En décembre de l’année passée une équipe de bénévoles a décidé de relancer les activités des Cartons du Cœur à Moudon. Lors de la présentation du projet, les réactions étaient positives, mais aussi teintées d’une certaine méfiance : Comment allez-vous faire pour éviter les profiteurs ? Ou en parlant de requérants d’asile : est-ce que ces gens-là y ont vraiment droit ? Ou encore en évoquant le nombre de ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté chez nous : Comment vous allez contrôler tout ça ? Comme si l’envie d’être généreux se trouvait soudainement freinée par des considérations plus terre-à-terre et méfiantes.
Mon propos n’est pas de commenter ici la gestion de l’épicerie du cœur. Aux dernières nouvelles, l’équipe se débrouille plutôt bien. Mais je voudrais m’arrêter un instant sur ces questions et leur signification. Pourquoi la jalousie et la méfiance sont-elles si souvent dans nos cœurs et nos pensées dès qu’il s’agit de gratuité et de générosité ?
Un récit, une parabole et un enseignement pour nous guider vers une réponse : d’abord le récit de Jacob et Esaü et ce fameux plat de lentilles. Ésaü vend ses droits de fils aîné pour presque rien. Il a faim. Il veut bouffer et tout le reste, il s’en fout. Il se remplit la panse, se lève et s’en va. Il s’en fiche de ces droits de fils aîné et du coup de ce qui le lie à ceux qui l’ont précédé, ses propres parents. Jacob croit faire une bonne affaire, mais il va payer cette entourloupe au prix de l’éclatement de la famille. Elle va l’amener à mentir, à tromper et à fuir. Il mettra quarante ans à s’en remettre.
Dans cette histoire, tout le monde est perdant. Ces deux frères ont choisi des voies qui mènent à l’impasse : le désir d’avoir et la cupidité pour l’un, la force brute et irresponsable pour l’autre.
Comment ne pas penser aux deux autres frères, ceux de la parabole que Jésus raconte à ses disciples ! Là aussi, deux frères pris dans une impasse : un paumé et un jaloux, un flambeur et un sérieux. Un qui croit que tout est mieux ailleurs et l’autre qui ne pense qu’à travailler. Deux frères pris dans une impasse, comme ça se produit encore bien des fois chez nous. Ceux qui ont des grands ou des petits frères et sœurs savent de quoi je parle. Tout sépare ces deux frères de la parabole : attitude à l’égard de l’argent, trajectoire de vie, statut social. Tout les sépare, sauf qu’ils ont le même père. Et c’est justement ce qui change tout ! Car si cette parabole était appelée autrefois celle du fils prodigue, elle pourrait tout aussi bien s’intituler parabole du Père généreux.
Ce père qui accueille le retour de son enfant, en le guettant de loin, en courant à sa rencontre, en l’habillant de neuf, en improvisant une fête, nous montre le prix que Dieu met à nous aimer. Il accueille son enfant parce que c’est son enfant et que rien au monde ne peut briser ce lien. Les parents aux prises avec des enfants en crise ou en rupture le savent bien. Oui, mon fils qui est là était mort et il est revenu à la vie ! Il était perdu et il est retrouvé!
Ce père généreux accueille aussi les reproches et l’incompréhension du grand frère et le rassure quant à sa place : tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Ce père généreux de la parabole de Jésus nous montre le prix que Dieu met à nous aimer. Ce n’est pas un amour condescendant, ni la rétribution d’un repentir sincère, mais bien un élan de joie. Le Père de notre parabole est d’abord pris de pitié à la vue de son enfant et ce qu’il est devenu. Puis il fera tout pour le réhabiliter et le restaurer dans sa dignité de fils et de frère. Oui, Dieu se réjouit chaque fois qu’un de ses enfants retrouve sa dignité et un avenir.
Pouvons-nous voir les autres – nos frères et sœurs en humanité – comme Dieu les voit ? Pouvons-nous emprunter un peu de savoir-vivre à l’apôtre Jacques quand il dit qu’il nous faut nous aligner sur la sagesse d’en haut qui donne un cœur pur, apporte paix et douceur, cherche à unir, est pleine de bonté et ne fait pas de différence entre les gens.
Le pouvons-nous vraiment ? Et pourquoi ? Le mot de la fin revient à Erich Fried, écrivain autrichien de parents juifs. Après l’assassinat de son père par la Gestapo en 1938, il fuit à Londres, où il passe le reste de sa vie. Dans sa trajectoire, marqué par la douleur et la quête de sens, il a écrit ceci :
C’est ainsi dit l’amour
C’est absurde dit la raison
C’est ainsi dit l’amour
C’est terrible dit le jugement
C’est douloureux dit la peur
C’est sans espoir dit l’intellect
C’est ainsi dit l’amour
C’est ridicule dit l’orgueil
C’est risqué dit l’indifférence
C’est impossible dit le doute
C’est ainsi dit l’amour !
Amen !