Écouter le culte :
La Bible, parole de Dieu, le fondement de notre foi, de notre tradition, de notre Église. Un texte à interpréter, certes, mais à considérer comme une révélation destinée à nous rapprocher du Seigneur et de sa volonté. C’est dit. Et c’est bien. Mais que faire des oppositions et des incohérences de ses auteurs ? Examinons ensemble l’un de ces points qui semblent se contredire, propices à diviser nos compréhensions.
L’apôtre Paul est inquiet pour la communauté de Corinthe qu’il a contribué à fonder dans cette grande ville portuaire. Église composite comme l’était la population de Corinthe : riches marchands, mais aussi et surtout esclaves, ouvriers, familles modestes. Dans une ville où le commerce est florissant, où transitent de nombreuses marchandises, les origines, les langues et les cultures se mélangent. Avec leurs outrances et leurs débauches, semble-t-il. Avec leur lot de croyances, de prédicateurs de tous poils et de sectes en conséquence. Devenir chrétien.ne dans un tel contexte demande aux Corinthiens une certaine discipline, qu’ils semblent ne pas toujours avoir. Oui, Paul est inquiet pour ses frères et sœurs en Christ de Corinthe.
Aussi, les avertit-il assez rudement dans sa deuxième lettre : côtoyer des personnes et des milieux douteux conduit à s’écarter du message évangélique et de son exigence. Malgré l’enthousiasme des premiers prédicateurs comme Paul et des premiers adhérents, les communautés en création, les premiers croyants, restent fragiles et sujets aux dérives, aux prises de pouvoir, aux influences.
Paul éprouve le besoin de mettre de l’ordre, de rappeler des valeurs, de redonner une ligne aux Corinthiens qui se laissent facilement influencer par le monde qui les entoure. « Nous sommes le sanctuaire, le temple de Dieu », rappelle l’apôtre. Plus que les bâtiments, les temples ou les synagogues, notre corps, notre personne accueille la présence de Dieu : il faudrait voir pour ne pas le salir avec des comportements impurs !
L’expression que Paul utilise dit littéralement : « Ne formez pas d’attelage disparate avec ceux qui ne croient pas ». Un attelage est conduit grâce au joug qui pèse sur les épaules des bêtes de somme. S’il contribue à tracer des sillons bien droits ou à suivre le chemin voulu, il représente néanmoins un poids et une contrainte qui empêche la liberté et le mouvement. Et, surtout, il lie les bêtes qui ne peuvent se mouvoir l’une sans l’autre, qui ne peuvent s’écarter l’une de l’autre.
Pour Paul, la fréquentation des non-chrétiens représente donc un grand danger pour ces nouveaux croyants. Ils risquent de ne pas être libres de leur foi, ils risquent d’être conduits dans des voies impures, et amenés à participer à des débauches contraires à leur liberté individuelle et à leur éthique religieuse.
Ainsi, Paul, avec sa verve, son caractère et sa sévérité, préfère-t-il imposer des limites claires aux Corinthiens, plutôt que de les voir s’égarer dans le monde. « Ne fréquentez pas les gens de mauvaise vie, où cela vous perdra ! »
Et Jésus, lui, appelle Lévi, un collecteur d’impôts. Mauvais profil, mauvais casting ! Un collabo de l’occupant romain, à la réputation de pique-sous et de profiteur. Quelle mouche a piqué Jésus ? Un engagement à la va-vite, sans procédure, sans examen…
Dans les Églises – comme celles de Suisse romande – on met en place un cadre, des critères, des formations, on interroge, on teste, on examine les candidates et candidats au ministère (pasteurs, diacres ou autres fonctions en devenir). En ce qui me concerne, pour devenir diacre, j’ai suivi le Séminaire de culture théologique durant deux ans, puis un pré-formation de quelques mois en cours d’emploi. J’ai déposé un dossier de candidature, été soumis à une journée-test sur mon profil psychologique, j’ai effectué un stage dual d’une année et demie. S’en sont suivies deux années probatoires en paroisse (comme suffragant), avant de passer encore devant la commission de consécration, avec bien sûr un nouveau dossier à remettre et un examen. Ne vous méprenez pas, en listant ces différentes étapes, je ne remets pas en cause les formations et les évaluations nécessaires à tout engagement, à tout ministère. Mais je ne peux m’empêcher de faire la comparaison avec cet appel de Lévi par Jésus.
