Ecriture et tentation

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La musique s’arrête, mais les paroles séculaires résonnent encore : «C’est un rempart que notre Dieu, une invincible armure…». Ah qu’elle était belle l’assurance de la Réforme, un rempart, une armure ! Et pourtant ils n’étaient pas souvent nombreux, parfois persécutés, les Réformés. Mais ils avaient de l’allure, autre chose que nos communautés protestantes de Romandie, fragilisées, diminuant, comme atteintes d’une étrange anorexie. Que n’arrivent-elles donc plus à ingurgiter, ces communautés rétrécissantes ?
Il se pourrait que cette anorexie provienne d’une indigestion d’Ecriture. Le protestantisme se serait tant gavé et saturé d’Ecriture qu’il n’arrive peut-être plus à en garder ne fût-ce qu’une seule miette dans son organisme. Indigestion d’Ecriture ! A me promener devant la Collégiale de Neuchâtel, j’ai toujours frissonné un peu en passant devant la statue de Farel, qui tient haut en l’air de ses deux mains une Bible de pierre, prêt à assommer le premier qui passe ou le premier qui s’élèverait contre cette Ecriture seule, Sola scriptura, si seule, si totalisante, qu’elle a pu exclure les autres écrits, les autres discours en prenant la place reine dans chaque foyer.
Dans cette Bible devenue le Livre par excellence, tant de protestants ont tenté de faire tenir leur vie: je revois cette grande Bible de cuir usagé, remplissant de sa présence la pièce de séjour d’un forgeron du pays d’En-Haut. Elle débordait de partout. Des fleurs séchées, des billets, des tickets, trente-six souvenirs de fortune d’une vie que l’homme âgé tentait de faire contenir dans l’Ecriture.

Mais on ne peut pas faire entrer toute une vie dans l’Ecriture, pas même celle de Jésus, car comme le dit la fin de l’Evangile selon Jean : «Si on écrivait une à une toutes les choses que Jésus a faites, le monde entier ne pourrait contenir les livres qu’on écrirait !» Eh oui, à tout écrire, on en ferait éclater le monde. Mystérieuse, opaque, la vie excède nos mots et nos efforts pour la dire, elle déborde du livre, elle ne fait que croiser les mots du Livre. Alors quand on veut à tous prix faire tenir la vie dans l’Ecriture, on en vient à l’indigestion.
Nos communautés protestantes se retrouvent à présent incapables d’être réellement nourries, tant leurs estomacs ont été malmenés, par cette Ecriture censée absorber jusqu’à l’opacité du monde. Avec l’adage de l’«Ecriture seule», Sola Scriptura, l’Ecriture s’est isolée et nous avons été exposés à la tentation de l’Ecriture.
Et pourtant un autre avait fait face à cette tentation avant nous. Un autre y avait résisté avant nous, dans cet étrange récit de la tentation au désert. Il fait chaud, il fait sec. Le soleil fait miroiter des mirages hallucinants, après 40 jours de jeûne ; c’est l’expérience mystique du désert à l’état pur, rendez-vous aux résonnances chamaniques. Mené par l’Esprit l’homme de Nazareth va au lieu de la tentation. Mené par l’Esprit, tenté par le diable – mon Dieu, qui fait quoi dans ce qui nous pousse, dans ce qui nous entraîne, poussés par nos faims, par nos quêtes ou nos désirs. Menés par l’Esprit, tentés par le diable ! On est mené, disait Ramuz. L’Ecriture nous mène, répétait le regretté Georges Haldas. Qu’est-ce qui mène, qui nous pousse à aller au lieu de l’expérience de l’extrême, Dieu, le diable ?

