Juste en sortant de notre chambre, adossé au petit mur qui nous séparait des autres, poussait un immense bougainvillier aux pétales bleus, parfois roses et qui donnait à ce lieu une impression de paix. Et si le regard venait à la quitter, la pelouse portait des hibiscus aux robes écarlates, blanches et mauves et qui entouraient des bananiers dont les régimes mûrissants nourrissaient déjà le regard. Un peu plus loin, juste avant la salle à manger, plantées dans un humus d'écorces et de feuilles, des orchidées aux pétales fins, tendus comme des doigts, ou larges comme des mains, aux pastels tellement élégants tachetés de bordeaux ou de bleu nuit.
Enfin, cultivés avec attention, des plants de vanille soigneusement attachés à un tuteur annonçaient un manguier au feuillage large et généreux tout comme l'avocatier lourd de ses fruits. C'était le paradis.
Cet ami ne m'a rien dit des villages cachés dans les collines de l'arrière-pays, ni des couleurs de l'eau qui changent à chaque heure, ni de celles des poissons qu'on discerne si nettement depuis le petit ponton qui conduit aux bateaux.
Son paradis à lui c'était un jardin, le jardin de cet hôtel qu'ils avaient choisi avec sa femme pour passer quelques jours de vacances. Et d'aller souvent, discrètement, presque avec retenue, à la découverte de l'ombre qui accueillait un instant de lecture ou de sieste, et des parfums qui répondaient à l'orage. La vie pouvait-elle offrir plus de beauté et de paix ? Le paradis ressemblait à ce jardin, où tout renvoyait à l'essentiel, les couleurs, les parfums, les fruits, les formes et cette présence si présente et si pudique à la fois. Il n'y avait qu'à accueillir tout cela , le laisser prendre place en soi pour être rempli de vie. Le paradis et un jardin, ou plutôt le jardin est un symbole du paradis, de ce lieu dont on ne sait pas encore s'il est terrestre ou céleste, ou les deux à la fois, dans notre quête et notre désir de faire advenir le ciel sur la terre.
Pour moi, le paradis pourrait très bien être un jardin, à condition que ce soient d'autres qui le cultivent. Parce que vous avez lutté contre une armée de limaces après la pluie ? Arraché sans fin le liseron qui vous mine vos cultures ? Vous avez vu vos salades monter, vos tomates attendre le rouge ? Il suffit d'y avoir une fois travaillé pour connaître l'exigence des récoltes. Le jardin, ça devrait être un lieu de repos dont on pourrait profiter à condition que d'autres s'en occupent. Un peu comme au début quand Dieu plante un jardin et y dépose l'homme qu'il a créé. Un jardin où chaque plante est attrayante, où chaque arbre est beau à regarder. Non mais vous imaginez, un paradis avec des mauvaises herbes, des arbres mal taillés, des poux sur les légumes et des fleurs crevotantes.
Le Jardin ? Un lieu où je pourrais me sentir en sécurité. Un lieu où chaque plante a une fonction particulière et vient nourrir tous mes sens, comme le romarin vient faire de la pomme de terre une reine.
Pour que le beau et le bon entourent ma vie et lui donnent ce dont elle a besoin. Le jardin devrait être ce lieu où même Dieu se sentirait à l'aise et viendrait se reposer, déposer ses fatigues, prendre souffle, se nourrir d'un moment particulier et accueillir petit à petit le repos.
Ma foi, je la rêve souvent comme un jardin, comme cet endroit où ma vie aurait sa place, toute sa place, et où les autres pourraient se sentir bien; un lieu de germination et de croissance, où les saisons de la vie se déroulent paisiblement, malgré les tailles nécessaires, les arrachements, les repiquages. Ma foi ne ressemblerait pas à une serre dans laquelle il s'agirait de cultiver des plantes exotiques, étrangères à mon milieu, nécessitant des conditions élevées de soins; ma foi ne serait pas non plus semblable à ces jardins de bonzaï où la réalité est taillée pour se rapetisser petit à petit. Ma foi, je la souhaite large, fournie, bordée de fleurs et de parfums, et paisible comme une lumière de cinq heures en automne. Avec une confiance grande et solide comme un chêne où les enfants iraient construire des cabanes et les plus âgés prendre le frais, avec une joie lumineuse comme un tapis de fleurs, avec des dons généreux comme des arbres fruitiers. Une vie, une foi, une vie de foi, où je pourrais suivre le Christ.
Quand devront reprendre les travaux de ce jardin-là ? Les labours et les semailles de l'automne, où il faut retourner la terre qui accueillera les graines; les longues semaines de patience pendant lesquelles seul le coeur y voit quelque chose; les jours de taille pour que les pieds de vigne portent encore plus de fruits. Quand devront reprendre les travaux de notre foi ? Quelle terre allons-nous devoir retourner pour pouvoir recevoir les graines du Royaume, aussi petites que des graines de moutarde ? Quels arbres devrons-nous tailler ou arracher pour réaménager notre jardin de vie ?
