"Chienne de vie !..." Mau-dire la vie... mé-dire de la vie... dire du mal de la vie... Si Job maudit le jour de sa naissance, et ensuite la nuit de sa conception, c'est qu'il maudit sa vie tout entière. Quand nous n'avons aucune envie de vivre, quand nous désirons, espérons, voulons ne pas vivre, quand nous maudissons notre vie, comment pouvons-nous nous réjouir des fêtes et des anniversaires ? Et si nous sommes alors incapables de nous réjouir de notre naissance, comment pourrions-nous nous réjouir de la naissance du Christ ? Comment entrer dans le temps béni de Noël quand dans le fond, nous maudissons la vie, à voix haute ou à voix basse ? La question qui nous brûle les lèvres, si vraiment on nous laisse la liberté de l'exprimer, c'est la même question que Job formulait il y a environ 2600 ans : "Pourquoi donne-t-il la vie aux amers de l'âme ? "Il"... ce Dieu que nous n'osons même pas nommer tellement nous nous sentons honteux de maudire une vie que nous sommes censés apprécier comme le plus somptueux des cadeaux !
Un ou une "amer-e" de l'âme... amer, en hébreu du verbe "marar", être dans le désespoir, ou bien du verbe "mara" être révolté, être sale... Et l'âme, "nephesh", avec son équivalent grec "psuchè" qui a donné psychisme... Nous y voilà ! Job est psychiquement noir et désespéré... Tout s'explique : Job est un dépressif ! C'est sa nature ! De là à dire qu'il est né ainsi, il n'y a qu'un pas.
Non ! Mille fois non ! Job n'est pas né ainsi. Nous avons entendu son histoire : il y a bien de quoi sombrer dans la dépression. Et bien si Job est devenu un "amer" de l'âme" et s'il n'est pas né ainsi, alors c'est que sa naissance est devant lui. C'est maintenant qu'il va naître.
Naître, c'est se mettre debout. Naître, c'est accepter la vie même quand elle fait mal, horriblement mal. Naître est douloureux, à l'image de la naissance physique. Aujourd'hui on commence à comprendre que la souffrance indicible de l'enfant en train de naître échappe totalement à l'adulte. Mais naître est douloureux à tous les âges. On peut naître beaucoup plus tard, à 25, 40 ou 60 ans et même au-delà. Naître prend du temps parce que parfois, la vie a été si dure que l'on a refusé de naître, on a vécu mort à l'intérieur de soi, ou plutôt pas encore né... Job devait naître d'en haut, il devait apprendre que naître d'en haut, c'est naître des cendres de sa vie. Non, Job n'est pas par nature ni par définition un "amer de l'âme". Job voulait vivre, mais pour devenir le plus joyeux et surtout le plus libre des bons vivants, il devait accepter de naître de sa poussière...
Naître, c'est rompre le silence, commencer à parler, à parler vrai, à parler du fond de son désespoir, non à un mur, mais à d'autres "parlants" qui parfois savent se taire, comme les trois amis de Job juste avant notre texte : littéralement, "aucun ne lui parlait; oui ils voyaient combien grande est la souffrance, à l'excès". Quand il nous arrive d'être les amis de Job, laissons-le parler, parler de lui au plus près de ce qu'il ressent. Gardons, tout le temps qu'il faudra, même si cela dure une éternité - "sept jours et sept nuits" -, gardons ce silence d'écoute attentive, de tendre sollicitude, de compassion et de bienveillance. Jamais, surtout ne lui disons jamais "tu exagères". N'oublions pas qu'à la fin du Livre, Dieu dira de Job "il a bien parlé de moi", sans jamais trouver ses propos excessifs, déplacés ni blasphématoires. Et si nous sommes Job, nous ne naîtrons jamais d'en haut, le Christ ne naîtra jamais en nous si nous ne parlons pas de ce qui nous fait mal, à un témoin capable de compassion; le mutisme, au-delà des sept jours et des sept nuits, ce serait la mort de l'âme.
Mais les amis vont déraper. Par la suite, ils passeront leur temps à parler de Dieu au lieu d'écouter Job parler de lui-même; il n'y aura pas de dialogue. Personne ne peut naître d'en haut, s'il ne trouve pas d'abord, sur son chemin, un témoin humain pour entendre, vraiment entendre, le malheur qu'il a subi. Personne ne peut naître d'en haut si, autour de lui, on lui fait sans cesse comprendre qu'il n'a pas de raisons, ou bien moins que d'autres, d'être "amer de l'âme". Il ou elle est "amer-e de l'âme" : c'est sa réalité, à quoi bon le nier ou le minimiser ? Et il ou elle a le droit de l'exprimer : "mon serviteur Job a bien parlé", dira Dieu.
