Tout jeune, j’avais du plaisir à prendre le chemin de l’école communale, le désir de me rendre dans un lieu où la possibilité m’était offerte de découvrir et d’apprendre des choses sur le monde environnant et sur moi-même. Ce désir n’est pas venu tout seul : il a d’abord fallu que mes parents et mon premier maître me fassent comprendre combien le fait de réfléchir et de penser permettait de s’épanouir et de développer ses propres capacités créatrices.
Dans quelques jours, les écoliers du Valais vont, avec plus ou moins d’entrain, effectuer leur rentrée scolaire. Ils retrouveront des camarades pour, dans le meilleur des cas, partager ensemble le plaisir d’une acquisition des connaissances sous la direction de leurs enseignants. Et si leur scolarité est réussie, ils n’auront pas seulement acquis des compétences et obtenu un beau diplôme à exhiber, ils garderont pour le reste de leur vie le goût et la satisfaction de pouvoir déployer leur intelligence dans les différents domaines de leur existence personnelle et collective.
Eh bien, chers amis et auditeurs, pourquoi n’en serait-il pas de même dans notre vie spirituelle ? « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force.» Il est bon de réentendre ici que le sommaire de la Loi appelle la mobilisation de toutes nos ressources dans la relation d’amour qui nous unit à Dieu. L’apôtre Paul ne s’y est pas trompé, lui qui nous introduit directement, avec le chapitre 12 de sa lettre aux Romains, au cœur d’un enjeu décisif. Celui concernant le rôle vital de la pensée, de la raison et de l’intelligence dans le culte que nous rendons à Dieu et dans la pratique quotidienne de notre foi.
A ce propos, il est remarquable de lire que l’adjectif souvent traduit par « spirituel » pour qualifier ce culte, signifie en grec « logique », « raisonnable », « intelligible ». Sans doute Paul ironise-t-il sur les religions hermétiques qui prétendaient avoir l’exclusivité d’un culte logique conforme au logos, au raisonnement ! Mais s’il utilise un tel mot, n’est-ce pas d’abord pour mieux affirmer que le culte rendu par le chrétien engage l’homme entier, convoque la totalité de son être dans une pratique se voulant accessible et compréhensible par tous ? Paul n’est-il pas celui qui énonce aux Corinthiens : « Je prierai avec mon esprit, mais je prierai aussi avec mon intelligence. Je chanterai avec mon esprit, mais je chanterai aussi avec mon intelligence. » (1 Cor. 14, 15). Tout cela pour rester le plus accessible à ses contemporains, croyants ou non, familiers ou non de la foi chrétienne.
Et lorsque Paul invite ses lecteurs à offrir leurs corps en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu, il atteste simplement qu’il n’y a pas de culte désincarné, de spiritualité qui ne soit portée par une chair et un souffle, par une vitalité désirante inscrite dans une existence corporelle, aussi bien individuelle qu’ecclésiale. Loin des fausses oppositions, c’est désormais l’existence entière du chrétien qui est culte, c’est tout ce que l’on a coutume de mettre sous les mots « esprit », « conscience », « cœur » et « raison » qui est concerné par la lecture et l’interprétation des Ecritures, par l’écoute de la Parole de Dieu, par l’adoration et la prière. Notre culte et notre témoignage ne sont pas réservés à des initiés ou à des professionnels de l’institution ecclésiale. La foi qui nous fait vivre, chacun peut l’attester au grand jour et la partager avec ses proches, ses amis et toute personne de bonne volonté.
Il n’en est que plus significatif d’être appelés, et ce n’est pas une option, au « renouvellement de l’intelligence » : le mot grec que Paul utilise pour désigner cette attitude contient l’idée de rendre toute sa vigueur et toute son acuité à notre capacité de penser et de comprendre. Le verbe « penser » impliquant un acte dynamique, la volonté de saisir et d’évaluer de manière critique ce que nous sommes dans et face aux différentes sphères de la réalité humaine.
