Lumière transfigurante !

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Une vieille femme que je visitais et qui était en fin de vie me racontait son rêve : "Je suis montée sur la montagne et je ne l'ai pas vu…" Elle en avait déduit que son heure n'était pas encore venue.
Un jour, nous espérons voir face à face celui en qui nous avons cru, celui que nous avons suivi pas à pas tout au long de notre vie. En attendant, il nous faut vivre " par la foi ", se contenter de croire sans voir. Et pourtant, comment avancer sur le chemin parfois escarpé de la vie, sans vivre ces moments privilégiés où nous voyons non pas Dieu, mais des traces de sa présence.
Si nous repensons à notre chemin de vie, à notre vocation, nous pouvons percevoir l'importance de certains lieux, de certaines rencontres, où Dieu s'est révélé, de manière visible " aux yeux du cœur ", pourrait-on dire.

Certains d'entre nous ont peut-être été envahis d'une émotion particulière devant la majesté d'un paysage, au sommet d'une montagne, alors que tout baignait dans le silence et dans la lumière comme si le temps subitement était suspendu. Ecoutons ce témoignage d'un alpiniste prêtre : " Arrivés au sommet du Petit Combin, un espace avec un peu de sol sous les pieds et beaucoup de ciel autour, une émotion extraordinaire me saisit. Une nouvelle fois le temps s'est aboli. Les générations se succèdent dans une proximité qui se moque des siècles, je perçois le corps mystique dans lequel le Christ enveloppe tous ceux qui l'aiment .(cf. Revue Itinéraires, n 34, Dossier " Des lieux de lumière ", témoignage de J-B. Fellay, pp. 4 - 6)
De telles expériences " mystiques " ou spirituelles ne nous arrivent pas tous les jours, ne sont pas toutes aussi fortes ou marquantes. Elles sont d'ailleurs de l'ordre de notre intimité et se racontent difficilement. L'expérience de la Transfiguration, la vision de la gloire du Christ vécue par trois de ses disciples dépassent de loin nos expériences spirituelles ou mystiques. Je crois pourtant que ce récit peut nous éclairer sur notre manière de vivre notre foi, il peut éclairer notre quête spirituelle.

Attardons-nous d'abord un instant sur le contexte dans lequel ce récit s'insère : Jésus est à un tournant important de son ministère, l'hostilité des autorités religieuses devient grandissante et il se prépare à monter à Jérusalem pour la Pâque prochaine, où l'excitation messianique sera à son comble.
Ses disciples sont désemparés, ils ne comprennent pas le tour que prennent les événements, ils n'arrivent pas à se faire une idée simple et précise de l'identité de leur Maître et donc à prendre une position claire et définitive. Dans ce climat de tension et de doute, Jésus a comme besoin d'être confirmé dans sa mission et dans son identité et il amène les disciples à se prononcer pour ou contre lui. Il leur pose la question : "Qui dites-vous que je suis ?" "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant, lui répond Pierre. Après cette confession de foi de Pierre, Jésus annonce pour la première fois à ses disciples sa Passion, sa mise à mort et sa résurrection,
comme pour dire : " Oui, je suis le Christ, mais mon chemin ne passera pas par le triomphe, il sera un échec aux yeux des hommes, car il traversera la souffrance du rejet, de la violence subie, il se terminera sur une croix… " Jésus poursuit encore son enseignement par l'appel à le suivre sur ce chemin de croix. Et c'est six jours après ces paroles, que Jésus décide de monter sur la montagne, loin de la foule.
Il emmène avec lui, trois de ses disciples Pierre Jacques et Jean, ses intimes pourraient-on dire. C'est là sur la haute montagne que Jésus est métamorphosé devant eux. Les mots de l'évangéliste ne suffisent pas pour exprimer ce mystère.
Comme Moïse dont le visage rayonnait parce qu'il avait parlé au Seigneur, le visage de Jésus resplendit comme le soleil, et toute sa personne éclate de blancheur au point qu'il prend toutes les caractéristiques de la nuée lumineuse de l'Exode : il est le Seigneur en personne.
Et voilà Moïse et Elie les deux témoins les plus importants de l'Ancien Testament, aux côtés de Jésus, environnés à leur tour d'une nuée lumineuse, comme pour confirmer Jésus dans la mission difficile qui l'attend, comme pour le préparer à affronter les oppositions, la haine et bientôt l'échec, la souffrance et la mort. En même temps, cet événement révèle son identité profonde auprès de ses disciples, qui le côtoient depuis quelque temps déjà. Il a fallu ce moment à l'écart, loin des foules, pour que Jésus se révèle davantage, dans son identité profonde, pour que les disciples aussi soient affermis dans leur foi

N'y a-t-il pas là un enseignement fondamental pour nous ? L'expérience spirituelle de la rencontre avec le Seigneur ne peut se produire que dans un temps de retrait, de distance. Ce temps de retrait, de mise à distance, cela peut-être le culte du dimanche, le temps de recueillement quotidien, le pèlerinage.
Revenons donc au texte. Il y a d'abord cette réaction tout humaine de Pierre : "Seigneur, il est bon pour nous d'être ici. Si tu le veux, je vais dresser ici trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie." Pierre ne veut-il pas suspendre le temps en s'installant dans cet instant de grâce et de plénitude ? Ou n'est-il pas tenté d'enfermer cette présence dans ces trois tentes ?
Nous aussi, nous aimerions tellement nous installer au sommet, saisir ces instants privilégiés pour y demeurer à jamais, garder les images entrevues pour les immortaliser, demeurer ainsi dans une sorte de plénitude hors du temps et de l'espace. La réponse vient de Dieu lui-même : ceux que Pierre voulait abriter sous une hutte de branchages, il les couvre d'une nuée, les voilà donc invisibles. De la nuée, une voix se fait entendre : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu'il m'a plu de choisir, écoutez-le !"

