Frères et sœurs, chers auditeurs d’ici et d’ailleurs,
Quand on arrive à la fin de sa vie terrestre, on n’a pas les mains toujours bien propres. (Quand on arrive à la fin d’un mandat politique non plus, d’ailleurs !) Il se peut même qu’en fin de parcours, on ait les mains carrément sales. Que le parcours soit celui du pèlerin sur cette terre ; que le parcours soit celui du président ou du directeur, du chef ou du sous-chef, et même du militant ou du résistant, c’est comme si nous étions condamnés, ici-bas, à prendre le risque de nous salir les mains.
N’empêche ! II n’empêche que certaines mains sont plus sales – ou moins propres – que d’autres ! Il n’empêche que pour faire certaines « ascensions » dans le monde, les bonnes poignées de mains ne suffisent pas. Il faut encore y avoir ajouté quelques coups bien tordus. Et que ma main droite ignore ce que fait ma main gauche… Le but, c’est d’y arriver. Et pour y arriver et pour grimper, tous les moyens sont bons. Ah, ascension, quand tu me tiens ! Je serais prêt à tous les jeux de mains – aujourd’hui, demain – et même les plus vilains.
Mais ce matin, nous sommes convoqués, par le calendrier de l’Eglise, à regarder une ascension d’un autre type. Celle de Jésus, que raconte à la fois le dernier chapitre de l’évangile de Luc et le premier chapitre du livre des Actes des apôtres : « Jésus emmena ses disciples vers Béthanie et, levant les mains, il les bénit. Et comme il les bénissait, il se sépara d’eux et fut emporté au ciel. » Vous avez bien entendu, l’Evangile de l’Ascension évoque les mains du Christ. Ce sont des mains ouvertes, en geste de bénédiction. Un peu comme celles que vous pouvez voir sur notre cierge pascal, ici à Belmont.
Je n’ai pas vu beaucoup d’images ou de statues représentant l’Ascension de Jésus. C’est peut-être que la scène risque de faire kitsch. Mais j’en connais une merveilleuse représentation : c’est une statue de l’Ascension du Christ, exposée au Musée d’Art et d’Histoire de Fribourg. Si nous étions dans un culte télévisé, je vous en montrerais tout de suite une image. On ferait un plan de la statue en contre-plongée, et puis un gros plan sur le visage, et un autre sur les mains. Mais par égard pour celles et ceux qui suivent ce culte à la radio – et pour nous mettre à égalité – j’invite tout le monde à écouter les yeux fermés. Je tente une description de mémoire.
C’est donc une grande et belle statue de bois, polychrome. Les plis du vêtement de Jésus sont sculptés dans un drapé rustique, mais élégant. Au sommet de la tête du Christ, il y a un anneau. Car, vous avez deviné : la statue pouvait être hissée. Elle était conçue pour la cathédrale de Saint-Nicolas, où on la hissait le jour de la célébration de l’Ascension. Il fallait simplement une poulie au sommet de la voûte et puis une longue corde. Et les mains ? Elles sont écartées, comme il se doit, dans un geste d’ouverture, dans un geste de bénédiction. Mais si vous regardez bien, vous y verrez encore les traces. Quelles traces ? Eh bien les traces de la crucifixion. Celui qui est enlevé au ciel, c’est le Christ qui, d’abord, a été élevé en croix. Vous pouvez rouvrir les yeux…
Et maintenant que vous avez ouvert les yeux, je voudrais vous dire haut et fort qu’à mes yeux, l’Ascension est la fête de toutes les ouvertures, justement. C’est la fête des portes ouvertes et des postes ouverts à ciel ouvert ! Mais attention, ce ciel-là est bien plus vaste que celui de aviateurs ou des météorologues. Il est l’image de réalités plus hautes et plus profondes encore que celles que mesurent les altimètres de toutes sortes ; et quand je parle d’altimètres, je compte aussi les sondages qui nous imposent leurs pour-cent comme paroles d’Evangile, quand il s’agit de mesurer la hauteur des stars et des opinions.
