Qu'est-ce qui est ancien, qu'est-ce qui est nouveau ?

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Le peintre Picasso déclara un jour : « On me tient pour un révolutionnaire. Pourtant, je m'inspire de formes qui plongent dans la nuit des temps ! »
Venant d'un artiste considéré comme éminemment moderne, la remarque étonne. Elle combat en tout cas l'impression ordinaire qu'on se fait de la nouveauté puisque, d'après lui, la véritable nouveauté procéderait non pas de la dernière mode, mais du retour aux origines.

Quel lien entre Picasso et la Bible? Je place néanmoins ce propos en préambule à la méditation de ce jour : " Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres, sinon le vin nouveau fait craquer les outres, il se répand et les outres sont perdues, mais il faut mettre le vin nouveau dans les outres neuves."
" Personne, après avoir bu du vin vieux, ne veut du nouveau, car il dit le vieux est meilleur."

À qui Jésus adresse-t-il cette parabole énigmatique ? C'est dans la maison de Matthieu que se passe la scène. Il a appelé cet employé de l'administration romaine pour en faire son disciple - qui deviendra, dit-on, le premier évangéliste.
Et maintenant Matthieu le reçoit chez lui, à un grand repas auquel il a convié beaucoup de monde : amis, collègues de travail, percepteurs d'impôts - ces derniers mal vus parce qu'ils travaillaient pour les Romains, et mal considérés parce qu'ils étaient souvent malhonnêtes. Mais suivant la coutume orientale d'autres aussi sont venus qui n'étaient pas invités pour assister au festin : des lettrés appartenant à la communauté des Pharisiens - c'est-à-dire des Juifs très pieux, très stricts.

Or que peuvent-ils bien penser, à la vue de ce curieux spectacle : Jésus partageant le repas de pêcheurs notoires, ignorant ostensiblement les obligations du jeûne et de la prière, sans gêne particulière, sans rien qui le distingue de ces convives moralement douteux ?
Ils pensent que son attitude est incompréhensible et inacceptable.
Il est incompréhensible qu'un prophète, un homme qui prétend recruter des disciples, fasse preuve d'un tel manque de discernement spirituel en se commettant avec une humanité si peu recommandable !
Il est inacceptable qu'un prédicateur du Royaume de Dieu, un maître en Écriture sainte donc un connaisseur de la Tradition la plus sacrée d'Israël, méprise ouvertement les rites et les usages indispensables au bon ordre de la vie religieuse !

Voilà ce qu'ils pensent - et je m'empresse d'ajouter : rien que très sensé et de très légitime.
À leur place nous aurions réagi de même.
La soi-disant malveillance ou hypocrisie des Pharisiens n'explique rien.
Au contraire : à l'époque les Pharisiens ont pour eux le prestige et l'autorité morale.

D'abord, sans les Pharisiens, nous ne connaîtrions vraisemblablement pas la Bible sous sa forme actuelle. Ces lettrés, ces scribes, se sont sentis en charge de la transmission scrupuleuse du patrimoine spirituel qui donne son sens à l'aventure d'Israël.
Ensuite, sans les Pharisiens, Israël aurait sans doute perdu son âme. Dans les périodes de décadence politique, culturelle ou religieuse, ils ont maintenu l'identité juive au prix parfois d'un courage physique impressionnant. Ils ont lutté avec acharnement pour ramener leurs coreligionnaires à la Loi de Dieu.
Les Pharisiens ont été de ces hommes qui ont lutté de toute leur âme contre la puissance de l'oubli.

Croira-t-on que Jésus s'amuse à traiter ces gens de vieilles badernes, accrochées à une Torah désormais dépassée, dans laquelle on ne peut songer à verser le vin nouveau de l'Évangile - alors même que leur étonnement est légitime ?

Pour ma part, je suis convaincu que jamais le Jésus de l'Histoire ne se serait laissé aller à un mépris aussi facile - lui qui déclare : je ne suis pas venu pour abolir la Loi mais pour l'accomplir.