Il y a parfois, pour certains souvent, des déserts dans la vie des hommes. De ces aridités à vous couper le souffle, à vous couper une vie. Il y a parfois, pour certains rarement, des montagnes dans la vie des hommes. De ces lieux et de ces moments où la rencontre avec Dieu révèle les malentendus, les attentes déçues, les frustrations encombrantes, mais aussi le rappel de la présence de Dieu sur leur chemin.
Mais combien de rêves de jardin hantent nos mémoires ? Le prophète y voit deux choses : la justice et la louange qu'il compare à deux plantes qui sont en train de germer. La justice, comme fondement du monde, comme ordre voulu par Dieu, qui peut prendre racine sur cette terre et que le Seigneur fait pousser. Il n'y a pas d'autre urgence pour ce monde aujourd'hui : son
sens, son équilibre, sa préservation, sa dignité, tout découle de cette reconnaissance et de cette prise de conscience que c'est Dieu lui-même, du sein de sa création qui offre les germes de la justice. Je sais, il y a les voies abandonnées du Letten, la mort dans les collines du Rwanda, l'arbitraire et la violence des mots et des armes en Bosnie, en Irlande, au Kurdistan, en Algérie et tellement ailleurs aussi.
L'Ecriture est prise en tenailles par ces deux jardins qui ouvrent, une fois encore sur deux réalités si différentes. Le jardin par excellence, l'Eden, où Dieu place sa création, où l'homme a reçu une mission et un projet de vie, qu'il finira par casser. Et le jardin d'au-delà du Cédron, le torrent au lit souvent sec qui contourne le Mont des Oliviers, ce jardin dans lequel Jésus entre pour se faire arrêter. Un jardin paysage des commencements et un jardin prison des achèvements qui en annonce un autre dans lequel Joseph d'Arimathée déposera le corps de Jésus. Le jardin qui aurait pu être dans la grande bonté de Dieu, et ce jardin de trahison où son fils se donne librement pour que nous n'ayons plus à trahir Dieu. Jardin de vie qui ouvre l'homme à la création et à la justice, jardin de mort qui va conduire le Christ à sa passion, jardin de mort qui deviendra jardin de vie après que Marie de Magdala, ayant pris le Ressuscité pour le jardinier, confessera sa foi en le reconnaissant comme Maître.
Quelles violences et quelles injustices abritent mes jardins de vie ? Oh pas de celles dont les journaux à sensation se nourrissent, ni de celles que je n'oserais même pas murmurer à l'ami, au frère, mais de celles que je connais bien, qui vivent en moi depuis longtemps et avec lesquelles je me contente de vivre.
Jésus le Christ entre dans mon jardin chaque fois que je m'apprête à le trahir. En fait il m'y précède , avec tous les témoins de la foi. Tout le monde est là, y compris Judas. Image d'un monde qui fait face à Dieu. Et je suis là, parfois comme traître, souvent comme celui qui laisse faire, parce que je me sens tellement dépassé, pauvre, découragé. Je suis dans le jardin du monde avec le Christ.
C'est alors que le deuxième germe de la vision d'Esaïe peut se mettre à pousser : la louange qui prend petit à petit sa place dans ce monde qui ne cesse de proclamer l'apparente absence de Dieu. La louange devient ainsi la seule réponse à l'absurde et à l'arbitraire. Je ne comprends pas ce que mon monde est en train de vivre , et en même temps je suis invité à rendre compte de Dieu, et pour cela, la louange est le langage du témoignage. La louange est la défense de Dieu. Un peu comme ces bals des récoltes redisent la joie des dons de la terre. Toutes les peines, tous les soucis, toutes les peurs et tous les travaux s'effacent pour laisser l'enthousiasme prendre toute la place.
Dans le jardin du Mont des Oliviers, pas de place pour la louange, comme souvent dans nos vies. Que le bruit des pas, des armes, que les lueurs des torches et des visages tailés par la peur. Pas de place pour la prière, pour le repose ou la confiance. Pas de place pour le silence ou pour les parfums. Que le face à face entre Dieu et les hommes. Ma vie, comme un jardin, est remplie des travaux et des moments qui semblent me dépasser. Et le Christ est dedans avec moi, non comme celui qui m'accable de reproches, non comme celui qui vérifie, une fois de plus, la consistance ou la validité de ma foi, mais simplement comme celui qui est avec moi jusque dans les ronces de l'existence.
A cause de cela, à cause de tout ce que j'ai oublié de semer, de tailler, de planter, à cause de ma vie que je cesser de rêver plus belle, les causes de tout cela deviennent les raisons même de ma louange. Dieu vient habiter mon jardin, il est là au coeur de ma vie, dans tout ce qui me constitue et qui peut ainsi nourrir ma louange.
Je n'ai plus à confondre le gardien du jardin et le Ressuscité, seule Source, seule raison, seul but de toute justice et de toute gloire.
Amen.