La première ouverture dont parle notre évangile, ce n’est pas l’ouverture du ciel, non. C’est l’ouverture des cœurs. Avant de boucler la boucle de son parcours terrestre, Jésus prend la peine d’ouvrir l’intelligence de ses disciples pour comprendre les Écritures. Il l’avait déjà fait sur le chemin d’Emmaüs, pour deux disciples assombris et déboussolés au niveau de leur foi. Mais ici, il le fait pour toute l’équipe. Il faut que les disciples comprennent. Ils doivent saisir : tout ce qui leur est arrivé avec Jésus, c’est cohérent ; c’est en consonance avec les Écritures. Jésus n’est pas un messager tombé du ciel. Il prolonge le message libérateur d’Israël à Israël, mais aussi à toutes les nations.
Il y a l’ouverture des Écritures. Il y a l’ouverture de l’intelligence pour les disciples. Il y aura l’ouverture du ciel pour le Christ. Mais toutes ces ouvertures n’ont qu’une raison d’être : l’ouverture d’un message universel. Jésus annonce bien la couleur : « On prêchera en mon nom la conversion et le pardon des péchés à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. » J’aime bien, moi, cette précision : à commencer par Jérusalem. Ça vous indique un centre. Il faut bien commencer quelque part. L’universalité, oui, bien sûr, mais ce n’est possible qu’à partir d’un endroit particulier.
On ne peut pas courir tous les lièvres à la fois. On ne peut pas considérer tout et son contraire comme prioritaire. Et je trouve que l’on ferait bien de se le rappeler dans notre Église, parce qu’à force de vouloir accomplir toutes les missions, parce qu’à force de vouloir être l’Eglise au service de tous, eh bien on risque de s’épuiser, et puis on risque encore, à la fin des courses, de n’être au service de plus personne. Il nous faut recommencer par « notre Jérusalem », c’est-à-dire par notre lieu de vie naturel. Et si ce lieu n’en veut pas, alors nous irons ailleurs. Mais il y a fort à parier que notre centre, notre « Jérusalem » ait grand besoin de ce message d’ouverture.
Vous savez, quand je parcours nos chemins et que je prends nos bus, je trouve que nos gens n’ont pas toujours l’air si heureux que ça. On voudrait par exemple qu’il disent ce « bonjour » de ceux qui ont le privilège d’être sous un même ciel. Mais ils regardent ailleurs, et même par terre ; ils gardent les yeux rivés au sol, comme si le ciel – pourtant si beau et si vaste ici – comme si le ciel allait leur tomber sur la tête ! Bonjour Astérix ! Les Gaulois ne sont pas forcément où l’on croit : ils ne sont pas dans les pays moins riches ou dans les civilisations moins éclairées. C’est que le ciel continue de nous tomber sur la tête.
Combien de fois est-il arrivé que le ciel tombe sur la tête de quelqu’un, et même d’une collectivité ! Plus souvent qu’on ne le pense, hélas. A chaque fois que le système s’effondre, à chaque fois que les raisons de vivre disparaissent, à chaque fois que l’honneur est perdu, à chaque fois que la foi s’en va, eh bien c’est comme si le ciel s’était effondré, et Dieu avec. Jésus, le Seigneur blessé et ressuscité, avant de percer le ciel, Jésus demande que l’on annonce son ouverture. On prêchera la conversion et le pardon.
Le pardon ? C’est que rien, même le pire, rien ne pourra plus nous écraser. La conversion ? C’est que tout, même le plus dur, tout peut être regardé avec le regard du Christ qui a traversé le pire pour nous emmener vers le meilleur. Le pire, ce sont ses mains blessées – comme sur la statue. Le pire, ce sont nos mains sales – comme dans nos tragi-comédies. Et le meilleur, c’est accepter de joindre nos mains dans les siennes, pour être réhabilités, pour être refaits. C’est bien beau tout ça, mais à quoi mesure-t-on la conversion et le pardon ? On les mesure à la joie !