Le problème est ailleurs.
Ces Pharisiens, ces scribes, ces lettrés sont certes des gens pieux et honnêtes. Seulement malgré leurs mérites éminents, incontestables, ils ont tendance à s'autoproclamer seuls interprètes de la volonté de Dieu. Pour le petit peuple, ils sont ceux par lesquels il faut obligatoirement passer pour avoir accès à
la Promesse.

Et c'est là que le bât blesse.
Il arrive souvent qu'en voulant trop bien faire, on en fasse trop, on en rajoute.

Les Pharisiens ont péché par excès de zèle. Ils ont inventé des rites supplémentaires, rajouté des obligations - bref ils ont tissé autour de l'antique Promesse - qui se suffit à elle-même - un réseau compliqué de nouveautés.
Car les jeûnes et les prières dont parle l'épisode - que Jésus ignore superbement - ne sont pas des prescriptions de la Loi. Ce sont, au sens strict, des nouveautés.
Après tout, nous le savons, il y a dans la piété des modes, comme ailleurs...
Le meilleur exemple est donné dans la discussion même, par l'évocation des disciples de Jean-Baptiste. Voilà une communauté très récente, en transit spirituel pourrait-on dire. Or que s'empresse-t-elle de faire ? Multiplier les rites et les obligations...

Qu'est-ce qui est ancien, qu'est-ce qui est nouveau ? Le problème est ici que la Promesse de Dieu, à savoir finalement la promesse de sa présence auprès de tous, quels qu'ils soient et quelle que soit leur situation, cette promesse merveilleuse n'a pas changé.
Elle demeure comme Dieu même.
Seulement, elle est ensevelie sous des couches superposées de dévotions humaines - ce qu'on appelle justement les traditions!

Les traditions qui favorisent le conformisme, et confisquent ainsi le droit le plus intimement inviolable de chacun le droit à rencontrer son Dieu.
Les traditions qui aboutissent à faire de cette rencontre avec Dieu le privilège de quelques élus, alors qu'y ont droit les justes et les bien portants certes, mais aussi, mais surtout les autres, les mal vus, les laissés pour compte, les incrédules, les païens - n'importe qui, vous et moi.

Comme Picasso, Jésus aurait été fondé à dire : on me tient pour un dangereux novateur. Pourtant, j'obéis à une Promesse qui remonte à la nuit des temps...
" Personne, après avoir bu du vin vieux, ne veut du nouveau, car il dit : le vieux est meilleur."

Que nul d'entre nous ne dise : je n'ai pas besoin de cette leçon ! - sous prétexte que désormais, nous vivons dans le temps de l'Église et que ce sont de vieilles histoires ! Notre élan vers Dieu n'est-il pas constamment freiné par toutes sortes d'obstacles très légitimes - mais inutiles ? Tant que les hommes seront des hommes, le problème se posera.
Il se pose pour chacun personnellement : on passe son temps à se faire des idées sur Dieu - des idées restrictives -, et cela influence notre foi.
Ou encore on se fait des idées sur ce que devrait être un chrétien idéal.

Pareillement, le problème se pose pour l'Église, sujette comme le reste aux effets de la mode.
Avant d'introduire une nouveauté, demandons-nous si cette nouveauté ne risque pas d'entraver la simplicité de ce que nous voulons faire : les traditions à la place de la ferveur, les rites à la place de la vie intérieure, les habitudes à la place du mouvement de l'Esprit.

Jésus a indiqué comment établir le lien avec Dieu - Dieu qui règne en nous et hors de nous -, parce que spontanément nous ne sommes pas en contact avec ce Royaume et que nous avons besoin d'être guidés.
Cette communion, nous en savons désormais le chemin, semblable en cela aux Pharisiens qui connaissaient la Promesse.

Mais il y a une condition sine qua non : il faut prendre la peine de vérifier que ce chemin ne soit pas, pour nous-mêmes ou pour les autres, obstrué par quelque obstacle inédit.
Seul le retour aux sources, le pèlerinage intérieur jusqu'à la voix de Jésus qui par delà les siècles dit à chacun : je suis là, que ta joie soit grande ! - nous rend capable de triompher de n'importe quel obstacle.


Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Desbaillet
Musique