À ceux et celles qui s’obstinent à parler de Jésus comme s’il était un concept transférable que l’on doit faire comprendre, en prêchant une conviction et non pas une rencontre, l’Évangile de Marc présente le récit d’un échange particulièrement étrange dans un contexte que l’on supposerait d’emblée religieux et à forte dominante spiritualiste.
Jésus et ces disciples arrivent à Bethsaïda. Un aveugle qui a tout à fait l’air passif et cette allure typique de l’assisté habitué à l’aide inhumaine de ceux qui le prennent comme un cas et non pas comme une personne, est amené à Jésus. On suppose une suite possible : Jésus lui parlera de Dieu, du Royaume. Jésus pardonnera ses péchés et, enfin, guérira l’homme de sa maladie.
Pour la grande joie de tous les lecteurs habitués à cette foi régularisée qui nous confirme dans ce que nous avons toujours voulu entendre ! Surprise! Rien de tout cela ! Jésus trouve manière de s’isoler avec l’aveugle et sort de la main avec l’homme en dehors de ce village où sa réputation est faite.
N’avons-nous déjà fait la réputation de tous nos nécessiteux, de nos étrangers, de nos pauvres, de nos marginaux, de nos invalides, de nos chômeurs ? N’avons-nous pas fini par croire à nos convictions personnelles, nos préjugés et nos certitudes au point de ne plus nous intéresser à la réalité des gens ? Jésus fait autrement. Ce récit est le récit une conversation qui définit une alternative aux conceptions religieuses habituelles, retardant toute précipitation de miracle et toute urgence humanitaire non réfléchie,
L’homme est une corporalité
Jésus lui mit de la salive sur les yeux. Cet étrange premier contact marque une corporalité. Les êtres humains ne sont pas tout d’abord un esprit et une âme, mais ils viennent à nous avec un corps et sont – somme toute – un corps. Aveugle des yeux, pris par le bras, Jésus implique les humeurs de son propre corps et souligne l’humanité animale et corporelle de l’aveugle. L’humanité corporelle et animale de nous tous.
Ce n’est pas pour cela qu’ils l’ont amené, ceux qui aimeraient que Jésus fasse quelque chose ? Pour que Lui, il le touche ? Cette fois-ci, Jésus évite toute approche spiritualiste et psychologisante de cet homme. C’est une affaire de corps. Et nous avons bien raison de venir avec notre corps vers Jésus. Nous ne sommes pas que des âmes à sauver ou que des esprits à sauver. Nous sommes aussi des corps à sauver et Jésus ne s’y dérobe pas.
L’homme est une opinion de soi-même
Dans cette intimité d’une ruelle ou d’un coin extra-muros, en dehors de la ville, Jésus s’intéresse à la situation que l’homme vit. Non pas à celle que l’on dit qu’il vit ni à celle que l’on sait qu’il vit. Aucun préjugé dans le diagnostic, aucune vision a priori, aucune supposition, mais une question.
À ceux qui nous posent tellement de fois la petite question certaine capable d'exclure. Es-tu déjà sauvé ? Est-ce que ton âme est déjà assurée ? Jésus répond par une autre question, fort importante et fort évangélique : Ei ti blepeis; vois-tu quelque chose ? L’avis de l’aveugle compte. Mon avis compte, devant mon Dieu. Pas celui des autres sur moi, mais celui que j’ai devant mon Dieu. Aucun autre dialogue avec Dieu ne serait correctement fondé. L’homme est un avis sur lui-même et cet avis compte pour Dieu.
L’homme est une parole exprimée
Il ne nous avait encore rien dit, l’aveugle. À quoi bon de parler si la situation est tellement claire ? Mais Jésus pose la question absurde. Est-ce que tu vois quelque chose ? On entendra de suite que la salive du christ a fait son œuvre et que Jésus guérit l’aveugle par étapes. Le merveilleux serait ainsi sauvé et l’histoire plongerait encore une fois dans cette certitude inhumainement avide de merveilleux.
Le texte est plus subtil :
- l’homme n’est pas un aveugle de naissance et il a vu des hommes et des arbres, un jour.