Pourquoi cela est-il si important ? Et bien, toujours selon Paul, parce que ce travail d’élucidation informe directement deux choses essentielles. D’une part, la transformation de notre présence au monde, littéralement la « métamorphose » de notre attitude qui va désormais se caractériser par une non-conformité radicale, par la non-adéquation de notre personne aux valeurs idolâtres du monde. Et de manière simultanée, notre intelligence renouvelée commande notre discernement de la volonté de Dieu. Et cela n’est pas rien, car le mot grec traduit par « discerner », signifie examiner, déterminer, tester, éprouver.
C’est dire combien la volonté de Dieu ne peut pas être appréhendée d’un seul coup d’œil. Mais c’est aussi affirmer le degré de liberté et de responsabilité du croyant qui doit réellement éprouver ce qu’il entend et ce qu’il observe, dans l’Église et dans le monde, pour découvrir « …ce qui est bien, ce qui est agréable à Dieu et ce qui est conduit à sa plénitude », pour reprendre les mots de Paul. Exercer son esprit de discernement, voilà ce que chacun peut et devrait encore faire, là où il se trouve, avec les dons qui sont les siens, quelle que soit son appartenance confessionnelle ou sociale. « Discerner pour agir », disait naguère le philosophe protestant Paul Ricœur, oui, et cela passe par un regard neuf, par une vigilance créatrice, personnelle et communautaire.
Aussi, chers amis, je me demande si nous n’avons pas là l’une des dernières formes de résistance à l’esprit du siècle, aux idoles de la conformité imposées par l’énorme rouleau compresseur du politiquement correct. Car il en est du prêt-à-penser qui nous est servi au quotidien comme du fast food : beaucoup d’emballage, de fioritures et de calories, mais au final fort peu de nourriture propre à satisfaire les besoins réels de notre corps et de notre esprit ! Je veux pourtant croire – et c’est un acte de foi qui porte sa part de folle espérance – que le Christ nous donne la force et la capacité de ne pas succomber au monde présent. Notre prière attentive est évidemment requise, et ce n’est pas un luxe, bien au contraire, c’est même l’engagement premier pour un discernement intelligent au service de Dieu et des hommes.
Ayant entendu ce qui précède, des esprits chagrins ou familiers de la pensée de Paul feront remarquer que la réflexion intellectuelle n’a pas vocation à épuiser le mystère de notre foi, ni celui de notre rencontre avec le Christ. Ce en quoi ils ont raison puisque Paul n’a cessé de souligner que l’annonce du Christ crucifié et ressuscité est une réalité inconcevable pour la rationalité humaine. C’est encore lui qui proclame en pleine culture gréco-romaine que, par l’apparente folie de la croix, Dieu est venu confondre la fausse intelligence de ceux qui se sont enfermés dans leur volonté de savoir, de puissance et de domination. Il ne fait aucun doute que les lumières de la raison ont leur part d’obscurité. Poussée au bout de son propre mouvement, la raison scientifique et technique peut conduire aux plus terribles aberrations. La récente histoire du XXe siècle en offre une cruelle illustration. Et qu’en sera-t-il du siècle actuel ?
Il reste pourtant, chers auditeurs, que l’appel paulinien à une intelligence éclairée par l’esprit du Christ est un extraordinaire défi que nous sommes invités à relever de manière volontaire et joyeuse, même si ce n’est pas sans difficulté. Joie de la réflexion qui peut s’exercer dans tous les domaines et en particulier dans celui de la foi, là où beaucoup ont pu dire et disent encore qu’il faut consentir à une sorte de suicide intellectuel pour croire. Satisfaction aussi parce que la connaissance éprouvée procure parfois un paisible enchantement de l’esprit. Consolation enfin parce que, dans nos sociétés de plus en plus complexes, nous avons l’assurance que notre intelligence est assistée, fortifiée par l’Esprit de Dieu.
