elle touche au mystère même de la vie dont les moyens de transmission : le sang, la semence humaine, deviennent véhicules de mort. Avec le Sida l'univers tragique refait surface : le sida, c'est aussi, souvent, une histoire d'amour et de mort, où la mort naît de l'acte d'amour même, ainsi qu'en témoignait de façon bouleversante, dans l'émission "Bas les masques" toujours, un homme séropositif qui, sans le savoir, suite à un test défectueux, avait transmis le virus à sa compagne, la femme qu'il aimait.
Toutefois, quelle qu'en soit la profondeur, il nous faut aller au-delà de notre peur et tenter de comprendre - moins un problème, comme nous le disions dimanche dernier à propos du chômage - que des personnes qui souffrent. Et pour essayer de comprendre (le mot est presque trop fort, trop ambitieux), il convient d'abord d'écouter, d'être réceptifs à l'expression de cette souffrance.
Quand nous prenons la peine d'écouter les personnes séropositives (à travers les mass media ou, mieux, à l'occasion d'une rencontre), alors nous prenons progressivement conscience de la réalité, des réalités qu'elles vivent et qui s'expriment au moyen de mots terribles; peur, révolte, culpabilité, rejet, exclusion, jugement, condamnation, mais aussi de mots très beaux : tendresse, amour, joie de vivre le moment présent, entraide, solidarité. J'aimerais souligner deux de ces mots : jugement et solidarité. Jugement : crainte d'être condamné, voire d'être considéré comme objet de malédiction, peur d'être exclu, de perdre sa place (cela arrive parfois), d'être rejeté par ses proches, surtout si l'on appartient à l'un de ces fameux "groupes à risque", les homosexuels et les toxicomanes, qui sont loin d'être les seuls, on le sait, mais qui continuent à susciter peur, incompréhension, voire réprobation dans notre société. Solidarité : toutes ces formes de partage, d'entraide, tous ces gestes d'affection que souvent seule la souffrance peut faire naître parmi les êtres humains. Solidarité entre malades, mais aussi avec d'autres personnes bien portantes : je pense ici à Sylvie, que vous avez peut-être entendue à la TV romande (émission "Vivre avec"), et que nous avons invitée, avec la pasteure Dominique Roulin, chargée par notre Eglise d'un ministère d'accompagnement auprès des malades du SIDA, à venir parler ici même à un groupe de catéchumènes ce printemps. Sylvie, jeune femme séropositive, mariée, mère de deux enfants, qui a décidé d'aider les jeunes à se prémunir, à se protéger du SIDA, tant qu'elle en aurait les forces. Sylvie, dont le témoignage nous a profondément émus, car il laissait pressentir, au cœur même de sa fragilité, force intérieure et sérénité : heureuses les solidaires dans l'affliction !
Jugement, solidarité : deux mots que j'ai soulignés parce qu'ils entrent dans une consonance particulière avec le message de l'Evangile et avec Matthieu 25 spécialement. Jugement d'abord : "Ne jugez pas afin de n'être pas jugés", déclare Jésus dans le Sermon sur la Montagne (Matthieu 7, 1). Ne portez pas sur autrui un jugement ressenti souvent comme une condamnation, un rejet; ne portons pas de jugement dernier, définitif sur une autre personne, car le jugement dernier ne nous appartient pas; ce n'est pas à nous de prononcer sur autrui la parole ultime et vraie que seul Dieu peut prononcer sur nos vies sans nous rejeter ou nous détruire. Je crois d'ailleurs que la scène de jugement que nous rapporte ˚Matthieu 25 et qui doit beaucoup au langage des apocalypses, où s'expriment aussi bien notre désir humain de justice que notre besoin tout aussi humain de vengeance, a pour intention théologique profonde de préserver la transcendance de Dieu, de respecter la liberté de Dieu de réserver le droit de Dieu.