Vous l'avez remarqué, après ce long silence de sept jours, Job "répond". Mais à qui ? ou à quoi ? Je crois que c'est à ce désespoir sans parole, à cet abîme de souffrance qu'il répond par des paroles de malédiction. Son malheur est si insupportable qu'il transforme tout ce qui lui arrive en désir que cela lui arrive. Parce qu'il se sent maudit, il se maudit lui-même. Il fait semblant de désirer ce dont il souffre. Cela lui donne l'illusion d'avoir un pouvoir sur son malheur. Et qu'est-ce que la dépression sinon cette multiplication des idées noires à l'infini, comme si notre puissance de vie cherchait à triompher malgré tout, mais qu'elle n'avait pas d'autre solution que de le faire contre elle-même ?
Ma réalité, c'est que ma vie a péri, que mon jour est ténèbres et que Dieu ne se soucie pas de moi. Eh bien, crie Job, mon désir le plus cher, c'est "que ma vie périsse, que mon jour soit ténèbres, que l'obscurité soit totale, que Dieu reste dans son ciel..." Ainsi derrière chaque parole destructrice se cache une expérience réelle sans doute que nous traversons tous un jour ou l'autre avec plus ou moins d'intensité. "Qu'il périsse le jour où je fus mis au monde"? en réalité ce jour a déjà péri ou s'est "perdu" (c'est le même mot en hébreu) : c'est que je me sens perdu-e dans la vie, je n'ai plus de repères. "Ce jour-là, qu'il soit ténèbres, qu'il ne s'en soucie pas Dieu, de là-haut "? mais c'est ma réalité : je suis dans le noir; ma foi, pourtant si sincère, ne m'est d'aucun secours; Dieu est trop loin, depuis là-haut il ne me voit pas ! "Que ne rayonne sur lui aucune lumière"? mais c'est un fait que je ne vois aucune lumière, aucun sens à ma vie. Ce jour de ma naissance, "que les ténèbres le revendiquent"? en réalité je suis déjà en proie aux forces de mort ! "Que s'établisse sur lui une masse nuageuse"? mais ma vie est réellement devenue aussi précaire qu'une masse de nuages, je me sens aussi vaporeux qu'un fantôme sans consistance ! "Qu'elle le terrifie, la profonde obscurité du jour"? c'est exactement ce que je vis : tout me terrifie, je suis si angoissé qu'en plein jour, je suis dans le noir; alors qu'il fait jour, alors qu'il y a du sens dans la vie pour tout le monde, pour moi il fait nuit noire. Pour les autres, "la profonde obscurité du jour" n'existe pas, c'est une aberration proche de la folie, alors je suis seul de mon espèce ! La nuit de mon origine, "qu'elle ne s'unisse pas aux jours de l'année"? en réalité, mon temps n'a plus de continuité, plus de commune mesure avec le calendrier des autres. "Que cette nuit soit stérile "? mais c'est déjà le cas : ma vie est stérile, elle ne porte aucun fruit, je ne vaux rien. "Qu'ils la calomnient, les maudisseurs du jour" mais c'est bien moi, Job, qui suis en train de maudire le jour de ma naissance ! Quand, pour ne pas vivre, nous refusons de naître, la violence des paroles de Job est la nôtre : détruire, se détruire plutôt qu'accepter le malheur qui a détruit notre vie et que parfois nous avons oublié pour ne pas avoir à l'accepter. Dans tout le texte, deux verbes seulement sont au mode accompli; la seule réalité qui subsiste dans ce naufrage, c'est que Job est tout de même vivant : "un homme a été conçu... et la nuit de ma naissance n'a pas fermé les portes du ventre où j'étais". Je suis en vie... et cette vie est impossible à vivre. Il faut beaucoup de tendresse pour entendre et se tenir à côté de celui ou celle qui se détruit parce que sa vie est devenue impossible à vivre, ou qu'elle l'a toujours été, beaucoup de tendresse !
Job va naître. Naître de sa poussière. Comment cela se fera-t-il ? Il lui a fallu rompre le silence. Il lui faudra accepter le malheur, renoncer à la non-vie et à la mort qui seules pourraient "cacher le mal à ses yeux" dit le texte. Il lui faudra faire face au mal qui lui est arrivé sans s'enfermer dans le malheur, renoncer à la contre-destruction, ne pas "répondre" aux ténèbres par des ténèbres plus épaisses encore - car il utilise pas moins de neuf termes pour exprimer l'obscurité !- Il lui faudra renoncer à "s'établir dans cette masse nuageuse" comme dit le texte, à y habiter, à s'installer dans la dépression pour en faire son identité : je suis un "amer de l'âme"...
