Écouter le culte :
« Qui de nous n'a souvent été prêt à se jeter la première pierre ? Mais, au dernier moment, on vise mal. »
Paul Chaponnière, dans Philosophie de poche (à la Baconnière, 1944), p.62
Ce bon mot est de l'écrivain genevois Paul Chaponnière, dans sa Philosophie de poche. Paul Chaponnière dont les évocations historiques ont fait les belles heures des dimanches après-midi de la RSR, quand elle s'appelait encore ainsi, il y a quelques décennies déjà – les plus âgés parmi vous, apparemment les plus sages, à en croire l'Evangile du jour, s'en souviennent peut-être...
Sous cette plume impertinente, le propos du texte biblique prend sa saveur, de même que l'incohérence des acteurs – et de beaucoup de commentateurs également: car enfin, qu'est-ce donc que cette lecture avantageuse, que cette application sélective de la Loi qui conduit devant Jésus une seule accusée prise en flagrant délit d'adultère (la femme, évidemment; mais où est l'homme ? absent, évidemment) ? Il y a un lapsus du texte... Et que sont donc ces pharisiens soi-disant entêtés, vindicatifs, rivés à la loi comme à leur planche de salut, et qui seraient soudain comme saisis par la petite phrase de Jésus ? Paul Chaponnière a raison: effectivement au dernier moment, on vise mal. Et l'on n'est pas toujours aidé, par exemple par le titre traditionnellement donné à ce récit (comme c'est le cas aussi de la parabole dite du "bon" samaritain), parce qu'en somme, l'adultère est ici un simple prétexte, et Jésus justement refuse d'enfermer cette femme dans une catégorie morale. Nos lectures induisent et entretiennent passablement de préjugés sur les textes bibliques. Essayons donc de nous laisser surprendre, s'il est possible, par ce texte-là.
On amène une femme à Jésus, surprise en flagrant délit. Scribes et pharisiens trouvent prétexte à mettre Jésus au défi de sa théologie, le coincent avec la Loi, l'embarrassent sans doute, le pressent au point qu'il a cette phrase fameuse: "Que celui d'entre vous qui n'a jamais péché lui jette la première pierre."
A ce moment, une pierre jaillit de la foule et manque de toucher la malheureuse ! Promenant son regard sur les gens attroupés, Jésus s'exclame: "Tsss! Maman..."
Le propos vous étonne ? Vous trouvez ce sourire incongru ? Pourtant, "rire, c'est bon pour la santé, selon un dicton populaire", comme nous l'a rappelé récemment notre président de la Confédération (cf. onglet "Liens").
Cette mention souriante et taquine de Marie n'est pas anodine. Le dominicain Philippe Lefebvre, fin lecteur des petits et des grands destins dans la Bible, l'a fort bien vu. Il a dit, s'agissant de ce récit (c'était à la radio, en 2010): "Jésus.... voit aujourd’hui une femme qui subit ce que sa propre mère aurait pu subir. Bien sûr, nous autres chrétiens savons et croyons que Marie n’est pas du tout en faute, bien au contraire. Mais elle a dû traverser ces circonstances qui, à vues humaines, l’accablaient." (cf. onglet "Liens")
Et puis, ce qui est incongru, c'est ce texte même, si fameux, si connu ! Incongru pourquoi ? Eh bien parce qu'il se trouve aujourd'hui inséré là, dans l'évangile de Jean, au début du chapitre 8, sans qu'on soit vraiment sûr que c'est bien sa place ! C'est qu'à l'origine, il ne s'y trouvait pas ! Prenez les plus anciens manuscrits bibliques de cet Evangile (p.ex. à la Bibliothèque Bodmer à Cologny): vous ne le trouverez pas ! Il a été ajouté, tantôt chez Luc, tantôt chez Jean mais ailleurs, et même à la fin de l'Evangile, comme un appendice. Du coup, c'est peut-être le seul texte apocryphe officiel du Nouveau Testament – et quel texte ! –, issu d'une tradition parallèle et inséré tardivement (entre le 3e et le 5e siècle) dans le récit.
Voilà peut-être un élément déconcertant pour certaines et certains de vous, mais ce le fut manifestement aussi pour les premières générations de chrétiens. Un texte incongru, conservé quand même, parce qu'il transpirait l'Evangile, parce qu'il le suinte à chaque ligne. Et cet embarras apparent de l'Eglise ancienne me fascine, car je trouve évocateur devant ce texte-là: ce texte qui dit la radicalité de l'Evangile; ce texte qui ne fait pas la morale (il y aurait eu de quoi: l'adultère était un souci – déjà, encore – chez les premiers chrétiens); ce texte qui évoque l'accueil inconditionnel de Jésus et renvoie à l'amour inconditionnel de Dieu: Jésus rejoint cette femme dans sa situation et sa honte sans condition préalable (cf. onglet "liens" vers Oratoire du Louvre). Il ne lui dit pas "Je te reconnais, je t'aime si tu ne commets plus d'adultère", mais "Parce que je t'aime, parce que je te reconnais comme une personne qui n'est pas réduite à ses actes, parce que je ne te condamne pas, va et arrête de passer à côté de ton désir." Il y a là, loin des morales de circonstance, qui sont souvent nos morales d'Eglise, un accueil radical qui a pu mettre les chrétiens dans l'embarras avec cet épisode.
