L'oracle du veilleur ou la crise de la culture

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Le fil rompu de la tradition

Dans quelques jours, le nombre 2000 va cesser de désigner un futur lointain, mythique, pour entrer dans le quotidien. Ce chiffre ne revêt aucune signification scientifique ni même religieuse puisque nous ignorons la date exacte de la naissance du Christ. Tout le monde sera d'accord pour convenir que l'an 2000, séduisant par la rondeur de ses trois zéros, est d'abord un bon prétexte pour faire la fête. En même temps, cette date est spéciale. Elle cristallise les interrogations d'une société européenne qui, sur une durée très courte, a connu des changements en profondeur. Lequel d'entre nous n'est pas directement atteint dans son existence concrète par les effets de la mondialisation de l'économie et du travail, par les autoroutes de l'information et le Web, la fragilité de la famille, l'urbanisme ravageur, les progrès de la médecine ou les aliments transgéniques ? Sans parler des retombées de la conquête spatiale ou d'une biologie désormais capable d'intervenir dans la chaîne du vivant. Vraiment, les temps changent !

La foi elle-même ne semble plus à l'abri ; il suffit de voir à quel point le paysage spirituel est bouleversé. Si je devais définir ce temps étourdissant, je dirais : le fil de la tradition est rompu, le fil de la durée patiente, longue et rassurante qui reliait jadis les générations. Nous nous tenons sur une brèche, dans l'intervalle entre le passé révolu et l'avenir infigurable. Nous sommes penchés sur cette brèche comme le veilleur énigmatique d'Esaïe, nous demandant avec lui : qu'est-ce que la parole de Dieu permet de comprendre de tout cela ?

Un oracle décevant ?

A première vue, le contexte de cet oracle est très éloigné de mon sujet. Esaïe, haut conseiller politique à la cour royale de Jérusalem, répond ici à un problème géostratégique de son époque, lié à la montée en puissance de l'empire assyrien. Mais dans les moments de crise - au sens de transformation décisive - la condition humaine est toujours la même. Elle suppute, elle s'interroge. Plus l'avenir est incertain et plus elle cherche à le connaître.

Les contemporains d'Esaie ont dû être déçus ! Autant que nous, ils devaient être attirés par le déchiffrement de leur destin. Autant qu'aujourd'hui, les officines d'augures et de voyance devaient prospérer. Or, en examinant de près ce passage célèbre, souvent cité comme un sommet littéraire, on n'y découvre rien d'extraordinaire, aucun présage. Le bon M. de la Palisse aurait pu prévoir qu'après la nuit vient le jour et après le jour, la nuit ! Sauf que là, c'est différent parce que c'est un prophète qui parle. Des centaines de fois Esaïe a contemplé l'aube se lever et le crépuscule se coucher sur les murailles blanches de Jérusalem. Maintenant il en pénètre la signification. La succession des jours et des nuits ramène ses pensées vers l'essentiel. Maintenant cette respiration du cosmos est l'annonce de quelque chose. A travers elle, il approche l'essence des choses. Et cela lui donne la force inépuisable de ce qui est simple. L'oracle d'Esaïe détient trois enseignements.

Un : le chemin continue...

La venue de l'aube et du crépuscule évoque d'abord la continuité. La justice élémentaire dans la Bible, c'est l'alternance régulière des saisons et des jours. Pourquoi justice ? Parce que c'est conforme à l'ordre divin, à la volonté de Celui qui est. Le monde continue, laissant leur chance à ceux qui l'habitent. Sur le chemin de la vie se joue notre destinée. On y trouve le meilleur et le pire, le malheur et le bonheur, l'épreuve et la joie, les événements en vrac, les merveilleuses rencontres et les lourds défis. Le Christ lui-même fut un voyageur, un nomade puisque l'Evangile nous dit "qu'il n'avait pas de lieu ou reposer sa tête." C'est sur ce chemin que Dieu nous donne rendez-vous. Encore faut-il que ce chemin puisse continuer. L'ordre divin le garantit : le monde continue. A sa surface vous pourrez laisser vos traces.

Deux : ce chemin n'est pas tracé d'avance.

