« Il y eut une fois, au temps des Juges, une famine dans le pays… Alors, un homme de Bethléem, Elimélek, émigra dans la campagne de Moab… »
Le conte commence comme ça. Oui, je dis bien : le conte. Ça ne veut pas dire que l’histoire ne s’est pas passée : cela veut dire qu’elle est racontée à la manière d’un conte. Et que le récit nous invite à entrer dans le conte pour en saisir les dimensions.
Alors venez, entrez dans l’histoire qui nous est contée… Il y eut une fois, il y a très longtemps, une famine dans le pays d’Israël. Alors, Elimélek, un homme de Bethéem… ah, Bethléem… le conte commence bien. Bethléem signifie : la maison du pain. Elimélek quitte la maison du pain à cause de la famine. Elimélek, dans les contes, les noms des personnages ont une signification, Elimélek veut dire : Dieu est mon roi. Un nom noble qui fait penser à un homme d’un certain rang, sans doute riche. Un homme riche est donc en train de quitter la maison du pain, Bethléem, à cause de la famine. Bizarre. Le conte laisse entendre qu’en fait, Elimélek a tout. Il quitte le pays par lâcheté. Le riche Elimélek ne veut pas partager. D’ailleurs, la destination qu’il choisit le montre bien : c’est dans le pays maudit qu’il se rend, dans la plaine de Moab, avec sa femme, Noémi, la bienheureuse, c’est le sens de son nom, et leurs deux fils : Mahlon et Kilion : deux noms qui signifient – les pauvres – faiblard et maladif. Le riche Elimélek prend donc avec lui la Bienheureuse et leurs enfants Faiblard et Maladif. Ils s’en vont au pays maudit de Moab. Faiblard et Maladif épouseront des filles du pays de Moab, Orpa et Ruth. Il y a donc trois hommes : le père et ses deux fils et trois femmes, la mère et ses deux belles-filles. Les six s’installent au pays de Moab. Dix ans se passent, résumés dans le texte en 4 mots : tous les hommes meurent. Elimélek, sans doute par punition de sa lâcheté, et les deux fils, comme leurs noms l’indiquent, par faiblesse et maladie. Restent donc les trois femmes, la bienheureuse Noémi et ses deux belles-filles, Moabites, Orpa et Ruth.
Ecoutez…
Lecture Ruth 1, 6 - 20
6 Noémi se leva, elle et ses belles–filles, Ruth et Orpa. Elle s’en revint de la campagne de Moab ; car elle avait entendu dire dans la campagne de Moab que le SEIGNEUR s’était occupé de son peuple pour lui donner du pain. 7 Aussi partit-elle de la localité où elle vivait avec ses deux belles–filles. Elles se mirent donc en chemin pour retourner au pays de Juda.
8 Mais Noémi dit à ses deux belles–filles : « Allez, retournez chacune chez sa mère. Que le SEIGNEUR agisse envers vous avec fidélité comme vous avez agi envers les défunts et envers moi. 9 Que le SEIGNEUR vous donne de trouver un état chacune chez son mari. » Et elle les embrassa.
Alors elles élevèrent la voix et pleurèrent. 10 Puis elles lui dirent : « Non ! Avec toi nous retournerons à ton peuple ! »
11 Mais Noémi dit : « Retournez, mes filles. Pourquoi iriez–vous avec moi ? Ai–je encore des fils dans mon ventre qui deviendraient vos maris ? 12 Retournez, mes filles, allez, car je suis trop vieille pour appartenir à un homme. Et même si je disais : J’ai de l’espoir ; oui, j’appartiendrai cette nuit à un homme ; oui, j’enfanterai des fils, 13 est–ce que pour autant vous attendriez qu’ils aient grandi ? Est–ce que pour autant vous vous abstiendriez d’appartenir à un homme ? Non, mes filles. Car pour moi l’amertume est extrême, plus que pour vous ; c’est contre moi que s’est manifestée la poigne du SEIGNEUR. »
