"Héli déclara : Va en paix. Et que le Dieu d'Israël t'accorde ce que tu lui as demandé. Et toi, répondit-elle, garde-moi ta bienveillance."
La vie n'est pas juste. Pennina a des enfants. Anne n'en a pas. Anne est affreusement triste. Triste et humiliée. Comme nous le sommes sous le coup d'une injustice et d'un malheur qui durent, qui se répètent année après année. Elle subit, Anne, la présence narquoise et triomphante de sa rivale.
Elle subit les tentatives maladroites de son mari pour la consoler. (Mais non, tu ne vaux pas pour moi mieux que dix fils ! Tu ne peux pas toi, mon homme, colmater ce vide ! Si tu savais comme tu es présomptueux et niais, touchant en même temps, avec ta question).
Elle subit l'injuste et méprisante sévérité d'un vieux prêtre soupçonneux qui la croit ivre... Non, la vie n'est ni juste, ni belle, ni tendre pour Anne, femme d'Elcana. C'est pourquoi le sanctuaire de Silo, le ciel et la terre retentissent de son immense tristesse :
"Seigneur, vois combien je suis malheureuse ! Ne m'oublie pas ! Aie pitié de moi !"
C'est le cri de toutes les victimes, de toutes les détresses. Nous connaissons ce cri, vous et moi. Sûrement que vous l'avez poussé, vous aussi : "Pourquoi moi ? Pourquoi pas moi ? Qu'est-ce que j'ai fait ? Qu'est-ce que je n'ai pas fait ? Est-ce que c'est ma faute ?" Et vous avez émis cette plainte dans toutes sortes de sanctuaires dont la plupart n'ont rien de religieux : chez votre coiffeur; chez un psychologue; chez un médecin; auprès d'un ami ou d'une amie; au bistrot du coin; chez un pasteur ou un prêtre; il faut seulement, mais c'est beaucoup, un lieu où on se sent bien, accueilli; et une personne en qui on a confiance. Loués soient les prêtres de tous ces sanctuaires !
Il vous est aussi arrivé de transformer ce cri en prière, comme Anne : "Seigneur, ne m'oublie pas ! Aie pitié de moi !"
C'est donc vers Héli que se tourne Anne, parce qu'elle et son mari sont des fidèles de Silo. Mais on peut se demander si Héli est le bon interlocuteur pour écouter cette plainte.
Bien sûr, Héli est prêtre. Mais être prêtre ne comporte aucune assurance contre le malheur, aucune garantie de quoi que ce soit ou contre quoi que ce soit.
Et au moment où Héli comprend le drame d'Anne et prononce sa bénédiction, vous pouvez être sûr qu'il n'est ni serein ni paisible, le vieux prêtre. Car une pensée l'agite; une pensée qu'il ne peut partager avec Anne, car elle est aux antipodes du chagrin d'Anne : Héli, lui se dit, parfois, qu'il vaudrait mieux ne pas avoir d'enfant. La honte d'Anne c'est de ne pas avoir d'enfants. Et la honte d'Héli, son chagrin, sa détresse, ce sont justement les enfants qu'il a. Héli connaît les tourments de tous les parents dont les enfants, comme on dit, "ont mal tourné". Et ce sont des pensées que tous les parents connaissent, qui agitent le vieil homme :
-Qu'est-ce qu'on fait de travers ? - Où est-ce qu'on s'est trompé ? - Avons-nous été trop sévères ou au contraire, avons-nous manqué de fermeté ? - Est- ce que c'est seulement une mauvaise passe ? - Mais alors, combien de temps est-ce que nous tiendrons le coup ?
La vie ? Elle n'est ni juste, ni tendre. Elle paraît même particulièrement mal ficelée, la vie. Puisque celle qui n'a pas d'enfants se lamente de son manque. Puisque celui qui a des enfants pourrait dire à celle qui n'en a pas : "Si tu savais le poids que j'ai sur le coeur, à cause d'eux, mes deux fils."