Du coup, le récit s'est trouvé flottant, ballotté ici et là, mais cette situation est également la chance et la marque de ce texte de pur Evangile, car son caractère est d'être un texte post-it: celui qu'on a collé ici et là, inclassable, finalement placé ici, mais qui doit rester un aide-mémoire de la trace fondamentale de l'Evangile dans nos vies. Alors effectivement, on le met ici et là pour ne pas l'oublier, comme on le collerait sur son frigo – fût-il embarrassant et déroutant, au-delà de la morale habituelle, parce qu'il semble ignorer les repères traditionnels.
Après tout, je l'évoquais, Jésus ne renvoie pas cette femme à ses obligations conjugales, pas davantage au respect dû à l'institution du mariage. Il la recentre sur elle-même, alors qu'elle se dispersait; il l'invite à être quelque part, tandis qu'elle semblait s'éviter au point d'être à la merci du désir d'autrui: "Va, et désormais ne pèche plus." Ce qui intéresse Jésus, ce n'est pas la transgression, mais l'avenir (à-venir) de cette femme et la reconstruction, le remodelage de sa vie.
On a beaucoup glosé sur l'attitude de Jésus, accroupi, en retrait pendant la charge des scribes et des pharisiens réunis, et sur ce qu'il aurait écrit sur la poussière du sol, à même la terre, par deux fois. Il y a quelques échos possibles, mais ils ne me semblent pas déterminants. Mercredi soir passé, par contre, j'ai eu l'occasion d'aller écouter la théologienne Marion Muller-Colard, de passage à Genève (comme elle le sera fin mai prochain à Crêt-Bérard). Elle est l'auteure de L'Autre Dieu (Ed. Labor et Fides, 2014), un livre qui a connu depuis un an un fort écho, mérité. Et à propos de cet extrait d'évangile, elle a évoqué la poussière contre la pierre: la poussière du sol contre la pierre de la Loi. Je pousse cette image un pas plus loin: comme il ne s'agit pas ici d'opposer loi et grâce (Jésus ne renie pas la loi, contrairement à l'attente des pharisiens, alors pourquoi le ferions-nous ?), je dirais: Jésus trace un Evangile de poussière contre un Evangile de pierre. Et pour reprendre le fil suggestif de l'écrivaine, Jésus écrit une Evangile du provisoire, sur mesure, un Evangile de l'instant donné, un Evangile de l'éphémère, soufflé pour aller plus loin, un Evangile loin des recettes mais d'une puissance inouïe, quand bien même c'est un Evangile inconfortable et déroutant. Et il le marque par un geste du doigt répété deux fois... comme Dieu avait gravé du doigt les tables de la Loi, deux fois également.
Et j'aimerais vous entraîner encore un pas plus loin sur le fil de la suggestion des mots offerts, et de leur résonnance: la poussière n'évoque-t-elle pas irrésistiblement celle de laquelle Dieu, dès l'origine, a modelé l'humain ? Jésus trace quelque chose d'insu dans la poussière de l'humain, dans cette terre qui nous supporte et nous accueille, et de laquelle nous sommes.
Autre chose encore: défaite pourtant de ses accusateurs, la femme, elle, reste au milieu, comme s'il s'agissait de retrouver un autre centre, comme s'il fallait un moment pour se rappeler d'un autre au milieu: celui où, en Eden, là où l'humain est modelé de la terre, se trouve l'arbre de vie.
Il est des moments de la vie où, passée la surprise ou la peur, vient le temps de remodeler sa terre intérieure, sa poussière féconde, pour aller vers une fidélité et une confiance renouvelées: "Moi non plus, dit Jésus, je ne te condamne pas. Va..." Une manière sans doute d'aller en terre promise...
Pour cela, il aura fallu rendre à la Loi le sens de la vie. La rendre en quelque sorte à la poussière où elle finira par se désagréger. Là, en prenant un risque énorme - après tout, les pharisiens et les scribes pouvaient justement se considérer sans péché (cf. France Quéré, Les femmes de l'Evangile (Seuil, 1982), p.23-24.) -, Jésus risque une parole qui effrite irrésistiblement la violence née d'une lecture hiératique de la Loi. Il rend la Loi à sa fragilité, à sa précarité, à sa limite: il rend à la Loi la mémoire de son à-venir: le sens de sa finalité, qui est de servir la vie, et non la mort. Servir la vie.
A l'heure où, en Suisse même, dans notre pays si préoccupé des Droits humains, la loi satisfaite d'elle-même en vient à procéder à un certain nombre de renvois absurdes, comme un cas tout récent ici à Genève (cf. Tribune de Genève du 11.03.2016, rubrique Actu genevoise), il y a de quoi, au nom d'un Evangile incandescent, être perplexe sur le sens du droit et de son application légitimiste. Surtout quand la justice produit de la violence... une fois de plus. Il y a de quoi être effaré aussi par le niveau de "bofitude" et le mépris ordinaire affichés sur les forums et dans les commentaires en ligne.
N'allons pas croire que le chemin d'Evangile est tracé dans les cœurs: non, il reste largement à faire, et à vivre. Pour cela, encore faut-il se savoir et se recevoir aimé. Passionnément.
Amen.