Écouter le culte :
Dans les mois qui viennent, un récit va prendre une grande place. Le récit de la mise en place du Brexit. Au coeur de ce récit, un refrain : « L'Europe est un bassin de 500 millions de consommateurs potentiels, dont les Britanniques aimeraient bien rester aussi proches que possible (comme les Suisses) ». Ce récit a en son coeur un choc dont chacun prend la mesure, à commencer par les Britanniques eux-mêmes. Ce choc est un choc économique.
Nous avons déjà, depuis plusieurs années, un autre récit et un autre choc. Le récit des attentats aveugles, effectués par des musulmans fanatisés. C'est assurément un choc de culture, une confrontation avec la barbarie. Si l'Europe est particulièrement visée c'est bien parce qu'elle est l'un des symboles des Droits de l'Homme et de la culture qui va avec, même si l'Europe n'en a pas l'apanage.
Nous sommes influencés par une vision du monde qui met en scène, quotidiennement, ces deux chocs, le choc commercial, et le choc des valeurs et de leur mise en pratique dans une culture spécifique. Ces chocs sont tellement présents à nos oreilles, que nous avons tendance à les considérer comme la grammaire de base pour comprendre le monde. Bien parler du Brexit ou de Daech vous assure la maîtrise de bien des conversations. C'est comme si cette mise en scène médiatique disait au mieux les enjeux fondamentaux de notre monde. Ce n'est pas le cas. Un autre grand récit doit nous permettre d'avancer.
Notre difficulté à nous, européens de tradition judéo-chrétienne, est de ne plus nous prendre pour le centre du monde, de la planète, le coeur du récit. Avec notre marché commun et nos valeurs. La terre est ronde, et son centre n'est ni un marché commun à la surface du globe, ni une culture dominante. Le centre d'un globe se trouve en un coeur qui bat à l'intérieur. Ce coeur c'est l'humanisation du monde.
L'humanisation du monde ou la marchandisation du monde? Sans arrêt nous sommes bombardés d'informations qui font comme si la marchandisation était un donné incontournable, une forme de loupe pour bien voir les choses de près. Cette logique marchande a pénétré tous les domaines de la vie, y compris le relationnel et le religieux.
Connaissez la règle n°1 de la marchandisation? Je suis sûr que oui, mais elle est tellement intégrée que vous ne vous en apercevez sans même plus. La règle n° 1 c'est un slogan : « Il faut viser à être le meilleur ». Non seulement viser le meilleur produit, mais aussi le meilleur réseau de distribution, la meilleure communication et pour rester en place longtemps, le meilleur rapport sur investissement.
Franchement, y a-t-il un domaine qui échappe à cela ? Pensez au ranking des universités, pensez à celui de nos écoles publiques. Pas même la religion n’y échappe. « Si le protestantisme historique décline, c'est que son offre n'est plus à jour, que d'autres offres protestantes sont plus efficaces ».
« Si le Pentecôtisme bat en brèche le catholicisme en Amérique latine, c'est bien que ce dernier a une offre moins alléchante ».
Je vous laisse continuer cette liste dans les domaines qui sont les vôtres.
En résumé: chaque fois qu'il faut viser à être le meilleur ou aussi bon que lui... la concurrence est là et la marchandisation n'est pas loin. Vous me direz, difficile d'y échapper. Jacques Ellul, ce grand philosophe protestant, notait il y a un demi-siècle déjà la victoire de la morale technicienne, cette morale de comportement qui permet de s'adapter au monde technicien. Cette morale est incontournable, mais pas suffisante. Ne laissons pas l'équation marchande prendre toute la place. La planète attend autre chose de nous. Elle attend l'humanisation.
Où est l'humanisation? L'humanisation ce n'est pas la réussite culturelle de l'Occident. Ce n'est pas le soi-disant choc des civilisations dont dépendrait l'avenir du monde. Pourquoi? Parce que le mode de vie occidental n'est en rien un modèle. Nous le savons aujourd'hui même si c'est difficile à nous l'avouer. Contrairement à l'origine du mot, l'humanisation ce n'est pas une affaire douce, toute d'intériorité et de compassion. Nous savons que les hominidés ont pris des siècles, par un long processus de domination et d'adaptation, pour qu'une de leur branche devienne les homos sapiens. L'humanisation est une affaire d'adversité. Aujourd'hui encore, l'humanisation se présente dans un contexte d'adversité, mais pas l'adversité de la concurrence; le « je vise à être le meilleur ».
Dans l'humanisation, l'adversaire ne cherche pas à vous vendre quelque chose, mais à vous dominer, à vous faire disparaître ou à faire disparaître une différence (éthique, raciale, culturelle, religieuse) dont votre groupe est porteur. C'est dans votre visage que l'adversaire trouve quelque chose qui le dérange, qui ne lui revient pas, qui ne correspond pas au monde qu'il veut dominer. Nous connaissons le processus qui consiste à présenter l'autre comme un sous-humain – un « cafard » comme dans le génocide rwandais. Les Tutsis étaient qualifiés de « cafards » par les extrémistes hutus.
Le Premier Testament que nous recevons de la tradition juive et que nous lisons avec elle, n'est-il pas l'histoire de l'humanisation d'un peuple? Pas au sens où ce peuple deviendrait meilleur que les autres. En fait c'est plutôt l'inverse. Ce peuple sait qu'il n'est pas meilleur que les autres. « Lorsque la Bible juive veut décrire un comportement véritablement inhumain, elle le place presque toujours chez les Hébreux eux-mêmes et non chez leurs ennemis », citation d'un observateur attentif de la Bible.
