Cette semaine, j’ai vécu un moment particulier qui a mis en route plein de choses pour ce culte. C’était mardi matin, au petit-déjeuner. J’étais avec Thibault - c’est le plus jeune de mes enfants -, qui se régalait d’une biscotte au Nutella. On papotait ensemble et, tout à coup, je l’ai vu fermer les yeux et, du haut de ses 8 ans et demi, il m’a dit : « Tu sais maman, ça me rappelle mon enfance… je crois bien que la première fois que j’ai mangé du Nutella, c’était exactement comme ça. » J’ai souri, évidemment, comme à chaque fois qu’un enfant évoque sa propre enfance. Puis je l’ai regardé. Il était aux anges, vraiment. Heureux, comme dans un rêve, plongé dans son souvenir, mais en même temps complètement présent à ce que nous vivions.
Et c’est là que j’ai pensé au peuple d’Israël dans le désert. Et j’ai imaginé la colère, la frustration, la trouille de tous ces gens alors même qu’ils venaient de vivre des heures incroyablement exaltantes : la libération d’Égypte… le passage triomphal de la mer Rouge.
Mais l’exaltation est retombée. Le désenchantement a supplanté l’engouement. Ils ne sont plus aux anges du tout. Vous l’avez entendu. Et ils bougonnent, ils querellent Dieu, ils disent leur méfiance. Sans doute parce qu’ils ont le souvenir des tartines au Nutella – enfin, on se comprend ! – mais que eux, ils ne peuvent plus en savourer. Ce n’est qu’un souvenir très loin de leur réalité.
C’est sûr que l’Égypte, ce n’était pas le paradis et les Israélites y ont connu leur lot de petits matins gris. Mais, avec le recul, c’était une civilisation brillante. Qui opprimait le peuple hébreu, mais qui aussi lui assurait son pain. Et, là-bas, le rythme des journées était connu. Là-bas, les libertés et leurs limites étaient claires. Tandis que là, c’est l’inconnu, la faim, la fatigue, le doute.
Alors, dans ces conditions, comment lutter contre ce réflexe que nous avons tous de nous réfugier dans du connu, quitte à y aller à reculons, parce que la perspective d’horizons inexplorés, la perspective d’horizons prometteurs nous paralyse plus qu’elle ne nous stimule. « Pourquoi donc nous as-tu fait monter d’Égypte ? »
Question cruelle, question cruciale qui, hélas, nous replonge trop souvent dans ce fichu mythe de l’âge d’or. Dans cette espèce de nostalgie du passé qui nous aveugle partiellement et nous fait croire qu’avant, c’était quand même mieux. Quand les églises étaient pleines, rêve-t-on. Quand les jeunes étaient polis, qu’ils ne répondaient pas à leurs parents et qu’ils se levaient dans le bus pour céder leur place. Quand il y avait moins de chômage, moins de violence.
En Égypte, tout n’était pas drôle, mais on savait où l’on était et ce qu’il y avait à faire, à défaut d’imaginer un ailleurs où aller. Et dans le fond, mise à part la question de la nostalgie, c’est bien ce dont nous avons besoin pour vivre. Aujourd’hui encore. Un cadre. Une sécurité. Une certaine maîtrise du déroulement de nos journées. La faculté de planifier son lendemain.
Or dans le désert, dans nos déserts, tous les schémas préétablis volent en éclats. Les habitudes ne résistent pas. Les certitudes sont balayées. Israël, d’un coup de rein, a quitté l’oppresseur. Il lui faut maintenant apprendre à tenir, seul, avec son Dieu.
Nous le disions tout à l’heure, sortir d’Égypte n’est pas encore entrer dans le pays où coulent le lait et le miel. À ce stade, le peuple se sent en déroute, bien plus qu’en chemin. Il s’interroge : « Le Seigneur est-il au milieu de nous, oui ou non ? »
Comme je comprends ses doutes et sa douleur. C’est quasi inhumain, ce que Dieu lui demande. Souvenez-vous qu’Israël n’est alors qu’une bande de fuyards qui errent avec la perspective d’une terre promise. Mais qu’est-ce qu’une marche continuelle pour des corps épuisés ? Moïse les a mis en route et il le leur a dit : « L’ordre vient de Dieu. ».
Mais, jusque-là, jamais ni en Égypte ni en Canaan ni dans aucune autre religion voisine les dieux n’étaient ainsi intervenus dans l’histoire. Tout au plus se signalaient-ils à travers les cycles réguliers de la nature ou en donnant la victoire à tel ou tel roi. Jamais ils n’avaient provoqué l’histoire. Jamais ils ne l’avaient construite, en marche, avec un peuple.
