Écouter le culte :
Le 8 mai de cette année, sur le plateau d’une télévision français, le commissaire européen en charge de l'économie déclarait qu'il ne «croyait pas aux origines chrétiennes de l'Europe». Une déclaration qui se plaçait dans l’orbite du prix Charlemagne, conféré au Pape pour sa contribution à l’unification européenne.
Une déclaration qui a fait se demander à plus d’un observateur où M. Moscovici avait fait ses études et pourquoi ce politicien éminent estimait que cette question était de l’ordre de la croyance.
Difficile d’imaginer d’un commissaire européen un pareil lapsus. Je crois plutôt qu’il faut y voir un propos polémique sous la forme d’un mélange intentionnel entre foi et connaissance.
Comme si poser la question des racines chrétiennes de l’Europe relevait de la foi, alors que cela ne relève que de la connaissance historique. Et dans son cas, comme si nier les racines chrétiennes de l’Europe pouvait nous protéger de revendications identitaires religieuses déplacées ou excessives.
Ce mélange entre foi et connaissance ne permet pas de poser clairement les questions autour de l’identité actuelle de l’Europe. Ce mélange donne à penser que tous les politiciens qui évoquent les racines chrétiennes de l’Europe ont un agenda de rechristianisation caché. Est-ce une des raisons pour laquelle les politiciens aujourd’hui n’évoquent que trop rarement les valeurs et convictions chrétiennes qui sous-tendent leur action ? Sans doute.
Mais il y a une différence entre mentionner ses racines chrétiennes à titre personnel et en faire un argument électoraliste. Comme le dit la nouvelle Premier ministre anglaise, fille de pasteur : « c’est une part de moi, de qui je suis, de la façon dont j’aborde les choses, mais il est juste que dans la vie politique anglaise nous n’étalions pas ce genre de choses. »
Ce que j’aimerais vous dire chers amis, chers auditeurs d’Espace 2, est la chose suivante : la question n’est pas tant de savoir si l’Europe est chrétienne… mais où sont les chrétiens européens ? Comment contribuent-ils au bien commun en puisant dans leurs convictions et leurs valeurs ? Pour ce faire, je vous proposerai, en filigrane, un moment de l’histoire étonnante du livre d’Esther, cette fiction littéraire créée par des juifs marqués par l’hellénisme. Ce livre qui met en scène le destin d’Esther, piloté par Mardochée, un homme et une femme qui s’opposent au terrible Haman, sorte de premier ministre manipulateur et tyrannique, d’un roi bien influençable.
Je disais : la question n’est pas de savoir si nous sommes une Europe chrétienne. Pour autant il est incontestable que nous avons été une Europe chrétienne. Nous avons été une Europe chrétienne, oui… Et alors quoi ? Était-ce aussi bénéfique que cela ? Y a-t-il lieu de regretter le Moyen Âge où pouvoirs temporels et spirituels avançaient main dans la main. Y a-t-il lieu de regretter les temps de la colonisation où les églises étaient les alliées plus ou moins tacites des pouvoirs coloniaux ? Il faut être lucide et reconnaître que non. Un rapide regard sur l’histoire européenne, marquée par d’innombrables conflits sanglants, dont deux guerres mondiales et un génocide au cœur de la deuxième, suffit à nous en convaincre.
Un Etat ou une constellation d’Etats qui font d’une religion le ciment de leur identité n’est une garantie ni de paix, ni de justice. «Cujus regio ejus religio » : «tel prince, telle religion» fut un principe pendant des siècles. Depuis, l’Europe a tourné cette page et c’est bien ainsi.
Mais alors : comment continuer à être croyant, à être chrétien quand cette page est tournée ? Plus exigeant peut-être, comment continuer quand, dans l’espace public, les racines chrétiennes tant historiques que personnelles sont largement passées sous silence, quand la religion devient synonyme de violence, de barbarie ?
C’est là que le livre d’Esther offre une perspective intéressante, en ce qu’il ne focalise pas sur la religion mais sur la culture. C’est le seul livre de la Bible où le nom de Dieu n’est pas prononcé. C’est tellement vrai que des additions au texte ont été rajoutées, plus pieuses, notamment dans la septante, une version en grec de la bible hébraïque. Pas besoin d’invoquer Dieu pour avancer. C’est le choix qu’ont fait les auteurs du livre d’Esther, c’est celui auquel j’aimerais vous rendre attentifs quand vous pensez à l’identité européenne.
En faisant ce choix de narration, les auteurs juifs du livre d’Esther ne voulaient pas renier leur foi. Pour eux, la régulation de la vie en société était affaire culturelle et non religieuse. Il ne s’agissait pas de confronter leur vérité religieuse à une autre vérité religieuse, mais de proposer un grand récit – le livre d’Esther - qui intègre les pièces disparates de leur contexte de vie, y compris leurs pratiques et leurs convictions religieuses.
Les auteurs du livre d’Esther étaient des juifs très marqués par l’hellénisme, l’admiration pour la civilisation et la pensée grecques. Ils en appréciaient les valeurs, comme la liberté ou la fidélité, mais en même temps ils voyaient l’oppression dont les minorités étaient victimes, à commencer par eux.
Dès lors, ils n’eurent plus confiance dans le pouvoir de leur temps, défiance qu’ils mirent en scène dans le livre d’Esther.
Et si ce qui nous attend aujourd’hui n’est pas précisément l’urgence de créer un nouveau grand récit (un autre livre d’Esther) qui brosse le génome du citoyen européen ? Un récit dans lequel nous devons mettre, pêle-mêle, les attentats terroristes, la difficulté pour nos démocraties d’y résister ; l’accueil des réfugiés, le Brexit, la votation du 9 février 2014, la perte de confiance vis-à-vis du pouvoir politique, l’individualisme, les défis écologiques et j’en passe.