Qu'est-ce que l'humanisation du peuple d'Israël, si ce n'est une succession d'échecs, mais aussi d'épreuves, d'adversités? Pour les épreuves, l'histoire européenne y suffit. Pour les échecs, la Bible en est remplie: « Reconnais que ce n’est pas parce que tu es juste que le SEIGNEUR ton Dieu te donne ce bon pays en possession, car tu es un peuple à la nuque raide. »
Qu'est-ce que l'humanisation du peuple d'Israël? Le Premier Testament et le judaïsme son lecteur originel, sont clairs: c'est l'accueil d'une loi.
C'est un cadre éthique, que ce peuple va devoir sans cesse revisiter, réinterpréter. Comme cette loi, que nous avons entendue tout à l'heure: « Tu ne considéreras pas l’Edomite comme abominable, car c’est ton frère; tu ne considéreras pas l’Égyptien comme abominable, car tu as été un émigré dans son pays ».
Derrière cette loi se trouve la clef de l'humanisation dont je faisais état tout à l‘heure: « Tu n'es pas meilleur que ton adversaire ». Il y a d'ailleurs un lien entre cette clef et l'importance de la mission portée par le peuple élu. Si Israël était meilleur que ses adversaires du point de vue éthique, l'humanisation dont il serait porteur aurait d'étranges consonances avec la domination.
Les deux versets bibliques que je viens d'évoquer sont tirés d'un seul et même livre de la Bible, le dernier du Pentateuque. C'est le Deutéronome. Le Deutéronome, ou « deuxième loi », est une forme de revisitation de la Loi de Moïse, qui fixe les conditions sous lesquelles les fils d'Israël auront à vivre dans la terre où ils entrent, et ce, pour y habiter dans la paix. C'est une forme de nouveau contrat social, emballé dans un grand récit fictionnel.
D'après les historiens de la Bible, le noyau de lois au coeur du Deutéronome, le Code des lois (chapitres 12 à 26) ne s'est pas imposé de lui-même. Il a été redécouvert par le roi Josias. La lecture publique de ce recueil de lois va provoquer une forme d'électrochoc religieux dans le Royaume de Juda, et pour certains spécialistes, contribuer à l'établissement définitif du monothéisme hébraïque. C'est une véritable crise spirituelle et éthique qui s'engage et dont le récit du Deutéronome est en quelque sorte le fruit. Ce n'est pas cette crise qui va créer des normes éthiques, mais elle suscite leur fixation par écrit et leur valorisation prioritaire, dans un grand récit qui réussit à rassembler la diversité des tendances qui se manifeste alors dans le judaïsme.
Difficile de ne pas voir un parallèle avec aujourd'hui. Pour l'historien israélien Yuval Harari, auteur du best-seller Une brève histoire de l'humanité, le pouvoir des humains repose sur des fictions collectives qui permettent de collaborer à grande échelle. Nous cherchons aujourd'hui un grand récit qui puisse dire notre destin commun à partir de la diversité des nos sociétés, de la fragilité des équilibres à l'échelle de la planète. Et si la vertu de la crise que traverse notre monde n'était pas celle de relire des normes éthiques: des normes qui existent déjà, mais sont souvent ignorées ou contournées, de les refixer par écrit et de les prioriser, pour ne pas être les otages d'une morale technicienne.
Un exemple. Les Maoris, cette population autochtone de la Nouvelle Zélande a été spoliée de ses biens, comme d'autres populations autochtones. La domination culturelle et économique des colons n'a pas été qu'un processus d'humanisation. Tant s'en faut. Peut-être précisément parce que les colons se pensaient « meilleurs que leurs adversaires ». Aujourd'hui la roue a tourné et ce sont les Maoris qui s'activent dans un processus d'humanisation qui devraient entraîner avec eux les descendants des colons. Comment ? Par une relecture des lois, que les colons eux-mêmes ont apportées.
Depuis des années les Maoris font valoir leurs droits dans le tribunal de Waitangi. Récemment ils ont eu gain de cause. Ils ont obtenu, il y a trois mois, que leur fleuve obtienne la personnalité juridique. Le ministre de la Justice Chris Finlayson a déclaré : « La nouvelle législation est une reconnaissance de la connexion profondément spirituelle entre la tribu Whanganui et son fleuve ancestral ». Ce type de changement vers l'humanisation n'est pas sans conséquence dans le monde de la marchandisation. Désormais les Maoris pourront conduire des actions de justice contre des pollueurs, et ce, directement au nom de cette nouvelle entité juridique, sans avoir à prouver de dommages particuliers à la santé ou à l'intégrité physique d'une personne impactée par cette pollution.
Je vous disais que l'humanisation n'est pas une affaire de bisounours, qu'elle se construit dans l'adversité, que l'humanisation traverse les frontières culturelles et religieuses, pour revisiter les normes éthiques de base. Je ne crois pas que Jésus, grand commentateur des Lois de la Torah, ait été bien loin de cela dans sa vie.
Sans aller jusqu’à ici évoquer ses adversaires, qui n'étaient pas pour lui des concurrents, mais bien des adversaires, il y a des indices dans le Nouveau Testament, qui ne trompent pas sur ses priorités. Comme ce verset de l'Évangile de Luc, que je vous relis: « La mère et les frères de Jésus arrivèrent près de lui, mais ils ne pouvaient le rejoindre à cause de la foule. On lui annonça: Ta mère et tes frères se tiennent dehors ; ils veulent te voir. Il leur répondit: Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique. »
AMEN ! Qu'il en soit ainsi !