On a parfois tenté de clarifier, comme dans l’Epître de Jacques qui tranquille affirme : «Que nul, quand il est tenté, ne dise ‘ma tentation vient de Dieu’. Car Dieu ne peut être tenté de faire le mal et ne tente personne.» Dieu ne tente pas, c’est dit, c’est posé. Dans la scène du désert, c’est bien le diable qui tente, d’accord. Mais c’est l’Esprit qui mène, qui provoque à aller jusque-là. On est mené ! Ensuite, tout continue avec le corps. «Jésus ne mangea rien durant ces jours-là et lorsque ce temps fut écoulé, il eut faim.» Il n’a pas faim tout de suite ; il va d’abord jusqu’au bout de ces 40 jours, fasciné par l’expérience de l’extrême via la maîtrise du corps. Repousser les limites, aller plus loin, encore un jour, et puis un autre. Mais d’un seul coup le corps se rebelle : la faim.
Face au diable qui propose de combler la faim, Jésus utilise une citation d’Ecriture qui creuse encore davantage la faim : «L’homme ne vivra pas de pain seulement….». On entend la suite en écho : «…. mais de toute parole qui sortira de la bouche de Dieu.» Dans la bouche de Jésus, l’Ecriture acquiert ici un statut extrême : elle serait meilleure pour la faim du corps que le pain. Le voici fasciné par l’Ecriture, à vouloir en oublier le corps. A la 2ème tentation, Jésus répondra encore par un verset d’Ecriture : n’adorer que Dieu et résister.
C’est bien protestant cela: sortir le bon verset au bon moment. Le répertoire est bien connu. Vous avez perdu un être cher ? Alors dites avec Job : «Dieu a donné, Dieu a repris, loué soit le Seigneur !» Voilà ce que nous avons appris à faire : sortir du grand index biblique une parole pour chaque circonstance. Et avec une jolie image sur le calendrier, s’il vous plaît. Aligner la vie sur l’Ecriture, faire entrer les heures et les jours dans ces mots déjà prêts. Vivez seulement, vivez donc, qu’importe : votre vie est écrite, déjà, sauvée, déjà ! Mais alors vaut-il la peine de vivre si tout est dit dans une bombance d’Ecriture, qui devient coupe-faim si elle nous enlève tout espace propre ?

La voilà la tentation de l’Ecriture : oublier que la vie excède les mots et que même les mots de cette Ecriture peuvent tenter. Il est subtile, le Malin, car pour la 3ème tentation, il va lui-même chercher une parole dans le grand répertoire : «‘Il donnera pour toi des ordres à ses anges, afin qu'ils te gardent’, alors jette-toi d’ici en bas, jette-toi, les anges de ton Père qui t’aime tant seront là. Vas-y !» Ah c’est bien ciblé, ma foi. Utiliser un psaume tant de fois chanté et rechanté, inscrit à l’intime du cœur de Jésus depuis son enfance, pour le tester sur sa relation au Père. Il fallait y penser. Dans l’Evangile selon Luc, Jésus est tout entier absorbé, conduit, poussé, mené par son désir d’être avec son Père. De manière absolue, radicale. Ce désir si fort est là dès ses premiers mots dans le 3ème évangile, quand Jésus à 12 ans, dans le Temple, répond à Marie qui le cherchait : «Ne savais-tu qu’il me faut être avec mon Père ?»
Rejoindre le Père, être avec le Père. Il ne cessera d’être oppressé par ce baptême dont il veut être baptisé, par ce but qui le tient. Quitte à aller jusqu’à la sueur de sang au Mont des Oliviers, au bout de la nuit, au bout du silence. Alors oui, c’est bien visé de la part du Malin de tenter Jésus avec une parole de l’Ecriture sur l’attention que le Père peut lui porter. Mais cette ultime tentation s’épuise sur la fermeté du mystique de Nazareth qui encore une fois remet tout dans les mains de son Père, comme il le fera sur la croix en disant «Père, entre tes mains je remets mon Esprit.» C’est alors la fin pour un temps, car «toute tentation possible est épuisée». Le diable repart. Parfois une pause nous est accordée. C’est alors que Jésus commence à prêcher en Galilée, son pays : parce qu’il a résisté jusqu’à la tentation de l’Ecriture, voici sa parole libérée.