- l’homme n’a pas une conscience d’aveugle, il a connu des formes de lumière et il a une expérience de la vie.
- l’homme – c’est fort bien possible – voit depuis toujours quelque chose, mais son handicap a fait que les autres le classent, le cataloguent, le marginalisent, lui donnent une étiquette, le cantonnent dans un coin de la ville, pour exercer la mendicité, la marginalité, la solitude inacceptable du nécessiteux.
Et il confesse sa condition : Il regarda et dit : « J’aperçois les hommes, mais j’en vois comme des arbres, et qui marchent. » La rencontre entre le don de Dieu et la condition humaine va avoir lieu, maintenant.
L’homme est un lieu de dignité et de respectabilité face à la grâce
Cette fois-ci, Jésus lui mit de nouveau les mains sur les yeux. Et la guérison advient quand l’aveugle regarda fixement : il fut guéri et vit tout distinctement. Jésus l’a sorti non pas seulement du village, mais du mutisme auquel le condamnait sa condition, des liens équivoques avec une population convaincue de son avis, de la misère de ne voir les hommes que de manière diffuse, confuse et de se voir par là même de manière tronquée, insuffisante, incomplète.
Jésus déclare une alternative de vie qui n’est religieuse, pas spiritualiste, pas transcendantaliste. Il s’adresse à cette condition humaine pour que l‘homme soit restauré dans sa condition humaine :
- dans son corps
- dans son psychisme et son opinion de soi et des choses
- dans son lien social maltraité par les préjugés et les lieux communs que le village a développés pour prendre et comprendre l’aveugle.
La dignité de l’humain est plus vaste que la pure question spirituelle et Jésus se concentre cette fois-ci dans l’homme dans sa condition. Il restaure sa corporalité et pour sortir l’homme vers une intimité facilitant le dialogue, touche son bras et le poussa en dehors du village. Il restaure sa corporalité et met de la salive de son corps sur la cécité de l’autre corps, en mettant de son corps à lui dans le corps de l’autre, un signe d’intimité humaine, fraternelle, incarnée.
Et Jésus invite l’aveugle à redéfinir son lien social. Par trop longtemps il n’a été que l’aveugle et probablement maintenant il deviendra « l’ancien aveugle », l’«ex-aveugle», les plus méchants prétendant même qu’il serait « celui qui disait qu’il était aveugle ». Jésus le renvoya dans sa maison, en disant : « N’entre même pas au village. »
Et l’histoire se termine là. Le spirituel restera encore une fois implicite. Ineffable.
Le spirituel implicite dans l’explicitation de la vie
C’est un récit particulièrement étrange dans un contexte que l’on supposerait d’emblée religieux et à forte dominante spiritualiste. Jésus laisse toute la spiritualité et toute la dimension religieuse en dehors de l’histoire. Ce qui compte c’est la condition humaine, car c’est dans cette rencontre des hommes et des femmes, dans la rencontre de nos doléances et de nos humanités fragiles, dans la rencontre de notre problématique humaine et dans la rencontre de tous les manqués et de tous les abus contre la dignité humaine que se trouve le secret évangélique.
À ceux qui viennent avec un salut qui ne guérit aucunement, mais qui offre le pendant de l’attente comme substitut de la vraie espérance de vie, Jésus prêche la réalité de l’homme corporel, psychique, social et laisse entrevoir que c’est là que se cache le vrai mystère du salut : que toute spiritualité est tributaire d’une rencontre entre le Dieu qui sauve et l’homme dans son intégralité : corps, âme, lien social et bien entendu esprit, comme le lieu et destination implicite de toute rencontre.
Jésus tient compte de ce que je suis : ce corps qui me fait mal, cette conscience qui m’interroge, me bouscule, me secoue; cette société qui me sollicite, qui me provoque, qui me motive, qui me fâche.
Et dans ce monde réel et grâce à ce monde réel, Jésus propose et intègre sa grâce en moi. Pour que guérir soit être sauf certes, mais surtout pour qu’être sauvé soit guérir, dans mon corps, dans mon âme, dans mon lien social.
Amen !