Écouter le culte :
Le sapin, les bougies, les chants, les poésies des enfants, les cadeaux, les repas de famille, nous sortons à peine de la joyeuse turbulence de Noël. Que nous soyons chrétiens ou non, nous avons fait de Noël une fête où nous voulons que tout soit lumière, joie, générosité, une fête dont l’enfant est roi. Notre Noël est réussi si nous avons lu l’émerveillement dans les yeux de nos enfants et vu un sourire illuminer leur visage.
Nous sommes même allés assez loin pour créer l’espace d’une soirée ce monde merveilleux dont nous pensons qu’il plaît aux enfants, qu’il est pour eux le point culminant de l’année. Pour éviter tout risque de conflit durant cette fête où tout doit être parfait, pour unir les familles et ne pas sombrer dans la bigoterie, nous en avons éliminé Jésus. Le grand squatter qui s’invite dans la maison de la Nativité est le Père Noël. Le traineau tiré par des rennes a pris la place de l’âne de Joseph, la Laponie celle de Bethléem et un majestueux vieillard, à l’imposante barbe blanche, tout vêtu de rouge, a relégué au rang de décor l’enfant Jésus dans sa crèche. Le Père Noël a même endossé un peu le rôle de Dieu lui-même : débonnaire, il écoute les confidences des enfants, il récompense ceux qui ont été sages et punit – certes légèrement – les rebelles. Le Noël chrétien s’est progressivement effacé au profit du Noël Coca Cola.
Pour nous, il est cependant clair que ce monde du Père Noël est le monde des enfants et qu’il est sans lien avec la réalité quotidienne. La preuve : lorsque que l’on devient grand, on cesse de croire au Père Noël. On est dans la vraie vie. Le propre d’un adulte est de ne pas croire au Père Noël. La fête passée, on range le Père Noël au placard et on attend l’année suivante pour rejouer le même jeu infantilisant. Fin décembre, le Père Noël est prié de retourner dans sa Laponie natale.
Et Jésus, me direz-vous, qu’est-il devenu pendant que le Père Noël occupait le devant de la scène ? Il a eu beaucoup moins de chance. Lui, il est resté dans la vraie vie. Nous aurions pourtant dû nous en douter. Naître dans le froid de la nuit, dans une écurie, lors d’un déplacement rendu inévitable par la volonté d’un tyran sanguinaire, ne devient séduisant que lorsque l’on transforme le tout en santons de Provence. Mais nous avons une longue habitude de ce genre de récupérations : n’avons-nous pas fait de la croix un bijou en or très apprécié et très esthétique ?
Jésus, le nourrisson, est resté dans la vraie vie – c’est ce que nous montre le texte que nous venons de lire. Il évoque deux événements dont nous avons certainement entendu parler et dont nous avons peut-être un lointain souvenir : la fuite en Egypte et le massacre des innocents.
Jésus n’a pas la chance du Père Noël. Il ne retourne pas chez lui dans un confortable traîneau pour s’y mettre au chaud dans un chalet en bois et se vouer à la fabrication de jouets. Les circonstances politiques le forcent à prendre avec ses parents le chemin de l’exil. Il devient un fugitif pour échapper à la mort. Nous quittons définitivement le kitsch de Noël.
Jésus prend le chemin de l’exil. Il n’est pas un enfant privilégié, un petit Mozart qui va d’une cour royale à l’autre pour faire admirer son talent. Un surdoué célébré par les riches et les puissants. Jésus rejoint la longue cohorte des enfants précarisés, chassés de chez eux. Il rejoint le cortège des enfants syriens qui doivent fuir au Liban, en Turquie, en Jordanie pour survivre.
Et aussitôt une question surgit à notre esprit : où est Dieu dont Jésus est prétendument le Fils ? Ne pourrait-il pas protéger son envoyé ? Lui accorder une petite enfance heureuse ? Prendre soin de sa famille ? Aussi légitime que soit notre question, nous sommes invités à changer de perspective, à abandonner les stéréotypes que nous avons sur Dieu – que nous y croyions ou non. Le Dieu qui se montre à Noël n’est pas le Dieu des privilèges, des avantages, des passe-droits. Il n’est pas un Dieu qui nous fait nous évader de la vraie vie, mais à l’exemple de son fils, il nous y plonge. Dieu n’est pas au-dessus de notre monde violent, absent des drames qui s’y jouent ; tout au contraire, il est au cœur de notre humanité, au cœur de ce que nous avons appelé la vraie vie. Non pas sous la forme d’un chef de guerre invincible, aux moyens illimités, mais sous celle d’un nouveau-né fragile. Et le paradoxe va plus loin encore : où le futur Messie trouve-t-il refuge ? En Egypte, dans le pays des Pharaons, chez l’ennemi héréditaire.
La fuite en Egypte nous force ainsi à réviser l’image de Dieu que nous portons en nous. Dieu ne se trouve pas dans le merveilleux artificiel où nous aimons parfois nous réfugier à Noël, dans ce monde irréel où tout est lumière et perfection. Dieu n’est pas le Père Noël. Il s’identifie à ce petit enfant fragile, sur la route de l’exil, menacé de mort et fuyant dans un pays hostile. C’est en s’installant dans notre vraie vie, dans notre vrai monde pour s’en solidariser et le transformer que Dieu donne le coup d’envoi à la véritable histoire de Noël. Le dieu de Jésus ne s’établit pas dans une Laponie fantasmée et ne vient pas à nous en passant par les cheminées, mais il nous rejoint sur nos routes, parfois difficiles et sur nos chemins parfois boueux. Dieu se fait chair et il demeure parmi nous.
