J'ai ouvert ma valise qui sentait le parfum des vacances et le bruit sec des serrures a libéré trois semaines de repos, de mise au large, de découvertes, de retournements sur soi et sur les autres, trois semaines d'odeurs et de saveurs et tout d'un coup, comme des bouffées de vie qui vous remontent contre, tout s'est bousculé: le petit rosé partagé autour des olives cassées au fenouil et du saucisson sec, la ballade en bateau avec ce vieux moteur diesel qui tapait, le parfum de cannelle quand le soleil se couche après avoir caressé la plage tout un jour, la fraîcheur d'une église visitée, le bruit assourdissant des grillons sans lequel les vacances seraient mortes.
Tout ça m'est remonté contre en ouvrant ma valise, et comme par un réflexe, j'ai porté mon bras à mon nez et ma peau m'a redit discrètement la mémoire d'un temps que j'ai aimé. Et curieusement, ce n'est que bien plus tard que les inconvénients se sont rappelés. Les bouchons sur la route, le moustique invincible un soir de chaleur étouffante, le manque d'eau pour finir la douche savonnée, et puis ces quelques piquants d'oursins qui m'ont redit la nécessaire présence de mes doigts de pied. La valise était ouverte et par elle, ma vie s'est ouverte elle aussi.
C'est là que les choses pour moi doivent se vivre dans un certain ordre désorganisé. Cela signifie que les choses doivent se faire nécessairement, mais pas forcément dans une suite logique. Un peu comme dans nos vies. Il y a le sac à linge sale, que je pose sans l'ouvrir à la lessiverie. Cela sera pris en charge plus tard dans les travaux hebdomadaires nécessaires. Les vacances pour moi sont d'abord cela: pouvoir laisser sur une plage, dans un musée, autour d'une table, dans un livre ou dans le silence d'une marche, ces scories de l'existence que je peine à porter et qui s'entassent dans les débarras de ma vie.
Moi je crois que Jésus, en envoyant les apôtres, leur a permis une expérience de ce type-là. Pas seulement les grands signes de puissance qu'ils ont vécus, mais aussi les expériences d'étrangeté, de refus, d'efforts et de discussions. Les apôtres ont dû laisser une part d'eux-mêmes, lourde, encombrante, pesante sur ces chemins de Galilée qui ne font qu'annoncer les chemins de la vie.
Qu'est-ce que j'ai laissé durant ce temps de vacances qui me permet de reprendre la route et qui m'ouvrent la vue, me nettoie le chemin, élargit le coeur et féconde l'hospitalité ?
J'ai ensuite sorti délicatement mes souvenirs. Il y a ce bocal de sable fin que les enfants ont tellement voulu ramener et dont le couvercle en plastique a sauté. Ca vous inonde toute une valise, le sable. Je leur avais pourtant dit sans conviction que ça pesait lourd et que ça pouvait péter dans une valise. Je me suis entendu leur donner des conseils quant à leur vie, voulant leur éviter... leur éviter quoi ? Le sable, ça se nettoie facilement.
Et puis il y a la bouteille de rosé, bien emballée et qu'on dégustera avec les amis plus tard, en souvenir des apéritifs partagés, le Tee-shirt acheté à ce marché ensoleillé, les quelques cartes postales un peu pliées, coincées entre les pantalons qu'on n'a pas eu besoin d'enfiler et toutes ces chemises prises en trop.
Ma vie m'est revenue contre une fois encore. C'est fou ce que je peux me charger de choses dont je n'ai pas besoin. "Les apôtres revinrent et racontèrent à Jésus tout ce qu'ils avaient fait". Moi quand je raconte, c'est pas à la manière d'un rapport, ça sort comme ça vient, une idée en appelant une autre, un parfum déroulant une ambiance, une saveur brossant un tableau. Les apôtres racontèrent, mais on ne sait pas quoi ! Comme on ne sait pas toujours si les temps de mise à l'écart pour le repos ou pour une expérience de vie difficile laissent des traces dans les vies de ceux que nous rencontrons.
Luc ne rapporte rien, ne dit rien, ne pense rien. Mais il sait que ces apôtres-là sont habités par un collier d'expériences fortes, de rencontres exigeantes, de paroles difficiles. Il sait aussi que ces apôtres ont dans leurs yeux la mémoire des lieux, des paysages, des tables , des chemins, des climats et que tout cela est venu enrichir leurs temps et leur vie. Alors moi aussi j'ai raconté. J'ai raconté ma vie, du moins celle qui m'est revenue en ouvrant ma valise. Et peu de gens s'en souviendront.
Ce que Luc a gardé, c'est ce qui s'est passé après le retour des apôtres: l'événement qui a tout de suite suivi ce temps de mise à l'écart et qui vient l'éclairer, comme un soleil entre dans le matin naissant. Et ça va être l'histoire d'un repas offert à tous à partir de ce que les apôtres avaient dans leurs sacs: cinq pains et deux pois-sons. C'est à partir de ce que les apôtres sont, à partir de ce qu'ils ont, à partir de ce qu'ils ont reçu et porté entre autres à travers ce moment de mise en distance que le miracle a lieu.
