Hier soir, lors de la retransmission du match entre la Suisse et la France, le commentateur a eu quelques mots pour les joueurs absents. Untel était blessé, tel autre grippé ou convalescent, et aussi quelques noms de joueurs « écartés du 22 de base pour manque de forme et de résultats ». On se met dans leur peau, et on se dit que ce doit être rageant d’être ainsi mis à l’écart. Finis la gloire et les foules, le nom en première page, les autographes, et tout et tout. On dit d’eux « qu’ils retournent à l’anonymat ». Terrible d’être ainsi mis à l’écart !
Quand mon maître d’école écrivait « nombreux écarts » à l’encre rouge dans mon carnet journalier, ça ne signifiait rien de bon pour moi. Quand on parle de quelqu’un « mis à l’écart », ou carrément « écarté », ce n’est pas un compliment. Et pourtant, dans la Bible « être mis à l’écart » est loin d’être un échec. Au contraire ! Dans le premier testament, le shabbat est « mis à l’écart », les prémices de la récolte sont « mis à l’écart » et la consécration des prêtres est une mise à l’écart.
Dans la toute jeune Église chrétienne, être mis à l’écart de la société romaine, parfois même au prix de sa vie, est loin d’être un échec. Au contraire ! Écoutez ce que l’apôtre Paul en dit « pour couvrir de honte les sages, Dieu a choisi ce qui semble fou dans le monde. Pour couvrir de honte ce qui est fort, Dieu a choisi ce qui est faible dans le monde. Pour détruire ce qui est important, Dieu a choisi ce qui est petit dans le monde. Il a choisi ce qu’on méprise, ce qui n’est rien du tout. »
Avons-nous conscience que Dieu s’y tient, là-bas à l’écart ? Qu’il révèle son nom, c’est-à-dire, rend la relation possible et fertile ? Entendons-nous Jésus quand il dit ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as fait connaître aux petits. L’histoire de Moïse, c’est encore plus fort. Dieu se laisse découvrir au détour d’un chemin de traverse, d’un chemin à l’écart.
Cette rencontre n’est pas programmée, ni prévue. Imaginez-vous ce qui se serait passé si Moïse avait continué tout droit son chemin. Que serait devenu le peuple des Hébreux sans ce singulier détour ? Imaginez-vous : plus d’exode, ni de passage de la mer des Joncs, pas de marche dans le désert, ni de terre promise où coulent le lait et le miel. Sans ce détour, ce petit peuple serait probablement assimilé, intégré et digéré par la grande nation de Pharaon. Fin de l’histoire !
Mais ça ne se passe pas comme ça : Moïse se laisse attirer à l’écart. Et ce chemin de traverse va bouleverser sa vie. Nous sommes ici témoins de deux événements simultanés capitaux : Moïse apprend d’où il vient et Dieu révèle son nom. Les racines de Moïse d’abord : parce que le récit de l’Exode reste très discret sur ce que Moïse sait lui-même de ses propres racines. Il a été éduqué à la cour royale égyptienne. C’est un prince, puisque sa mère adoptive est une fille de Pharaon. Suite au meurtre d’un contremaître particulièrement odieux, Moïse est condamné à mort par le Pharaon, mais il s’est échappé au désert.
Lors de sa fuite au pays de Madian, les gens le perçoivent comme un Égyptien, notamment peu avant la rencontre avec le buisson ardent, quand il vient au secours de quelques jeunes femmes – parmi lesquelles Tsipora, sa future épouse – près d’un puits. De retour à la maison elles parlent à leur père Yitro d’un homme, un Égyptien, qui nous a secourus de la main des bergers.
Dieu dit à Moïse : Je suis le Dieu de tes ancêtres, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Ce n’est pas seulement une manière de se présenter, c’est aussi une révélation bouleversante pour Moïse qui apprend ici d’où il vient, dans quelle histoire il s’enracine. Puis Dieu révèle son nom : Je Suis qui Je Suis.
Le nom du Dieu d’Israël, dont les quatre consonnes YHWH ont été appelées le tétragramme sacré, n’a sans doute pas fini de soulever des questions à propos de son origine, de son étymologie, de son apparition dans l’histoire des Hébreux, et même en tout premier lieu de sa véritable prononciation qu’on ignore toujours.
L’essentiel n’est pas là. L’essentiel c’est que là, à l’écart, Dieu se donne à connaître par son nom. Et connaître le nom, c’est rendre la relation possible. Évoquer le nom de quelqu’un, c’est le faire exister, lui donner vie. Deux événements simultanés capitaux à cause d’un chemin de traverse, d’un écart, d’un détour. C’est là que Dieu s’est laissé trouver, non pas au bout d’un chemin tout tracé d’avance, ni dans une savante recherche religieuse, ni même dans une prière pieuse. Non, c’est à l’écart que ça se passe.
Pour ceux qui sont mis à l’écart de notre société, dans le monde de la pauvreté, de l’exclusion, de l’errance et de la clandestinité, qu’ils sachent donc que Dieu se tient là, tout près d’eux, sûrement plus près d’eux que de nous.
Pour les gourous du management, les planificateurs de notre convivialité et les décideurs d’avenir de toutes sortes, qu’ils sachent donc que Dieu n’entre pas dans cette danse-là. Il s’en tient à l’écart.
Pour ceux qui s’aventurent en dehors des sentiers battus, pour ceux qui sont curieux et qui cherchent Dieu à l’écart des liturgies toutes faites et des croyances définies ad eternum, qu’ils sachent donc qu’ils sont en bonne compagnie. Moïse, ce grand ami de Dieu est des leurs. Un chemin de traverse, un chemin vers Dieu.
Aller à l’écart, c’est aller au cœur.
Amen !