L’Ecriture peut donc devenir objet de tentation et s’en gaver à outrance prive d’appétit. Il faut alors une image énigmatique pour se la représenter. Prenons le livre fermé des sept sceaux dans l’Apocalypse. Il reste hermétiquement fermé, alors qu’on voudrait qu’il dise l’avenir, la suite, le futur. Et on en pleure, comme le voyant de l’Apocalypse, de ces pages qui restent fermées au sens de nos vies disloquées. Mais étrange, le livre rouleau est écrit dedans et dehors. Il est fermé, il est opaque, mais les mots vibrent et se faufilent par-delà les sept sceaux. En regardant bien, le voyant doit apercevoir quelques-uns de ces mots, peut-être un morceau de phrase ou juste un fragment qui lui permettra de tenir d’une aube à l’autre, manne dans le désert.
Recommencer à se nourrir avec juste une miette d’écriture pour ces corps d’Eglise malmenés par une surabondance de versets bibliques. Juste quelques mots écrits ailleurs, derrière le livre rouleau, des mots qui débordent, qui échappent. Ils ne sont pas là où on les avait cherchés dans le livre. Mais derrière, partis à l’aventure jusque dans le regard du voyant de l’Apocalypse. La voilà l’image qu’il nous faut aujourd’hui !

Car l’Ecriture est en mutation, elle sort de dessous les grandes couvertures de cuir où les larges presses de Gütenberg l’avaient enclose en des exemplaires de plus en plus nombreux, des livres et des livres imprimés à si large échelle depuis le 19ème siècle ; livre des missions, livre des maisons, le Livre. Mais aujourd’hui l’Ecriture est en mutation, car le livre suspend son vol. Farel va bientôt pouvoir se souvenir qu’il a une crampe à force de tenir le livre de pierre devant la Collégiale de Neuchâtel, là-bas. Le livre suspend son vol, retient son souffle, parce que l’écriture numérique vient lui ravir les mots et les lettres ; elle redonne de l’espace à l’image et au son, à toutes ces technologies variées pour dire et se représenter la vie et les choses, qu’on a jamais pu contenir dans les mots.
Voici désormais les mots de l’Ecriture partis à l’aventure sur l’Internet, où ils côtoient les paroles d’autres sagesses et la poésie et le non-sens et les fadaises. Elle n’est plus seule, l’Ecriture, elle se tisse et se mêle à d’autres mots. Mais ne va-t-elle pas courir le risque de se perdre et de se liquéfier dans le sable des discours, vidéos et autres médias ? Bien sûr qu’elle court ce risque. Mais c’est un défi salutaire. Il faut juste y faire face.

Faire face, donc. Menés par l’Esprit, les protestants sont arrivés au lieu de la tentation de l’Ecriture. Menés par l’Esprit, tentés par le diable, après tout qu’importe ce qui est à qui. Nous y sommes arrivés dans ce lieu désertique et les 40 jours ont passé et les 500 ans ont presque passé. Et nous avons tellement tenté de maîtriser notre faim à coup de versets, que n’avons plus seulement su assimiler les miettes qui tombent de la table de communion.
Il faudra bien maintenant arriver à la surmonter cette tentation. D’abord en regardant l’Ecriture comme livrée au monde sur le Web ; puis en lui fabriquant une couverture virtuelle souple et colorée, avec nos mains unies, priant, célébrant. Nous en ferons ainsi une Ecriture en communion, Scriptura in koinonia. C’est une Ecriture à lire à même la vie de ceux et celles qui la disent, la chantent, l’illustrent, et l’écrivent. De cette Ecriture livrée au monde et maintenue seulement par la fragile prière des communautés, il ne sera plus possible de faire des réserves, ni de s’en gaver ou d’en faire bombance. Elle ne se livrera plus que par miette, fragment. Gagnée dans l’expérience de la tentation au désert, cette web-Ecriture n’apportera désormais plus que la manne nécessaire au jour qui vient. Chaque jour, il faudra repartir à sa recherche, inlassablement, pour la retenir de se perdre dans les espaces filandreux de la toile.
Alors, allégés, dénudés, courageux, nous pourrons nous rappeler que ce livre n’avait jamais été fini d’être écrit : à la fin du dernier feuillet du Nouveau Testament, le voyant de l’Apocalypse, consolé, murmure, en partageant le pain et le vin, «Amen, viens bientôt Seigneur Jésus !»
Amen !

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Détails

Avec la participation de
Responsable liturgie : Sylvane Auvinet 032 855 1084
avec une équipe d'étudiants en théologie en vacances : Sara Schultess, Kevin Bonzon, Priscille Marshall Vallone
Orgue
Linda Gysin
Musique
Choeur mixte de Colombier, direction d'Yves Senn - organiste, piano Vincent Schneider, Violon Pascale Ecker
Priscille Marschall Vallone, harpiste