Dimanche dernier, la parabole du laboureur, tirée du livre d'Esaïe, nous parlait de la promesse dont la condition humaine est porteuse et de l'espérance que Dieu y attache. Cette existence présente, à laquelle nous avons été appelés, doit être par nous mise en valeur - entendez cela au sens noble - à l'image du paysan qui cultive et ensemence sa terre en vue de la moisson.
Ce matin nous écouterons la tonalité particulière que l'apôtre Paul apporte à cette vision de la vie. Je la résumerai par une formule de l'écrivain St-Exupéry : " Il ne suffit pas de tailler dans l'arbre pour qu 'il fleurisse, il faut que le printemps s'en mêle. " Il ne suffit pas de tailler dans le cœur de l'homme., il faut encore que la grâce le touche.
C'est l'évidence. Il ne suffit pas que le laboureur prépare soigneusement sa terre, il faut encore que les saisons se fassent bien, qu'il pleuve suffisamment mais pas trop, qu'il ne gèle pas au mauvais moment, qu'il n'y ait pas de maladie. Bref il faut compter avec ce printemps de Dieu auquel on ne commande pas.
L'olivier de la paix
C'est par le symbole de l'olivier que Paul s'explique avec la foi de son enfance, celle d'lsraël, par rapport à la foi qu'il professe désormais, celle du Christ. Depuis Noé l'olivier, arbre méditerranéen par excellence, annonce la paix et une légende prétend que le nom de Dieu est inscrit sur chacune de ses feuilles. De la paix, il en faut pour envisager sereinement ce qui est ressenti par beaucoup à l'époque de Paul comme une déchirure dramatique entre .juifs restés fidèles à la tradition et disciples du Christ.
Pour Paul d'un côté, pas de doute : Israël, ce peuple de la Loi et l'Église, ce peuple de la foi, constituent un seul et même arbre. Le premier est la racine du second, sans Israël, pas d'Évangile. Mais de l'autre côté, le message du Christ est différent. Le point de vue n'est plus le même. La relation à Dieu a changé.
Qu'est-ce qui a changé, qu'est-ce qui a muté ? Car il y a bien eu mutation, la trajectoire personnelle de Paul en est un exemple saisissant. Personne ne conteste que le Jésus historique ait été un maître pharisien fidèle à la Torah et que ]es éléments vraiment révolutionnaires de son enseignement sont rares. Seulement le Christ mène à une expérience spirituelle d'un type nouveau, qui pour nous accomplit une promesse de plus.
Une erreur volontaire
Pour faire comprendre ce changement, Paul recourt à un procédé très bizarre : dans sa comparaison avec l'olivier, il introduit une erreur volontaire. Les jardiniers qui m'écoutent n'auront pas manqué de sursauter: normalement, on greffe la plante cultivée sur la plante sauvage afin que cette dernière produise du fruit, jamais l'inverse. Paul ici décrit l'opération inverse. Absurde ? Pas du tout. Il veut nous dire que Dieu, par sa seule puissance, peut susciter une énergie germinative que le jardinier, malgré son savoir et son habileté, est incapable de provoquer.
L'être de l'homme
L'énergie qui vient de Dieu, voilà l'essentiel. Énergie dont nous avons besoin pour vivre autant que d'air pour respirer. Les êtres humains de la naissance à la mort, ne sont pas seulement liés au changement. Ils sont aussi liés à l'être, comme leur nom l'indique, être qui vient d'un mot sanscrit signifiant : ce qui fait tenir debout. Les êtres humains dépendent de ce qui les fait tenir debout. Or il se trouve qu'ils ont un sérieux problème avec cela. Ils s'effondrent souvent, ils sont fragiles et instables. Ils ont besoin de quelque chose - ou de quelqu'un - qui les aide à se relever et à tenir droit.
L'écrivain André Malraux demanda un jour à un vieux prêtre ce que son long ministère lui avait appris sur l'humanité; le vieux prêtre réfléchit puis répondit : deux choses, la première c'est que les gens sont beaucoup plus malheureux qu'on ne croit, la seconde c'est qu'il n'y a pas de grande personne.
Paul aurait été d'accord avec le vieux prêtre. On ne comprend rien à l'apôtre sans ce regard de compassion pour la misère humaine. Certes dans ses lettres il s'emporte, s'énerve souvent, vitupère c'est son caractère, mais on sent omniprésent une infinie compassion pour ses semblables soumis à la faiblesse et subjugués par la peur.