Également source de difficultés, avouons-le, tant l’étude critique exige du travail, de l’application, de la persévérance et, pour tout dire, de la fatigue. Le savoir ne vient pas tout seul et, à peine a-t-on fait quelques progrès sur ce chemin que nous mesurons combien la distance qui reste à parcourir est encore longue et incertaine. « Il faut se tenir au difficile. », disait le poète Rilke, et pas seulement pour le plaisir de souffrir, mais pour donner sens et finalité à ce qui nous est donné à voir et à vivre. Et quand bien même l’expérience profonde de notre foi serait indicible, il importe de savoir qu’elle s’inscrit dans une saine disposition d’esprit. Que l’intensité de notre rencontre avec le Christ soit trop forte et trop intime pour être dite dans des mots et des idées, cela est vrai et personne ne peut nous en faire le reproche.
Il est cependant tout aussi vrai que notre spiritualité ne peut se réduire aux seules émotions suscitées par notre expérience mystique, aux seuls instants où notre cœur brûle sans se consumer, quand ni le temps ni l’espace n’ont plus aucune importance. Sinon le risque serait grand de rester suspendu entre terre et ciel, déconnecté de notre réalité humaine. Il ne suffit pas non plus, après avoir joint les mains dans la prière, de les rabattre sur ses yeux et sa bouche pour fuir les visions trop douloureuses d’une terre ingrate, crevassée par les forces obscures du mal, de la déraison et du cynisme. Et il ne faudrait pas croire que le mutisme soit une réponse adéquate aux défis de notre temps. Vouloir aimer Dieu et servir les hommes sans l’intervention d’une pensée critique, sans le secours d’une pensée protestataire qui refuse les stratégies fatales du monde, est illusoire, une manière de se mentir à soi-même et aux autres.
Encore une question : est-ce possible et comment s’y prendre ? Paul nous répond avec une belle lucidité quand il conseille de ne pas avoir de prétentions au-delà de ce qui est raisonnable. Car certains de ses auditeurs faisaient les « fiers », se considérant comme supérieurs en matière de vie spirituelle. Soit par un excès d’intellectualité arrogante prise au piège de sa propre fascination. Soit par un orgueil doctrinal qui prétendait établir le partage entre ceux qui avaient reçu la bonne révélation et les pauvres croyants ordinaires de base. À vrai dire, Paul fustige aussi bien les gardiens du temple de la Raison que les exaltés qui donnent toujours le sentiment d’être dans les confidences du Bon Dieu. Mais que d’angoisse mal assumée chez ceux qui, d’une manière ou d’une autre, s’enferment dans leurs illuminations absolutisées pour se mettre à l’abri de leurs limites et de leurs doutes !
Que chacun exerce donc sa réflexion selon la mesure de foi que Dieu lui a donnée en partage : cette recommandation de Paul laisse sa place entière aux femmes et aux hommes qui s’approchent des Écritures bibliques et de la vie en Christ avec des méthodes et des charismes différents. Dans la communauté chrétienne, la foi du charbonnier et celle du savant ne sont pas en concurrence, mais toutes deux peuvent dialoguer pour s’approfondir et gagner en sagesse. Car notre discernement aspire à cette sagesse de Dieu qui est folie pour le monde, sagesse dont le grand Docteur Saint-Augustin affirmait qu’elle était comme un trésor, ajoutant humblement : « Chaque jour, je demande à Dieu une menue pièce tirée de ce trésor, dans une prière de mendiant, et je l’obtiens à peine. »
Chers amis et auditeurs, il me touche au plus haut point que Paul s’adresse à nous « au nom de la miséricorde de Dieu », au nom de cette grâce, de cette amitié et de cette compassion divines qui fondent et soutiennent notre vie entière. Alors, demandons à Dieu de nous accorder l’intelligence du cœur et la lumière de sa Vérité. Si des ombres et des difficultés persistent, demandons-lui plus encore de nous instruire en toutes choses utiles et surtout, oui surtout, qu’il nous accorde de nous soutenir les uns les autres dans la recherche de ce qui est bon, agréable et parfait.
Amen !