14 Alors elles élevèrent la voix et pleurèrent encore. Puis Orpa embrassa sa belle–mère. Mais Ruth s’attacha à elle.
15 Noémi lui dit : « Vois, ta belle–soeur s’en est retournée vers son peuple et vers ses dieux. Retourne, à la suite de ta belle–soeur. »
16 Mais Ruth dit : « Ne me presse pas de t’abandonner, de retourner loin de toi ; car où tu iras j’irai, et où tu passeras la nuit je la passerai ; ton peuple sera mon peuple et ton dieu mon dieu ; 17 où tu mourras je mourrai, et là je serai enterrée. Le SEIGNEUR me fasse ainsi et plus encore si ce n’est pas la mort qui nous sépare ! »
18 Voyant qu’elle s’obstinait à aller avec elle, elle cessa de lui en parler. 19 Elles marchèrent donc toutes deux jusqu’à ce qu’elles arrivent à Bethléem. Voilà que, lorsqu’elles arrivèrent à Bethléem, toute la ville fut en ébullition à leur sujet. Les femmes disaient : « C’est Noémi ? » 20 Mais elle leur dit : « Ne m’appelez pas Noémi ! Appelez–moi Mara ! Car le Puissant m’a rendue amère à l’extrême.
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Les personnages sont maintenant bien connus : ils ont, comme dans tous les contes, des particularités pointues : Elimélek est un peu le lâche de l’histoire, ses deux fils, sont les insignifiants : leur seul rôle sera d’être à la hauteur de leur nom : faiblard et maladif. Noémi, la bienheureuse changera de nom pour s’appeler elle-même Mara : la tristesse, l’amertume : on la comprend : elle a perdu son mari, ses deux fils. Elle revient au pays veuve, sans enfants, c’est-à-dire sans avenir, elle est pauvre ; elle a de réels soucis de survie. Orpa, dont le nom rappelle la nuque, va effectivement tourner le dos et retourner chez elle – le texte, c’est son côté féminin, dit, joliment, qu’elle retourne dans la maison de sa mère, alors qu’à l’époque on parlait plutôt de la maison du père. Ruth porte un nom encore difficile à comprendre : elle s’appelle la « rassasiée ». On n’est pas très sûr de ce sens. D’ailleurs, dans le récit, à trois reprises, le texte s’interroge sur l’identité de Ruth… Qui est-elle, cette Ruth ?
Les personnages sont connus. L’intrigue est posée : dans un monde d’hommes, trois femmes se retrouvent sans homme face à un avenir où se joue leur survie. Elles ont tout pour échouer. Dans l’organisation sociale de leur époque, elles doivent rater. C’est leur destin. Elles rassemblent toutes les caractéristiques imaginables en Israël pour être marginalisées : elles viennent du pays maudit, elles sont veuves, sans enfants – ce qui dit la précarité de leur statut social – elles semblent ne plus avoir de famille, elles sont pauvres, et bien sûr, elles sont femmes !, sans aucune aide mâle. Et puis, c’est Noémi qui le dit : elles se sentent abandonnées même de Dieu.
Voilà l’intrigue.
Les trois femmes se retrouvent donc à la frontière. Entre le pays de Moab et le pays d’Israël. Noémi est bien décidée à retourner à Bethléem. Quant à ses belles-filles, alors que Orpa décide de retourner chez sa mère, Ruth s’obstine à suivre Noémi.
Je vous l’ai dit, dans un conte, les personnages ont une typologie marquée : Elimélek : le lâche, Kilion et Mahlon, les insignifiants, Noémi la bienheureuse qui deviendra la triste ; Orpa, celle qui tourne le dos ; Ruth est l’exemple même de la bonté et de la fidélité. C’est un seul mot dans le texte : un mot difficilement traduisible que l’on retrouve souvent dans l’Ancien Testament en parlant de Dieu : la bonté et la fidélité, cela désigne – on pourrait dire – l’ensemble de la force aimante qui conduit Dieu. Et dans la typologie des personnages de ce conte, c’est Ruth qui incarne la bonté et la fidélité. Et c’est bien de cela que parle le conte : où, comment, et à quel prix s’exercent la bonté et la fidélité ?
Moi, ça m’intéresse : parce que ces mots, la bonté et la fidélité… qu’est-ce que ça veut dire ? Ce sont des mots galvaudés. Vides de sens. Où, comment, et à quel prix s’exercent la bonté et la fidélité ?
Et le conte, il doit être conte pour cela, nous conduit dans une impasse : sur la frontière. La frontière entre Moab et Bethléem, la frontière entre le pays maudit et la maison du pain, là, nous sommes conduits à une impasse.
Je vous l’ai dit tout est rassemblé autour de ces trois femmes pour garantir l’échec. Et c’est là qu’interviennent la bonté et la fidélité. Elles surgissent dans le conte au travers du personnage de Ruth. Une femme, dans une histoire patriarcale, une étrangère venue du pays maudit, une veuve sans enfants, donc sans avenir, une pauvre.