Solidarité ensuite : l'Evangile et notamment Matthieu 25 cette "prophétie éthique" (dit Pierre Bonnard dans son commentaire de Matthieu) vise à éveiller, susciter une éthique de la solidarité, et cela ne vaut pas que pour les victimes du SIDA, bien entendu. Cette solidarité à laquelle nous sommes appelés est fondée sur le fait que Jésus lui-même s'est rendu et se rend toujours solidaire de tous ces "plus petits" que le Christ désigne comme ses "frères" (nous pouvons ajouter : et ses sœurs...), et qui ne sont pas seulement les (premiers) chrétiens mais tous les humains en détresse, quelle que soit cette détresse : remarquons que les souffrances ici énumérées au verset 35 et suivants par exemple, représentent un condensé, un résumé de toutes les détresses humaines de tous les lieux et de tous les temps. Il faut bien voir que cette solidarité est le fruit d'un véritable renversement de perspectives, d'un retournement : le Royaume de Dieu n'est plus seulement attendu ou espéré, il fait irruption dans notre présent et voici que la figure du Fils de l'Humain, le roi universel ( Daniel 7,13) et le juge (cf. la littérature apocalyptique) des derniers temps est là, solidaire de tout être en détresse au point d'éprouver lui-même en sa chair les souffrances qui sont évoquées ici. Chose renversante, cette scène de jugement vient chez Matthieu juste avant le récit de la Passion: où le roi va être traité comme un esclave et le juge comme une victime. Alors, parce qu'il est là, solidaire de toute détresse, le plus petit service, le plus humble geste d'amour deviennent décisifs et le temps présent se leste d'un poids d'éternité. Mais c'est dire aussi la gravité infinie de toute omission, de toute non-assistance aux "petits", ce non faire qui devient aussi gravé que le crime lui-même... Mais alors, cette irruption du Royaume dans le présent et cette importance décisive accordée à chaque rencontre avec les êtres en détresse, cela signifie que notre sort final se décide dès maintenant, que dès maintenant se joue le jugement dernier. Voilà qui peut faire peur : est-ce que cela veut dire que les jeux sont faits, définitivement ? Face à cette question et à l'angoisse qu'elle peut susciter, j'aimerais dire simplement que le temps présent est lui aussi pour nous le temps d'un renversement : de même que le Fils de l'Humain , roi et juge, s'est solidarisé avec les "plus petits" dans le renversement, le retournement que représente l'incarnation, de même notre présent nous est offert comme le lieu du renversement des perspectives et des conduites : certes, nos omissions, notre passivité, notre manque d'attention à autrui, tout ce que nous n'avons pas fait aux "petits" et qui l'emporte si souvent sur ce que nous leur avons fait, tout cela nous juge et nous condamne, mais le Christ veut nous délivrer du jugement et de la condamnation où nous nous étions enfermés; il nous appelle à quitter cette part de nous-mêmes qui ne fait rien devant la détresse d'autrui et à revêtir notre humanité nouvelle, celle que le Fils de l'Humain fait naître en nous, celle qui se solidarise des plus petits et des plus pauvres. Le Christ n'a rien voulu pour lui-même et sa solidarité avec les "petits" doit demeurer, aujourd'hui encore, objet d'étonnement, de surprise et mystère à respecter, pour qu'ainsi les "petits" soient visités et "secourus pour eux-mêmes" (Pierre Bonnard) et non pas par opportunisme religieux, pour faire plaisir au Christ dont les "petits" ne seraient que le pur réceptacle nous permettant de faire notre salut à travers eux, en les utilisant.
Aujourd'hui, les plus petits des frères et des sœurs de Jésus prennent parmi nous le visage amaigri des victimes du SIDA. Déjà revêtus par Dieu d'une incomparable dignité, ils attendent de nous - et le Christ solidaire attend avec eux - un peu de compréhension, une écoute qui ne juge pas, un geste affectueux ou un regard de tendresse, une parole de compassion ou d'espérance. Même s'il nous est difficile ou impossible de les visiter, il nous est toujours possible de les porter dans notre cœur, nos pensées, notre prière.
Alors, nous oserons redire la béatitude du jour : "Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés " (Matthieu 5, 5) sans qu'elle soit une insulte à la souffrance des "petits", car au cœur même de la solidarité avec les affligés, dans la peine, la peur ou l'espérance partagées, s'annonce déjà l'ultime consolation, celle que discerne le voyant de l'Apocalypse quand il proclame que le Dieu solidaire des humains, le Dieu qui est avec les humains "essuiera toute larme de leurs yeux" (Apocalypse 21, 4)
Amen.