Dans cette expérience de la transfiguration, nous passons subitement du voir à l'entendre.
Cette parole entendue dans la nuée est loin d'être anodine : elle désigne Jésus - cet homme si difficile à comprendre et à suivre dans ses apparentes contradictions - elle le désigne comme le fils bien-aimé du Père. Et ce Jésus, il s'agit de lui faire confiance, de l'écouter, d'entendre ce qu'il a à dire et à révéler sur les choses divines, et surtout sur la condition humaine vécue dans la proximité du Père.
Ecoutez-le ! Nous qui n'avons plus la présence physique de Jésus de Nazareth, nous avons les Évangiles : au-delà des contradictions et des affirmations parfois ambiguës du Livre, nous pouvons à l'écoute et l'étude des Ecritures, nous laisser rencontrer par le Christ, celui qui de toute éternité est Parole.
Oui, c'est avant tout dans l'écoute, la méditation, la rumination de la Parole, de l'Évangile que le disciple peut vivre une rencontre, une communion avec son Seigneur.
Cela aussi rejoint l'expérience que nous avons faite : n'est-ce pas à la suite d'une parole entendue, qui nous a touchés en plein dans le mille ou qui nous a été chuchotée à l'oreille, qu'alors nous commençons un chemin de transformation, de conversion, de guérison, de transfiguration ?

L'étape du voir - voir des traces de la présence de Dieu, dans la création, dans la communauté, dans des visages transfigurés, dans des expériences visuelles, dans les sacrements que sont le pain et le vin, oui, cela est nécessaire à notre cheminement de foi. Cela nous permet de vivre des oasis bienfaisantes au cœur de nos vies souvent chargées et encombrées, en proie au doute ou au découragement.
Mais cette étape du voir n'est toujours qu'une étape. Elle doit tôt ou tard faire place à l'écoute. Sinon nous risquons comme Pierre de tomber dans un piège en voulant figer Dieu ou le Christ dans des lieux, dans des images, dans des " visions " étriquées et idolâtres, en nous installant peut-être aussi dans une plénitude niant notre condition humaine placée sous le signe de la croix.

Si le récit de la transfiguration nous rappelle d'une part l'importance primordiale de nous mettre à l'écart, la primauté aussi de l'entendre sur le voir, elle nous rappelle aussi que cette expérience ne nous éloigne jamais de notre quotidien, fait de combats, de contradictions, de tensions, de joies et de peines, de doutes et d'incertitudes.
En effet, à la fin du récit, finis les éclats de blancheur, la nuée éclatante et la voix qui parle. Il ne reste plus que Jésus seul, qui descend avec ses disciples de la montagne et qui va rejoindre les humains dans leur vie quotidienne.
En bas dans la plaine, les disciples, même s'ils n'ont pas tout compris, auront la force de suivre le Christ dans son combat contre la puissance du mal, contre toute forme de violence ou d'injustice, car ils sauront que désormais c'est là au cœur du monde dans ses lumières comme dans ses obscurités, que Dieu se révèle et manifeste sa présence.

Quand nous reprenons nos multiples activités, notre service, après un temps bienfaisant de retrait, de communion avec des frères et sœurs ou avec le Christ, nous avons fait l'expérience que rien n'est changé extérieurement, mais que tout est vécu différemment, dans la lumière du Fils bien-aimé.
Pour le dire avec les mots d'Éloi Leclerc, un théologien catholique : "La libération apportée par Jésus ne se réalise vraiment que dans une transfiguration. Jésus laisse l'homme avec ses faiblesses et ses souffrances, avec sa solitude et sa mort, mais il les transfigure en les prenant sur lui-même et en faisant de la condition humaine la plus pauvre, le signe même de la proximité de Dieu au monde." (Éloi Leclerc, " Le Royaume caché ", D. de Brouwer, Paris, 1987, p. 160)
Tel est le message du Jésus, pleinement homme, pleinement Dieu, mort sur une Croix et Ressuscité : le Royaume de Dieu vient sous le voile du quotidien, au cœur des activités de tous les jours, au cœur des peines et des joies de chacune et chacun de nous.
Mais cette réalité du Royaume de Dieu est une présence merveilleuse, inespérée. Comme le soleil transfigure un paysage de grisaille, c'est une révélation de tendresse qui transfigure tout, y compris l'expérience de la souffrance, des doutes, de l'échec, de l'abandon et de la mort.
Heureux celles et ceux qui apprennent à regarder leur vie, les êtres qu'ils rencontrent et la vie du monde dans cette lumière transfigurante, ils verront Dieu.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
Sébastien Vonlanthen
Musique
Sébastien Singer, violoncelle