Il est souvent question de signes dans les Evangiles. Tout le monde comprend ce mot, qui est à la fois simple et compliqué à définir. On l'emploie d'habitude sans penser qu'il recouvre un monde d'interrogations. Dans les deux paraboles relatives au figuier, Jésus évoque deux signes opposés, un bon et un mauvais.
Commençons par le bon, celui du printemps : "Dès que le figuier a commencé à bourgeonner, vous savez de vous-même déjà que l'été est proche." J'ai vu un bon signe de ce genre dans les vastes forêts du Jura. Pas celui du printemps évidemment, mais celui de l'automne. Le temps d'une superbe journée comme il en vient en octobre, j'ai vu flamboyer l'or des hêtres et le rouge des ormes.
La forêt m'annonçait l'imminence de l'hiver. Et je me suis réjoui de ce qui est contenu dans ce signe : les soirées plus longues passées en famille, le poêle qui ronronne, le chat qui se blottit, les fêtes de Noël, Nouvel An, la magie de la neige. Pourtant ce bon signe de ces petits miracles ordinaires que nous attendons de la vie, ce ne sont que des feuilles aussitôt emportées par le vent.
Dans l'autre parabole, le figuier est le mauvais signe. Quand le propriétaire s'en approche, il voit la stérilité et l'échec. Nous autres modernes, citadins pour la plupart, avons un peu de peine à comprendre la déception de ce propriétaire. Pourquoi arracher un arbre aux feuilles si décoratives sous prétexte qu'il est stérile ?
Mais jadis en terre d'Israël on cultivait le figuier surtout pour son fruit. La figue, fraîche ou séchée, constituait un aliment de base. On en faisait aussi des gâteaux. Le prophète Esaïe rapporte même son utilisation médicale. Le figuier était un élément important de l'économie paysanne d'alors.
Si j'interprète correctement le mauvais signe manifesté par cet arbre stérile, j'y discerne bien autre chose que la déception d'un propriétaire. Un figuier stérile parle de disette, de famine et même, comme en certaines régions de l'Afrique et de l'Inde, de la mort possible de beaucoup de gens.
Pour nous aujourd'hui, Suisses et occidentaux, le mauvais signe qui nous est donné par le figuier stérile, c'est celui du chômage qui à nouveau étend ses ravages. Celui de l'effondrement financier, celui des menaces terroristes, celui des rumeurs de guerre. Tout notre avenir est concerné.
Que deviendront nos enfants, quelles seront leurs chances ? Que deviendrai-je moi-même, si l'économie continue de s'anémier ? Que vaudront plus tard nos retraites ? Vous le voyez, la Bible est un livre réaliste. Tout y est, notre vie et notre mort, notre tristesse et notre joie, notre courage et notre peur. Chaque génération doit interpréter les évènements et les circonstances qu'elle traverse. Ils sont pour elle autant de signes.
J'observe maintenant que les bons et les mauvais signes vont et viennent. Ils apparaissent et disparaissent. Ils parlent ainsi de ce qui passe. Ils disent le vieillissement des choses qui s'usent, l'épuisement des êtres qui meurent. On raconte que le grand poète tibétain Milarepa, qui vécut à l'époque de Saint François d'Assise, atteignit l'illumination suprême lorsque le dernier bien qui lui restait, une modeste petite cruche en terre cuite, se brisa contre un rocher. Ce fut pour lui le signe décisif : tout passe, tout a une fin. Le ciel et la terre passeront parce que c'est leur nature.
Nous voici mis en garde contre une illusion fréquente : celle de se croire définitivement installé. Une fois de plus, la société s'était installée dans l'illusion de la croissance continue. Une fois encore les Eglises avaient cru leur situation définitivement acquise. Or les signes qui nous sont donnés aujourd'hui dévoilent que toute nouveauté vieillit.
En même temps, comprenez-moi bien : ils passent, ils ne s'arrêtent pas. Le verbe grec est très clair, il s'agit d'un mouvement. Les signes parlent aussi de ce qui naît, de ce qui vient, du renouvellement nécessaire des êtres et des choses.
L'apogée contient le déclin, la vie appelle la mort. Inversement, la mort appelle la vie et la défaite prépare la victoire. Toute chose contient son pôle contraire. Et nous participons de ce rythme essentiel du Cosmos.