Est-ce que vous avez remarqué sur quelle note se termine l’évangile ? Sur la joie, précisément. La séparation ouvre sur une joie. Étonnant, non ? Normalement, la séparation occasionne plutôt la tristesse ! Pourquoi les disciples abandonnés se trouvent-ils en situation d’éveil joyeux ? Ils sont dans la joie parce qu’ils ont reçu une bénédiction et une promesse. Non, la séparation ne va pas nécessairement de pair avec une malédiction. Pensons-y dans nos parcours de vie et de mort. Pensons-y à chaque fois que nous quittons un lieu ou une personne, une fonction ou un emploi. Pensons-y jusqu’au dernier départ : je suis moi aussi rendu capable de bénir ceux que je quitte. Vous ne trouvez pas que ce serait beau, vous ne trouvez pas que ce serait libérateur d’avoir, à chaque départ, la bénédiction de celui qui s’en va ? Quitter avec une quittance : les dettes sont remises. Toutes les dettes. Pour tout solde, il ne reste que le meilleur : l’amour.
Ici, la joie tient encore à une promesse : celle d’une histoire rendue possible. L’histoire ne fait que commencer. Le ciel commence à s’ouvrir. Jésus y est entré, mais ce n’est que pour inaugurer d’autres déroulements heureux. Et ce n’est pas un hasard, si le même récit est fait au début du livre des Actes des apôtres. Ce n’est plus Jésus qui écrit l’histoire, mais ce sont des apôtres, des envoyés qui vont continuer, avec l’aide du Saint-Esprit. Là où le parcours de Jésus se termine, à cet endroit même, peut commencer une histoire. Là où le parcours de Jésus se termine, à cet endroit même, peuvent commencer des histoires. Et quand on commence une histoire – et quand on en recommence une – ce n’est pas sans crainte, soyons francs. (On sera toujours un peu ces Gaulois qui s’inquiètent !) Les disciples eux-mêmes se mettent à paniquer devant la page blanche qui s’ouvre : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? »
La question est légitime : on va où maintenant, sans toi ? On met le cap sur quoi ? C’est quoi, notre accomplissement ? On s’engage pour combien de temps ? Jusqu’à ce que le temps de Dieu finisse par rejoindre le nôtre ? Mais c’est pour quand ? La réponse de Jésus est ouverte : vous n’avez pas besoin de connaître ce qui vient. Mais vous pouvez naître à une nouvelle mission sur cette terre.
Là-dessus, il s’élève tandis qu’une nuée le soustrait à leur regard. Les disciples n’ont même pas le droit de répondre. C’est assez violent, je trouve. C’est violent, disons, comme une naissance. Il y a un avant et un après. Il y a eu un temps « avec le cordon ombilical » et puis, maintenant, un autre, « sans le cordon ombilical ». Mais dites-moi qui, qui dans cette histoire, qui est né au moment de l’Ascension ? De qui l’ascension du Christ nous rapporte l’acte de naissance ? Du Christ enfin né au ciel ? Ou bien des apôtres enfin nés au monde ? Des deux. Les deux à la fois. Comme des jumeaux. Ou plutôt, comme un seul et grand corps. C’est le vieux Luther qui osait comparer l’Ascension du Christ à un accouchement. « Lors d’un accouchement, disait-il, le moment le plus dur est celui du passage de la tête. Une fois la tête dégagée, l’essentiel est fait. »
Le Christ est notre tête. Il a passé le cap du ciel. Et depuis ce jour, nous pouvons nous engager avec confiance dans un monde pourtant menacé de toute part. Parce que je sais que ma tête est là-haut avec le Christ, je peux faire de mes mains quelque chose de bien. Je suis libéré de toute tentation de fuir le monde ou de le sauver tout seul. Parce que je sais que ma tête n’est pas ma tête seulement, mais celle de toute l’Eglise et de toute l’humanité. Oui, depuis ce jour, je reçois la joie à chaque matin qui se lève. Oui, depuis ce jour, je reçois la paix à chaque soir qui tombe.
Amen !