C’est d’elle que surgissent la bonté et la fidélité : « Ne me presse pas de t’abandonner, dit-elle à sa belle-mère, de retourner loin de toi ; car où tu iras j’irai, et où tu passeras la nuit je la passerai ; ton peuple sera mon peuple et ton dieu mon dieu ; 17 où tu mourras je mourrai, et là je serai enterrée. Le SEIGNEUR me fasse ainsi et plus encore si ce n’est pas la mort qui nous sépare ! »
Dans le conte, la bonté et la fidélité sont associées à un moment précis de l’histoire. C’est au moment du retour, au moment où les trois femmes retournent. La bonté et la fidélité se passent autour du verbe « retourner, revenir », verbe qui apparaît 7 fois dans l’extrait que nous avons entendu. 7 fois, il est question de retourner, revenir.
Noémi retourne en Israël. Orpa retourne sa nuque, son dos, pour retourner chez sa mère dans le pays de Moab. Toute la question est de savoir si Ruth retournera chez sa mère où si elle retournera en Israël. Le verbe, dans le récit, est tellement important, qu’il est même dit que Ruth retourne, revient à Bethléem, alors qu’elle n’y a jamais mis les pieds, elle qui a grandi dans le pays de Moab. N’empêche, dit le texte, elle retourne à Bethléem.
Et c’est là aussi que le récit est plus qu’une anecdote, c’est là qu’il devient véritablement conte, avec un sens à découvrir : parce que pour les auditeurs du conte, « retourner, revenir », ce n’est pas seulement faire demi-tour avec ses pieds. Le verbe est très connu pour décrire aussi un retournement de situation, ou un changement d’avis, de perspective ou d’attitude, ou encore une radicale conversion. "Revenez à moi, dit l’Eternel", par la bouche des prophètes. C’est le même mot.
Et pour Ruth, il ne s’agit évidemment pas d’un retour à Bethléem, puisqu’elle n’y est jamais allée, mais d’un retour sur elle-même, d’un retournement, d’un changement radical. Et tout le conte rassemble les éléments qui vont souligner la radicalité du changement qu’opère Ruth. C’eût été plus facile si elle avait été homme ; c’eût été plus facile s’il elle avait encore son mari et son clan, si elle avait ses enfants pour lui assurer un avenir, si elle était riche ; c’eût été plus facile si elle avait pu changer, à l’intérieur de son pays, ou au sein de ses propres traditions religieuses. Mais justement, elle n’a rien de tout ça. Femme, veuve, sans enfants, pauvre, expatriée. La conversion est radicale. La décision de Ruth est d’un courage fou, d’une audace sans mesure ; elle prend – c’est ce que raconte le conte – cette décision dans une totale lucidité, regardant en face d’elle ce pays qu’elle ne connaît pas, cet avenir qui lui glisse sous les doigts, ce Dieu qui n’est pas le sien. Elle décide.
C’est là, comme ça, que surgissent la bonté et la fidélité. Qui a dit que ces mots étaient galvaudés ? ou vides de sens ? C’est indécent de le penser après avoir lu l’histoire de Ruth. Le retournement de Ruth va retourner l’histoire. Elle qui avait tout pour rater aura son nom dans l’ascendance du roi David, dans la généalogie de Jésus, puis dans nos livres bibliques.
Lorsque le conte est raconté en Israël, parce qu’un conte, c’est fait pour être raconté, il est écouté par des hommes et des femmes qui, comme moi, ont pensé que la bonté et la fidélité étaient des mots creux. Surtout quand ça n’allait pas bien. Où, quand, comment, à quel prix, s’exercent la bonté et la fidélité de Dieu quand tout va mal. Où est-il, Dieu ? Et en particulier, lorsque les Israélites se sont retrouvés déportés, à l’étranger, loin de leur Dieu, de leur pays… ils ont raconté à nouveau ce conte : une femme, Ruth, a changé le cours de l’histoire, par son obstination à croire que le retournement était possible et elle a commencé par elle. Par son propre retournement, par sa radicale conversion. Elle a fait surgir la bonté et la fidélité de Dieu.
Ce qu’on a dû rire en écoutant ce conte. Rire jaune : de la lâcheté et de la faiblesse des hommes de ce conte. Rire de plaisir. Une femme qui bouleverse l’histoire patriarcale. Une étrangère du pays maudit qui change la destinée d’Israël. Rire d’étonnement : mais quel retournement ! Quel rebondissement dans un récit qui filait droit dans le mur! Mais rire surtout d’espérance : la bonté et la fidélité de Dieu n’étaient pas des mots vides, comme on l’avait parfois pensé.
Amen !