Les signes sont là, bons et mauvais, également partagés. Maintenant, que doit-on discerner ? Ecartons l'idée que les signes seraient porteurs de prémonition. Ils n'ont évidemment rien à voir avec la bonne aventure ou la boule de cristal.
Signe est un mot religieux, c'est à dire un mot qui nous relie à ce qui nous dépasse. Les signes dévoilent la transcendance, cette dimension de profondeur insondable qui s'attache à tous les êtres, ceux qui s'en vont, qui échappent à notre vue et ceux qui naissent, qui viennent à nous.
Le sage inconnu qui a écrit le livre de Job devait être un observateur attentif de la Nature. "Qui ne sait parmi tous ces êtres que la main du Seigneur a tout fait ? Il tient en sa main le souffle de tout vivant…" Dans la ronde des saisons et la génération des animaux, il lit la transcendance.
Le seul fait de passer montre que nous recevons l'être de plus loin que nous-mêmes. Nous ne sommes que les hôtes de la vie. Elle est notre invitée pour un temps, nous ignorons quand elle s'en ira. Mais un jour nous mourrons, cela est certain. Aussi dépendons-nous absolument de cette visiteuse. A chaque instant, à chaque respiration, à chaque battement cardiaque, nous sommes suspendus à une instance qui nous échappe. Telle est la leçon des signes.
Jésus ajoute quelque chose à cet enseignement de Job : "mes paroles ne passeront pas". La transcendance n'est pas seulement la profondeur insondable qui s'attache à tous les êtres. Elle est une profondeur habitée par une Présence. Celui qu'on nomme Dieu, faute de mieux (ce n'est qu'un mot combien équivoque !) ne se résume pas à un infini mathématique et impersonnel. Il est une Présence qui vient me rencontrer, qui m'adresse sa parole, qui dit je et me dit tu, à qui je puis dire tu à mon tour.
Souvenez-vous de la prière de consécration du Temple de Jérusalem par le roi Salomon. Elle contient un paradoxe incroyable : "Les cieux et les cieux des cieux ne peuvent te contenir, et pourtant sur ce temple tu as dit : là sera mon nom." (1 R 8). Tu es le Transcendant que rien ne peut circonscrire et tu es Celui que l'on peut invoquer.
Tu habites les cieux des cieux, et je puis m'entretenir avec Toi, comme Moïse sur la montagne avec un ami mystérieux. Depuis Abraham, tu es Celui qui nous adresse ta promesse : va, je serai avec toi ! Cette promesse ne passera pas.
Bon signe et l'on se réjouit, mauvais signe et l'on s'inquiète. Nous serions de véritables enfants de Dieu, peut-être même des saints, si nous pouvions accepter tous les signes qui nous sont donnés. Bien sûr pas seulement les bons, ce serait trop facile, mais les uns et les autres, surtout les autres, les mauvais. Si nous pouvions les accepter, je ne dis pas de gaieté de cœur, mais comme des étapes à franchir. En pensant que Dieu n'est pas indifférent du haut de ses cieux des cieux, mais à côté de moi, tout près et déjà dans mon cœur d'homme ou de femme.
Cependant, n'exigeons pas trop de nous-mêmes et discernons. Les bons signes dont notre vie est illuminée, reconnaissons-le avec force, ce sont ceux de la bénédiction de Dieu. Ils ont annoncé dans notre vie beaucoup de saisons qui se sont heureusement accomplies.
Les mauvais signes, disons que ce sont des avertissements de Dieu. Ils nous avertissent de ce qui vient. Ils ont parsemé nos vies de leurs souffrances, de leurs deuils, de leur détresse. Nous les avons trouvés injustes, monstrueux, nous nous sommes révoltés. Et sans doute avons-nous eu raison.
Pour les traverser, à défaut de les conjurer, nous sommes invités à écouter Jésus, comme les disciples l'écoutaient à l'ombre d'un figuier. Nous recevons de lui les paroles qui ne passeront pas. Elles parlent de la joie qui éclaire même la détresse, cette joie qui certes n'empêche ni la bêtise ni la méchanceté du monde, mais qui peut exister même dans un cœur brisé.
Des figuiers bourgeonnants, il y en aura dans nos existences, dans nos églises, chez ceux que nous aimons. Des figuiers stériles aussi - trop à notre gré. Que notre joie demeure !
Amen !