Le miracle n'est pas un signe de magie, un tour de passe-passe, mais l'action accomplie par le Christ avec ce que sont les hommes qui ont vécu, ont souffert et ont connu les grandes joies de la vie. Jésus va faire advenir le Royaume de Dieu à partir de ce que contiennent les sacs et les valises de nos vies. Jésus le Christ va redire la joie de son Père à partir de ce que nous sommes, de ce que nous avons fait et de ce que nous avons reçu.
Et ce miracle-là n'est pas le souvenir d'un temps où ces choses-là foisonnaient, mais il s'agit de nous, de nos luttes, de nos bonheurs, de nos questions et de nos révoltes. Il s'agit de cette vie qui importe tellement à Dieu. Tellement d'ailleurs qu'Il va l'élargir et l'étendre aux dimensions de sa bénédiction.
Et cette liberté-là s'est une fois encore révélée à moi grâce à ce temps de vacances. D'abord dans cette permission que le Christ m'accorde au refus. "Renvoie la foule... sous-entendu, renvoie ceux qui nous posent question, ceux qui parta-gent notre temps et pour lesquels nous ne savons quoi faire, Dieu, s'il te plaît, renvoie-les avant qu'ils ne m'embarrassent, renvoie les réfugiés, les sans domicile fixe, les malades, pour qu'ils se trouvent de quoi manger dans les villages et les fermes des environs. Renvoie les problèmes.
Je crois qu'une des étapes importantes d'un temps de vacances ou de retrait et du temps de retour, c'est d'avoir pu dire : "renvoie mes soucis, renvoie ce qui me pèse, ce qui m'est lourd,renvoie, parce que je ne peux plus porter et assumer la vie qui m'était confiée. Je suis rentré reposé parce que j'ai reconnu ma fatigue. S'asseoir dans son salon, ouvrir son courrier, mettre un peu de musique et petit à petit se dire qu'on a du plaisir à reprendre l'itinéraire de nos cheminements.
Ensuite, il y a ce renvoi du Christ à faire l'inventaire de nos réserves, de nos richesses. Ma valise ne contient pas seulement les signes de mes vacances, elle me désigne à sa façon ce que j'ai reçu, ce qui m'a été remis pour reprendre pied, ce qui est venu combler un manque ou une attente, ce qui a d'abord nourri mes faims et étanché mes soifs. J'ai alors redécouvert que je porte en moi de quoi me nourrir en suffisance, mais aussi de quoi partager en suffisance.
Si je peux ainsi recommencer mon petit bonhomme de chemin, c'est parce que j'ai été rétabli dans mon corps, dans mon esprit et dans mon âme. En partageant une promenade, une émotion, un repos, un repas, un loisir, j'ai refait l'expérience du temps reçu, du temps offert, du temps accueilli. Et j'ai ainsi accepté que je peux être à mon tour donneur et porteur d'attention à l'égard des autres.
Enfin, et là encore Luc ne s'encombre ni d'états d'âme, ni de commentaires, il raconte pour que Dieu me raconte ma vie une fois encore. Jésus a remercié Dieu. Inouïe louange qui me conduit à l'expérience de la Résurrection, à cet événement qui me relève, qui fait de moi un porteur de vie, un distributeur de nourriture, un homme emmené au-delà de lui-même par la force de ce Christ louant Dieu.
Ce Jésus-là a conduit ses amis, et par eux, tous ceux qui ont fait le chemin jusqu'à lui, il les a conduits en restauration. Dans cette réalité que Paul prêchait à Lystre: "Le Dieu vivant s'est toujours manifesté par le bien qu'il fait: du ciel, il vous donne les pluies et les récoltes en leurs saisons, il vous accorde la nourriture et remplit votre coeur de joie.".
Serait-ce cela que j'ai été invité à retrouver ? Serait-ce cette abondance-là que Dieu a voulu me réoffrir pour le temps qui m'est confié et que je ne connais pas encore ? Que de choses m'ont nourri durant tout ce temps de vacances, que de fidélités m'ont été rappelées, que de bonheur et de joie résonnent en moi devant cette simple valise ouverte. Comme si la vie devant moi allait se nourrir de ce qui m'a été donné. Comme si le miracle auquel les apôtres ont participé prenait racine dans ce qu'ils ont vécu, dans ce temps de mise à l'écart et de déplacement. Comme si ce qui me semblait mort et lourd éclairait la Résurrection à laquelle je participe aujourd'hui.
Je suis rétabli en vérité et en promesses, en promesses et en vérité. Je ne suis plus le même, parce que j'ai ainsi laissé au bord de ma route ce qui m'empêchait d'aller de l'avant. De cela j'ai envie de me réjouir. De ces espaces que j'aime et qui sont ma maison. De ces visages que j'aime et qui sont mes amis.
De ces travaux que j'aime et qui sont mes compagnons des jours. Je me réjouis de ces paroles de joies et de bénédiction, je me réjouis de ces enfants aujourd'hui baptisés, je me réjouis de ce Dieu qui par la bouche d'Esaïe a redit, je me réjouis de rajouter à ce que le prophète a proclamé : "La pluie et la neige tombent du ciel, mais elles n'y retournent pas sans avoir arrosé la terre, sans l'avoir rendue fertile, sans avoir fait germer les graines."
Le repos et les vacances sont souvent des cadeaux du ciel. Ils arrosent et irriguent nos vies, ils les rendent fertiles et ils en font germer les graines.
O Père, aide-moi à porter vers mes compagnons de route les joies que tu renouvelles pour moi.
Amen.