La venue de Dieu dans la personne du petit enfant forcé à l’exil provoque – et c’est la deuxième surprise que nous réserve l’évangile ce matin – une réaction d’une violence extrême – c’est l’épisode du massacre des innocents à Bethlehem.
Bien sûr, nous pouvons être scandalisés de ce que la naissance de Jésus entraîne une conséquence aussi terrifiante : des forces de police pénètrent dans les maisons de Bethlehem pour s’emparer des enfants âgés de moins de deux ans et les exécuter. Comment l’Evangile peut-il raconter une pareille horreur ? Et, une fois encore, comment Dieu –s’il existe – peut-il tout bonnement tolérer ce qui est tout simplement impensable et inacceptable ?
En fait, plutôt que de mettre la faute sur Dieu et de profiter de l’occasion pour en prendre congé, il conviendrait plutôt de comprendre que ce texte nous raconte notre propre histoire. Les grands massacres ne sont pas qu’une incongruité inadmissible propre au texte que nous avons lu ce matin. Ils sont également une tache indélébile sur notre histoire récente, pour ne pas parler de notre actualité. La rafle du Vel’ d’hiv en juillet 1942 durant laquelle des policiers français s’emparèrent de 4115 enfants juifs pour les livrer à l’extermination dans des camps nazis, ou alors les bateaux en provenance d’Afrique qui sombrent, entraînant dans la mort de nombreuses mères avec leurs enfants, avant d’atteindre Lampedusa, nous signalent que le massacre des innocents se perpétue jusqu’à aujourd’hui. Et la longue plainte des mères inconsolables résonne à travers toutes les époques.
A nouveau, la naissance de Jésus et sa première enfance ne nous emmènent pas dans un monde de conte de fée où tout est merveilleux, où tous les problèmes ont disparu, mais dans ce que nous avons appelé « la vraie vie », dans notre monde ambigu, complexe, brutal, secoué par d’épouvantables accès de violence. L’évangile n’est pas, comme on a pu le dire, « l’opium du peuple », mais il est porteur d’une lucidité implacable. Il n’est pas une fuite dans l’illusion, mais il nous ramène au cœur même de notre monde.
Mais pourquoi la réalité, pourquoi le monde nous réserve-t-il de telles terribles surprises ? Que nous dit le massacre des innocents ? Il nous déniaise en nous faisant découvrir deux vérités redoutables.
La première est tout à fait inattendue. Le Dieu qui se manifeste à travers l’enfant Jésus vient dans une intention éminemment positive. Il vient pour donner du sens à nos vies, pour nous dire qui nous sommes et pour nous mettre sur le chemin de la liberté. Il vient pour notre bien et, à ce titre, il devrait provoquer unanimité et enthousiasme. Mais – et c’est la grande surprise – le bien n’est pas le bienvenu. Il provoque le scepticisme, l’hostilité et le rejet violent. Cette situation incompréhensible, nous l’avons toutes et tous déjà observée et éprouvée. Celui qui veut établir la justice se heurte à de fortes résistances et, comme le dit la sagesse populaire, toute vérité n’est pas bonne à dire. C’est ce qu’a encore montré récemment le destin de Nelson Mandela, enfermé durant vingt-sept ans à Robben Island pour avoir voulu lutter contre l’apartheid. Ainsi, contrairement à ce que nous pouvions penser, lorsque quelqu’un veut instaurer les valeurs les plus hautes ou accomplir des bienfaits utiles à tous, il se heurte à l’opposition des pouvoirs en place, mais aussi du citoyen lambda, opposition qui peut culminer dans un déchaînement de violence. C’est ce que vit Jésus, l’enfant sur la route de l’exil. Sitôt arrivé, sitôt mis à la porte.
La deuxième vérité nous explique pourquoi la venue du plus grand bien provoque une telle explosion du mal. Hérode, le tyran sanguinaire, n’agit pas comme un psychopathe, mais avec une froide détermination, qui est basée sur un calcul politique parfaitement lucide. Jésus doit être éradiqué car il représente une menace pour son pouvoir et pour ses privilèges. Pour maintenir le statu quo, il s’agit d’éliminer tout ce qui pourrait déstabiliser l’ordre établi. Jésus doit donc mourir et, nous le savons, finalement il mourra précisément pour cette raison.
Mais ce qui vaut d’Hérode, vaut de nous aussi. Non pas que nous soyons des tyrans sanguinaires, mais, nous aussi, nous avons nos acquis. Nous aussi, nous avons bâti notre sécurité. Nous aussi, nous détenons quelques menus privilèges. Et nous ne sommes guère disposés à nous mettre en question, même si c’est au nom d’un bien supérieur, au nom du bien supérieur par excellence : la venue de Dieu parmi nous. Mais nous ne pouvons y échapper, autant le Père Noël est confortable, autant le fugitif Jésus est déstabilisateur car il nous propose un bien, une vie que nous admirons, mais dont nous ne voulons pas nécessairement, à cause de tous les changements qu’elle pourrait entraîner.
Si la page sombre de l’évangile que nous avons lue ce matin peut nous être de quelque utilité, c’est alors pour nous rappeler que Dieu se trouve au centre de la réalité, sous la forme d’un enfant fragile et persécuté. C’est là que nous le trouvons et c’est là qu’il nous trouve. Mais cette rencontre n’est pas niaise, ni sans conséquence. Elle nous appelle à décider si nous voulons faire triompher notre bien-être et nos sécurités ou si nous voulons faire place à l’enfant de Noël ,qui, n’en doutons point, dérange nos habitudes et notre façon d’envisager notre vie. Sommes-nous prêts à le rejoindre sur son chemin ?
Amen !