Naître c'est accepter ce mal qui me saute aux yeux, le voir tel qu'il est, "à mes yeux", tel qu'il m'est arrivé à moi. Le voir comme quelque chose dont je ne suis pas responsable, dont je peux parler parce qu'il est "arrivé", il est "survenu" de l'extérieur comme dit Job plusieurs fois à la fin du texte. Il ne me colle pas à la peau, je ne suis pas un ou une amer-e de l'âme; c'est ce malheur-là qui m'a plongé-e dans les ténèbres; ces circonstances de ma vie qui me sont tombées dessus: la mort d'une mère, d'un père, d'un conjoint ou d'un enfant, un abandon, une violence subie par des proches ou des inconnus, la guerre ou une faillite, une maladie, une trahison... Non, je ne suis pas un ou une "amer-e de l'âme", je suis un être créé pour la joie à qui un malheur est arrivé et qui, pour naître vraiment à la vie, décide un jour de regarder ce malheur dans les yeux, de l'apprivoiser, de le rendre inoffensif... et peut-être, peut-être de le faire fructifier, puisque c'est le désir de Dieu, puisque c'est bientôt Noël !
Naître est un passage. Naître est douloureux. Job le dit et le répète : "je ne suis pas à l'aise et je ne suis pas en paix, et je ne suis pas en repos, et elle vient, l'agitation", il vient "le tourment" peut-on aussi traduire. Tellement plus fascinante est la paix glacée de la mort qu'il vient d'évoquer, tellement plus attirante la pensée du sein maternel. Et combien légitime, ce désir que cesse une vie qui n'est plus une vie, quie prenne fin ce qu'il faut bien appeler une torture intérieure. Mais Job aime la vie; la preuve, c'est qu'il peint la mort avec les couleurs de la vie. Et nous aimons tous la vie, dans le fond. Et Dieu fait le pari que notre désir de vivre est toujours là, comme le grain enfoui sous le sol gelé. Naître c'est accepter le "tourment" parce qu'il est passage inespéré du flux de la vie même s'il fait mal, comme le sang qui revient dans les membres gelés...
Alors, au coeur de ce "tourment", lorsque ses amis depuis longtemps se sont réfugiés dans les discours religieux sans se préoccuper de ce qu'il vit vraiment, voilà que Job, tout à coup, se voit naître d'en haut. Il avait bien pressenti, et il l'avait dit, que Dieu le "bloquait de tous côtés". Mais maintenant, tout à coup, il comprend que c'était pour naître, naître d'en haut. "Mais moi, je sais mon Défenseur vivant, et en dernier, sur la poussière, il se lèvera". Sur la poussière, sur les ruines de la poussière, il se lèvera". Sur la poussière, sur les ruines de ma vie, sur les constructions, maintenant réduites en poussière, que j'avais dû ériger sans le savoir pour me protéger du malheur.
Naître de la poussière ? Se lever sur la poussière ? Comment rebâtir lorsqu'on est tellement détruit ? Comment cela se fera-t-il ? "Mais moi je sais mon Défenseur vivant" : voilà comment naître d'en haut ! Enfin je sais que Dieu prend mon parti, qu'il est de mon côté, inconditionnellement, qu'il ne me laissera jamais seul-e face au malheur. "Ils ont abattu ma peau... et après ?", tant pis ! Pour moi, l'enfer c'était de n'avoir aucun recours, personne qui me croie vraiment. Et maintenant, mon témoin c'est Lui qui sais toutes choses, qui me connaît par coeur, qui sait mieux que quiconque ce qui m'est arrivé. Et "sur la poussière c'est lui qui se lèvera, c'est lui qui se lève"... comme si c'était Lui qui devait naître de ma poussière, "lui que mes yeux ont vu, et non un étranger. Il n'est plus un étranger pour moi, je ne suis plus un étranger, une étrangère pour lui, depuis que je l'ai vu naître de ma poussière, de ma poussière... en dernier, quand tout avait été détruit...
Naître d'en haut c'est naître à deux : lui, mon Défenseur vivant et moi... Debout sur la poussière d'un passé mort ! Et si Noël était l'histoire de notre naissance autant que celle de la naissance du Christ ? Et si c'était le temps de l'Avent pour Dieu autant que pour nous ? Et si Dieu brûlait de nous aider à naître, à "naître de poussière et d'éternité" comme dit la chanson ? Alors, sûrement nous dirions "oui", parce que naître vaut la peine, si c'est pour vivre avec Dieu !
Amen.