Aussi son leitmotiv est-il le remède à cette faiblesse, qui est la consolation - littéralement la consolidation - de l'être intérieur par l'énergie Il faut qu'il soit aidé, apaisé et remis debout, pour marcher dans la direction voulue par Dieu. Il lui faut bénéficier de la force du printemps.
Notre Dieu de pitié, réparateur de nos défaites...
Faire de sa vie quelque chose de valable, s'améliorer soi-même, progresser spirituellement et moralement, travailler à trouver son équilibre et son bonheur, faire avancer le bien commun: superbe idéal, que nous partageons tous mais notre bonne volonté y suffit-elle ?
Peut-on y parvenir tout seul? Vous savez bien que non. Chacun connaît ces situations qui nous vampirisent, transformant l'esprit le plus normal en nuisible crétin (les embouteillages, par exemple) ? Ou ces démons qui, à l'occasion d'une colère, surgissent je ne sais quel recoin obscur de nous-mêmes et nous font régresser ? Ou cette irresponsabilité technique et industrielle, sans égard pour la vie animale, qui saccage la planète autant qu'elle l'améliore ?
Non, l'aventure humaine, qu'elle soit individuelle ou collective, n'aboutira pas sans notre Dieu de pitié, réparateur de nos défaites personnelles. Il ne faut pas compter sur nos seules forces, mais encore avec le Compagnon invisible, l'Ami quotidien qui nous porte de l'intérieur ainsi que le dit une belle prière : O Dieu, tu règnes entièrement de l'intérieur et ta puissance est inscrite dans l'essence de toute chose... " (Eugen Drewennann).
L'expérience de la foi
Nous débouchons à présent sur l'expérience de la foi : une ouverture du cœur à l'énergie de Celui que Jésus nous a appris à appeler " Père ". Un chrétien, ça commence à exister à partir de cette expérience du fond de l'existence. Ca commence à exister à partir des forges de la vie, là où nous effleurons l'Être avec un E majuscule.
Paul dit quelque part " la révélation du Christ en moi ". Il dit je (ce qui dans l'Antiquité est une révolution) parce que ça part de lui, de son for intérieur. Tel est l'événement intime et ineffable, aussi décisif que difficile à traduire avec des mots, qui a jeté l'Apôtre sur les routes hasardeuses du bassin méditerranéen pour aller prêcher aux gens les plus divers son message inspiré. Tel est ce qui a touché et converti. Ce qui a touché et converti n'est pas une théorie nouvelle sur Dieu. Mais c'est une réalité nouvelle, l'Esprit agissant du Christ.
Par son énergie spirituelle, nous cessons d'avoir peur de Dieu et nous sommes réconciliés avec lui. Face à Lui nous passons de la culpabilité à la confiance. Par son énergie spirituelle, nous sommes réunis avec nous-mêmes, dans l'acceptation heureuse de soi - et vous savez combien il est ardu d'accepter ce qu'on est. Par elle enfin nous ressuscitons déjà maintenant, c'est-à-dire que nous nous éveillons à l'essence indestructible de la vie.
L'ombre de l'olivier
Vous le voyez, la parabole de l'olivier sauvage et de l'olivier franc, qui compare l'énergie germinative du printemps au renouvellement de notre être intérieur, nous transporte au cœur du message chrétien : la guérison de l'âme. C'est en cela que le message du Christ est différent. C'est ce qui fait que notre relation à Dieu a changé. Nous avons autant à rechercher la sérénité, la paix et la joie qu'à nous laisser atteindre par elles : elles nous sont données dans la foi.
Désormais, à l'espérance que Dieu a placée dans sa créature dès le premier matin du monde fait écho l'espérance que, dans notre misère, nous plaçons en notre Dieu, jusqu'en ce jour final où nous verrons face à face.
Deux points de vue complémentaires et pas concurrents. L'espérance dans le devenir humain ne va pas sans la guérison de son être profond. Sur le chemin de la vie, on a autant besoin de discipline et de vertu que d'être rassuré et nourri en son âme. L'ennemi c'est la peur qui embrouille tout. Cet ennemi peut être vaincu. A l'ombre pacifique de l'olivier, l'ombre même de Dieu, Esaïe et Paul nous parlent de cette double bonne nouvelle.
Amen !