Pas de candidature, pas de dossier, pas de formation, pas d’examen. Pffff ! Et un mauvais, très mauvais profil, on l’a dit… Tout pour déplaire ! Tout pour aller à la catastrophe ! Et pourtant, Jésus l’appelle. Et pourtant, cette recrue improbable pêchée à la table des impôts s’avèrera un engagement judicieux. Les commentateurs anciens de l’Évangile voyaient d’ailleurs dans ce personnage de Lévi le futur évangéliste Matthieu ! Même si cette interprétation n’est plus vraiment d’actualité de nos jours, cela renforce l’importance de ce collecteur d’impôts devenu disciple.
Et pourtant, Lévi – qui n’avait rien demandé, qui n’avait même pas postulé – se lève et le suit. Un peu comme s’il était déjà prêt… Si Lévi réagit instantanément, on peut mettre cela sur le compte de l’aura de Jésus. Mais on peut aussi se douter que cela faisait plusieurs mois ou plusieurs années que Lévi ressentait un besoin de changement, une aspiration à un autre chemin. Sans doute l’appel de Jésus est-il arrivé à point nommé pour cet homme déjà prêt à une reconversion professionnelle, si ce n’est à une conversion spirituelle. Jésus a dû le percevoir, le sentir, le savoir peut-être…
Je me demande dès lors, comment mettre en œuvre dans nos Églises nos discernements, nos intuitions pour appeler au service, au ministère, au bénévolat, les personnes qui sont prêtes à se lever immédiatement ? Arriverions-nous, dans un profil qui pourrait paraître « mauvais » au départ, à identifier une personnalité, des compétences, une envie de changement, un cœur prêt à servir ? Il s’agit là d’un défi pour les communautés, les paroisses, les Églises cantonales, à l’heure où les forces vives se raréfient et manquent.
Lévi n’en reste pas là. Il tient à marquer ce changement de vie, cette nouvelle orientation. Il réunit ses amis, ses collègues, son réseau pour un grand banquet auquel il convie aussi Jésus, pour bien marquer le coup, pour faire connaître à tout le monde son choix et son engagement. Imaginez ce banquet : des collecteurs d’impôts mal-vus et d’autres personnes (des « pécheurs » précisent Matthieu et Marc dans leur récit), d’autres personnes considérées comme éminemment impures par la loi. En s’attablant avec ces gens-là, Jésus, s’il rend ainsi hommage à l’engagement de Lévi, enfreint en toute connaissance de cause la loi rabbinique et s’attire les foudres des autorités religieuses. Il dépasse la loi et les convenances pour toucher directement au cœur l’un de ses futurs disciples.
Ainsi qui, de Paul ou de Jésus, a raison ? Paul n’a-t-il à ce point pas compris le message du Christ ? L’a-t-il à ce point transformé et renié qu’il en arrive à réhabiliter les séparations que la Loi juive imposait aux croyant.es ? Qui suivre donc ?
Si le contexte corinthien explique et justifie la fermeté de Paul, il n’en reste pas moins que l’Église de tous les temps a repris cette injonction – en la modelant au fil des époques – pour garder et tenir ses ouailles dans le « droit chemin ». C’est ainsi que des règles de conduite, des contraintes morales ont été édictées, en perdant souvent leur sens et leur finalité. Ainsi, au cours de son histoire, l’Église a-t-elle mis à l’index les écrits qui ne lui convenaient pas, des prédicateurs ou des communautés ont-ils interdit à leurs fidèles de lire tel livre inconvenant, de voir tel film, d’écouter telle musique ? Ainsi, tel pasteur a-t-il sermonné ses ouailles qui fréquentaient trop des lieux de débauche et de perdition ?