Revisitons un instant le livre d’Esther. Ce grand récit contient toute une série d’observations qui sont en filigrane les problèmes auxquels étaient confrontés les juifs vivant en contexte d’hellénisme, des risques d’assimilation à ceux de domination. Ce matin je retiendrai deux observations que je tire du début du chapitre 3, les versets que nous avons entendus tout à l’heure : les effets du conformisme culturel et celle de la prosternation.
La première est celle du conformisme des élites. Si le refus de se prosterner de Mardochée pose problème, ce n’est pas parce qu’Haman voit passer Mardochée devant lui. Ce sont les fonctionnaires du roi, ses collègues, qui lui demandent de façon insistante pourquoi il ne se conforme pas aux pratiques usuelles.
Dans le commentaire qu’il vient de faire paraître sur le livre d’Esther, le professeur Jean-Daniel Macchi estime qu’il faut voir ici « les pressions auxquelles les juifs qui exerçaient des activités politiques au sein des Empires hellénistiques étaient soumis, pressions pour qu’ils se conforment aux usages de la culture dominante ».
Ce qui est en jeu ici c’est l’effet qu’a le conformisme sur les minorités.
Revenons un instant à l’Europe. Avec ce texte biblique, nous sommes ici au cœur de l’un des enjeux les plus sensibles de l’intégration des minorités religieuses en Europe : la pression exercée sur elles pour se conformer à la culture majoritaire. Le texte biblique ne juge pas la pression au conformisme culturel. Il note pourtant que celle-ci va obliger la minorité à sortir du bois et à ne plus cacher son identité. C’est bien cela l’enjeu décisif : ne plus cacher son identité religieuse. C’est un enjeu pour toutes les familles religieuses dans une Europe en voie de recomposition, familles qui veulent participer à la vie politique et économique.
Laissez-moi vous le dire franchement, tel que je l’observe comme journaliste à RTSreligion : ce n’est pas un enjeu seulement pour les musulmans, c’est aussi un enjeu pour les chrétiens, de toutes les familles confessionnelles.
Cacher son identité n’est pas tenable dans un système ouvert. Pour autant, il ne s’agit pas de remettre sur des cartes d’identité la religion des citoyens, comme de sinistre mémoire. Ce qui est en jeu, ce n’est pas le respect de la laïcité (de vous à moi, ce qui menace la laïcité c’est d’en faire une religion et non la clef de l’intégration des religions). Ce qui est en jeu ici est d’un autre ordre : ce sont les valeurs et les sources qui les font vivre.
Pour le comprendre, venons-en au fameux refus de se prosterner d’Haman : d’où lui vient le refus de se prosterner ? Pas seulement de la dimension religieuse (on ne se prosterne que devant Dieu), puisqu’il était possible pour des juifs de se prosterner devant de hauts personnages. En refusant de se prosterner devant un homme, Mardochée se conduit comme un Grec. Il agit pour des raisons culturelles, pour la défense de valeurs. Par-delà les siècles, c’est le message que nous envoient les auteurs du livre d’Esther.
Autrement dit, se prosterner c’est ne pas tenir à ses valeurs. N’y a-t-il pas de quoi interroger les chrétiens européens que nous sommes ? Devant qui nous prosternons-nous ? Devant quels puissants ou quelles puissances renonçons-nous à nos valeurs et par là même au sens de notre foi chrétienne ? Je nous laisse le soin chacun de passer en revue les pressions innombrables exercées par les lobbys et les pouvoirs économiques, par des médias qui passent en boucle les mêmes images, pour nous conformer au consumérisme ambiant et aux replis identitaires de toutes sortes.
Invoquer une Europe chrétienne comme le font certains, ce n’est pas une manière de tenir à ses valeurs, c’est l’illusion de les défendre en se raccrochant à un passé. Or, ces valeurs ne peuvent pas être défendues par nos ancêtres (ils ne sont plus), mais par vous et moi, des gens qui vivons dans une Europe qui n’est plus chrétienne au sens, ambivalent, où elle l’a été dans la chrétienté. Notre façon de vivre notre foi chrétienne, nos responsabilités diverses, nos engagements politiques, tout cela doit évoluer.
Mais comment évoluent les identités ?
Toujours pas addition, jamais par soustraction.
Et le moment de l’addition est souvent tendu, difficile, douloureux, c’est celui que nous traversons, avec des changements aussi divers que la sécularisation, l’afflux de réfugiés ou le récent Brexit.
D’autres chrétiens avant nous l’ont traversé, à commencer par l’apôtre Pierre. « Toi aussi tu étais avec Jésus », demande la servante du Grand Prêtre à Pierre. Et lui de répondre, « je ne sais pas… je ne comprends pas ce que tu veux dire ». Naître à une nouvelle identité ne se fait pas par une projection raisonnée dans le futur. Naître à une nouvelle identité se fait par le risque de porter publiquement de nouvelles relations d’un côté, d’anciennes et de profondes convictions de l’autre.
Être chrétien européen, ce n’est pas renier ce que nous avons reçu de nos aïeux, c’est additionner ce que nous sommes avec ceux qui vivent aujourd’hui autour de nous, avec des croyants d’autres traditions, avec des hommes et des femmes indifférents aux religions ou méfiants. Être chrétien européen, c’est une identité qui n’est pas derrière nous, mais devant nous ; l’âme chrétienne de l’Europe n’est pas une forme de paquet que nos ancêtres nous ont légué, mais une forme de nouveau départ, de récit à écrire ensemble.
Qu’il en soit ainsi.
NB : proposition de prolongement de la prédication par le logiciel BiblusGPS atteignable sur ce lien à copier dans votre navigateur : http://gps.contactgps.ch/rungps/0ZSACTVC6A