(Au fait, même du côté de Dieu, les choses ne semblent guère engageantes ! J'espère que vous avez réagi à ce verset : "Le Seigneur avait décidé qu'ils devaient mourir". C'est comme ça ! Quand tout va mal, on se dit que même Dieu est du côté de la mort. On a besoin de trouver un responsable du mal et du malheur. Pourquoi pas Dieu ? N'est-il pas tout-puissant ? Quand l'homme apparaît par trop obstiné dans le mal, on se dit qu'il y a du louche là-dessous : sûrement que c'est Dieu, incompréhensible, terrible, imprévisible. Dieu du Déluge. Dieu des armes et des armées. Dieu des protestants de Jacques Chessex. Dieu qui punit. Même les croyants qui ont écrit la Bible sont parfois tombés dans ce panneau-là. Il faut regarder à Jésus pour nous convaincre que Dieu n'est JAMAIS l'allié de la mort. Je ferme la parenthèse).
Il y a un double miracle dans cette histoire. Ce double miracle porte le même nom : Samuel. La stérile a enfanté : Anne voit son nom ajouté à tant de femmes qui ont soupiré. Sara, Rachel, Elisabeth. Une joie immense l'accompagne désormais. Elle peut même se dessaisir de son fils et tenir sa promesse sans déchirement apparent. La vie, pour elle, a tourné. Quand on est dans la joie et la confiance, tout est possible ! OUI, la stérile a enfanté !
Mais Héli aussi va enfanter ! C'est sous son toit, sous sa direction spirituelle, que Samuel s'ouvrira au Seigneur, apprendra à connaître sa parole et à vivre dans sa proximité.
Le même père qui échoue avec ses enfants et qui est entraîné avec eux dans une histoire de mort, ce même père donne naissance à une histoire de vie, féconde, pleine d'avenir, ouvrant la porte sur Samuel, Saül, David et, 1000 ans plus tard, Jésus fils de David.
Toute la Bible nous apprend et nous répète inlassablement que Dieu ne vient pas mêler sa vie à des vies de contes de fée, mais à des vies simplement humaines. Et que Dieu n'attend pas pour faire alliance avec nous que nous soyons des saints ou des forts ou même simplement des heureux ! Dieu fait alliance avec un vieux prêtre en fin de course, dont les fils sont une honte pour lui et pour le sanctuaire de Silo. Dieu fait alliance avec une famille lourde de conflits et de frustrations.
Dieu habite un lieu, le sanctuaire de Silo, en pleine décomposition spirituelle.
Et Dieu habite un temps qui sera un temps de catastrophe nationale puisque l'ennemi menaçant, les Philistins, infligeront aux tribus d'Israël une défaite terrible, au cours de laquelle les fils d'Héli mourront, au cours de laquelle l'Arche de l'Alliance, le coffre sacré, sera capturé, et à l'annonce de laquelle un vieil homme aveugle tombera à la renverse et mourra : le vieil Héli.
Mais dans tout ça et à travers tout ça et avec tout ça, Dieu prépare du neuf. Chez nous, c'est toujours quand les nuits sont les plus longues et que le froid règne que s'allument les lumières de Noël...
J'ai oublié le nom du village natal du merveilleux Gilles Vigneault. Mais je n'ai pas oublié une chose : les maisons de ce village sont construites en bois de naufrage ! Ont été bâties avec pour matériau le bois de tous les navires sinistrés, échoués, dont les débris, comme des ossements, envahissent régulièrement le littoral. Avec ça, on a construit des maisons !
Avec Héli et Anne, avec vous et avec moi, Dieu construit un avenir, des espoirs, du neuf. Toujours.
J'ai gardé pour la fin la découverte la plus étonnante de cette histoire... Avez-vous remarqué à quel moment Anne a cessé d'être triste ? On pourrait penser que c'est au moment où elle a su qu'elle était enceinte. Mais pas du tout ! Anne a cessé d'être triste après la bénédiction d'Héli. Cet accueil tout simple, cette brève bénédiction, ont fait qu'Anne a pu s'en aller, a pu manger, a cessé d'être triste, a fait l'amour avec son mari, a conçu Samuel.
Ce n'est pas parce qu'elle a eu un enfant qu'elle a cessé d'être triste. C'est parce qu'elle a cessé d'être triste qu'elle a eu un enfant. Le miracle a commencé dans son coeur.
Bien sûr que c'est Dieu qui est à la source de ce miracle. Mais c'est la Parole d'un vieil homme qui l'a opéré, qui l'a réalisé. Car la stérilité n'est jamais le dernier mot de nos vies.
Amen.