Oh, nous n’en sommes pas toujours très loin ! Si les injonctions et les interdictions n’ont plus vraiment cours dans notre Église, les jugements sur les comportements restent, ma foi, bien dans la nature humaine. Oui, quand « tout fout le camp », on aimerait que les gens reviennent à des valeurs qui nous tiennent à cœur, à des comportements plus dignes et responsables. En tous les cas, pour engager des ministres ou des bénévoles, on oriente les recherches vers des profils bien sous tous rapports.
Comme toujours, Paul, comme les autres récits bibliques, est à remettre dans son contexte, dans sa réalité. Et avec son caractère. Que viendrait nous dire Paul aujourd’hui, en découvrant la réalité des paroisses, des Églises ? Sans doute, pensons-nous, n’aurait-il pas grand-chose à redire de nos accointances avec le monde et avec la débauche (quoique les affaires d’abus sexuels qui se font jour pourraient fort ressembler à cela…).
Le message de Paul, je le comprends plutôt comme un avertissement : ce n’est pas la fréquentation de mauvaises personnes qui est dangereuse, c’est le risque d’être assujetti et happé soi-même par ce qui les emprisonne et les dégrade. C’est d’être attelé sous le même joug que celui ou celle qui se compromet dans des comportements indignes et dangereux. Le danger, c’est d’être pris par les mêmes passions, les mêmes dépendances, et de se perdre soi-même.
Si donc Jésus n’hésite pas à engager Lévi et à fréquenter son milieu, c’est qu’il se sent assez fort, assez confiant dans sa foi et dans son ministère pour ne pas être influencé par ce monde-là. Bien plus, c’est parce qu’il sait qui il est, quelle est sa mission, qu’il peut se mêler à ces soi-disant pécheurs. Jésus sait distinguer dans chaque personnalité la part qui peut être valorisée, la part qui peut produire du fruit, la part qui peut devenir témoin de la Bonne Nouvelle. Au-delà des comportements, au-delà des apparences.
D’autres que lui ont suivi cette voie, avec humilité, mais avec assurance et force. On peut penser à des personnalités célèbres comme Mère Teresa ou l’abbé Pierre, mais aussi nombre de chrétiens et de chrétiennes que nous connaissons, ministres et laïques confondus, engagés dans des ministères dans le monde (la rue, la prison, l’hôpital, la jeunesse, chez ses voisins, etc.), capables de déceler chez l’autre cette envie de changement déjà en germe, cette aspiration à une vie plus vraie, cette étincelle de Dieu déjà présente au cœur.
A l’heure où une nouvelle législature va commencer dans l’Église réformée vaudoise, à l’heure où de nombreuses paroisses dans notre pays ont besoin de forces vives, quel modèle allons-nous suivre ? Quelle confiance pouvons-nous nous faire, à nous-mêmes et à celui ou celle qui aspire à être disciple ? C’est un chemin délicat de prime abord, mais celui-ci pourrait bien nous réserver quelques surprises, et sans doute des bonnes.
Ne pas oser fréquenter le monde qui nous fait peur, c’est ne pas avoir confiance en soi et en Dieu. Aller à la rencontre, tendre la main et inviter, c’est prendre le risque d’aller au-devant de belles découvertes, de découvrir de nouveaux témoins.
Je nous invite à y songer lorsque nous croiserons, peut-être pas notre taxateur fiscal, mais nos voisins, le toxico devant chez nous, la collègue de travail, le compagnon de sport qui ne font pas partie du cercle des fidèles.
Oserions-nous leur dire, lui dire : « Suis-moi ! » ?
Amen.