Dès que l'homme s'interroge sur son avenir, il a tendance à croire qu'il est écrit quelque part. Esaïe est d'un avis contraire : interroger l'avenir revient à comprendre qu'il n'est écrit nulle part. Selon le poète Antonio Machado : on chemine, mais il n'y a pas de chemin. Le chemin se fait en avançant. Tout ce qu'on peut dire est qu'il y aura d'autres matins et d'autres nuits. Le reste est la conséquence de notre liberté et de nos actes.
Il y a des conséquences, bonnes ou mauvaises, prévisibles ou imprévisibles, mineures ou catastrophiques Il y a et il y aura des conséquences à Internet, au clonage, aux OGM, aux progrès de la médecine, aux mégalopoles. C'est inévitable ! Lors du premier essai atomique dans le désert du Nouveau-Mexique, le physicien Robert Oppenheimer eut ce mot : "maintenant, ça nous mène vraiment loin..."
Ne soyons pas naïfs : il existe toujours des risques. C'est une conception infantile de la foi d'espérer que Dieu va magiquement nous en protéger. Toute pensée, toute action comporte des risques. On ne peut penser, on ne peut agir autrement que dans le risque, pour soi, pour autrui, pour la société. L'aveuglement sur le risque est pire que le risque. Alors Jésus le dira : en vous il y a suffisamment de lumière pour continuer le chemin et suffisamment de lumière pour - si vous voulez - éviter les principaux écueils. Pourvu que vous sachiez prolonger tous ces incroyables progrès par la sagesse qui en est la contrepartie indispensable.

Troisième enseignement :

Il n'est enfin pas scandaleux que les temps puissent changer. Le changement est conforme à la volonté de Dieu. Ce qui appartient au temps est de passage. Notre culture, notre technique et notre science appartiennent au temps. Selon la formule de Paul Valéry, nous savons que les civilisations sont mortelles. Aussi bien, notre époque si particulière est en même temps une fin et un nouveau commencement, l'achèvement d'un cycle et la naissance d'un autre. En définitive, c'est une perspective pleine d'espérance : la fin est grosse d'un nouveau début. C'est aussi vrai pour notre foi, qui appartient au temps. La crise des Eglises européennes est inséparable de la crise globale de notre culture. Les formes religieuses, les expressions spirituelles vieillissent. Pour parler de Dieu nous n'avons que le langage humain. En même temps, Dieu est une réalité comparable à rien, qui échappe toujours. A l'instar de Valéry, nous ne pouvons pas ignorer que les religions sont mortelles.

Les vêtements de l'éternité
Mais les religions comme le reste ne sont que les vêtements de l'éternité. Ce qui change, selon la superbe image du psalmiste, ce sont les vêtements de l'éternité. Quand l'histoire vieillit et s'use, quand les nations et les civilisations se transforment, c'est l'Eternel qui change les vêtements de son être infini. Il est le fondement sur lequel toutes les fondations sont posées et sur ce fondement-là nous pouvons compter. Il est la toile de fond immuable, inchangeable, inébranlable, sur laquelle notre vie transitoire ressemble au feu follet à la surface de l'étang. Donc notre présent, quel qu'il soit, est littéralement porté par Dieu comme un vêtement.
La conversion demandée par le prophète est un retour à cette manière de voir. Même si les temps changent, même s'il y a des risques, nous ne sommes jamais abandonnés.
Parce que nous sommes une expression de l'essence indestructible de la vie. Nous sommes veillés invisiblement par Celui-là même qui posé l'alternance régulière des jours et des nuits. La caravane humaine est précédée par l'Ami mystérieux qui déjà accompagnait incognito les pèlerins d'Emmaüs.

La bénédiction de Noël
En fin de compte, la vision d'Esaïe est bonne. En créant, Dieu avait une vision du monde, la vision d'une bénédiction permanente, attachée à la toile de fond. Cette bénédiction est réaffirmée par Noël : "Béni soit le Dieu qui s'est souvenu de sa sainte alliance", s'exclame Zacharie. Avec ses contradictions et ses défis, ses séparations et ses bifurcations imprévisibles, les fondements de l'avenir sont bons. Parce que l'avenir est porté par Dieu.

Tenir debout dans la brèche
J'ai parlé en commençant du fil rompu de la tradition. Il ne s'agira pas pour nous de le renouer ou d'inventer quelque succédané ultramoderne destiné à combler la brèche entre passé et futur. Il s'agira seulement de trouver comment tenir debout dans cette brèche. C'est la seule région ou la vérité pourra apparaître un jour. Il est probable qu'à terme une révolution spirituelle accompagnera les changements en cours. Eh bien : nous l'aborderons avec au cœur la certitude tranquille d'Esaïe, selon laquelle Dieu y sera présent comme ailleurs, et c'est tout ce qui suffit.

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Delor
Musique
Choeur de la Cathédrale dirigé par Florence Kraft