C’est donc une expérience bouleversante et absolument nouvelle pour Israël. Sans compter qu’aucun chemin n’est balisé dans le désert. Le chemin pris par le peuple n’est sûr que parce que c’est le chemin de Dieu. Ajoutons à cela la faim et la soif, la fatigue, la peur des ennemis et des peuples en bataille. Raisonnablement, tout est là pour encourager le peuple à renoncer. Tout. Sauf que l’histoire entre Dieu et les hommes n’est pas une histoire de raison. C’est ce que le peuple doit apprendre. C’est ce que nous n’avons pas fini d’apprendre.
Dans notre relation à Dieu vient le moment où l’important n’est plus de comprendre, de savoir, de prévoir, mais l’acceptation d’un mystère qui nous dépasse. C’est ce qu’on appelle la foi. C’est la confiance. C’est ne plus maîtriser et ne pas s’en inquiéter. Plus facile à dire qu’à vivre, sans doute. Et pour cela, faut-il encore avoir une mémoire alerte. Non pas pour se réfugier dans le passé comme je l’évoquais tout à l’heure avec le mythe de l’âge d’or ou avec le repli dans un monde connu. Bien plutôt pour relire notre passé et y découvrir, y redécouvrir, toutes les traces d’un Dieu présent.
Je suis certaine que, si vous faites l’exercice de balayer du regard votre histoire, vous pouvez tous penser à un, deux, trois, X événements de votre vie où Dieu a été présent. Où Dieu a donné. Donné sens, donné réponse, donné l’essentiel. La manne de vos journées.
Mais je suis tout aussi certaine qu’une fois ou deux ou trois ou X fois, chacun s’est interrogé : « Le Seigneur est-il au milieu de nous, oui ou non ? Est-il avec moi, oui ou non ? » Et cette question resurgira. Forcément. Parce que, malgré tout ce que Dieu a déjà fait pour nous, lorsque nous sommes en attente, lorsque nous sommes déboussolés, lorsque nous voudrions tout savoir et tout comprendre, lorsque notre regard est trop court pour saisir l’enjeu de ce qui se vit, alors nous accusons le bras de Dieu d’être trop court.
Et, comme le peuple d’Israël, nous le querellons. C’est-à-dire que nous exigeons son intervention. Nous le sommons de prouver qu’il est là. Nous lui demandons de jouer des coudes en notre faveur, d’avoir le bras long, histoire de lui reconnaître une toute-puissance qui nous arrange.
Et c’est là qu’on fait tout faux. Dieu, nous pouvons l’implorer. Le prier. L’invoquer, mais en aucun cas le convoquer. Son intervention dans nos vies, nous pouvons la reconnaître comme un privilège, mais pas l’exiger comme un droit. Dieu est présent dans nos histoires, j’en fais le pari, mais il ne s’y laisse pas enfermer. Il s’invite dans nos vies, mais nous ne pouvons pas le retenir.
Il est tout à la fois notre espérance et notre inquiétude. C’est souvent son silence qui nous fait l’appeler. Il glisse entre nos doigts comme le sable ou comme l’eau. Il est une présence qu’on ne peut enfermer dans aucun tombeau. Il est l’ami importun et l’absent espéré.
C’est l’expérience que le peuple d’Israël n’a comprise qu’à moitié. La présence de Dieu sous forme de nuée. Colonne de nuée le jour, colonne de feu la nuit. La nuée s’offre à notre vue, parfois à notre odorat. Idem pour le feu dont on perçoit aussi la chaleur. Mais le toucher, la mainmise, la maîtrise, la convocation, il faut oublier. Accepter simplement de se laisser surprendre, de se découvrir surpris. Et lâcher prise dans la confiance. Car si Dieu a choisi d’écrire l’histoire avec les hommes, on peut imaginer que ce ne sera pas contre eux.
Malgré les difficultés du chemin, le temps de l’Exode a été pour Israël le temps fort de sa rencontre avec Dieu. Plus de 1000 ans après ce périple, les disciples ont vécu le temps privilégié de la rencontre avec Jésus à travers leur compagnonnage de 3 ans sur les routes de Palestine.
Jésus qui est le chemin. Là non plus, pas de mainmise. Aujourd’hui, la communauté chrétienne est encore un peuple de Dieu en marche. Un de ses grands défis est assurément de vivre sa mouvance alors qu’elle est, en tout cas chez nous, une institution qui se veut traditionnelle et solidement ancrée.
Et qu’elle aime dé-tenir (la vérité entre autres), qu’elle aime re-tenir (les gens de passage), et qu’elle veut assurer son avenir. C’est compréhensible, mais cela révèle aussi une attitude souvent peu confiante, peu mobile et avide d’asseoir son autorité. Alors, ne nous leurrons pas. C’est bien dans la mobilité et la proclamation de la Parole qu’est sa vie et que réside sa raison d’être. À la grâce de Dieu seul.
Amen !