"T'en fais pas", "Tu te fais trop de bile", "Je croule sous les soucis" : ces expressions disent tellement bien ce que nous vivons, au jour le jour. Les insouciants ignorent leur bonheur. Mais aujourd'hui, c'est aux soucieux que Jésus apporte une parole destinée à lever leur souffrance. Car le souci est une souffrance. Le souci, c'est l'anxiété que l'on se fait pour soi, pour quelqu'un ou pour quelque chose. Il génère un cortège de profonds désagréments. Chacune et chacun d'entre nous s'est fait du souci au point de connaître l'insomnie, l'épuisement physique, l'amertume d'un travail ingrat, l'agitation, la peur de manquer ou de ne pas avoir ce que l'on désire; finalement, le souci est à l'origine d'un tenace sentiment de culpabilité.
Nous le savons bien, nos soucis peuvent se muer en solitude, en montée irrationnelle et incontrôlable de l'angoisse qui envahit l'âme, ils peuvent bloquer la réflexion ou empêcher l'action. Les soucis ne sont pas simplement les mauvaises herbes de notre âme : ils peuvent en devenir les ronces inextricables.
Mais voilà, les soucis, on ne les lâche pas comme cela, on ne peut s'en débarrasser de manière volontaire, on risque alors de se retrouver plus démuni qu'avant, avec ce souci supplémentaire, le souci impératif, de devoir bannir les soucis ! On ne décrète pas la fin des soucis, car ils sont tellement constitutifs de nous-mêmes qu'il se pourrait bien que nous ne survivions pas à leur élimination brutale.
Jésus le sait : il veut apporter un peu d'air, un peu d'oxygène dans l'atmosphère opaque que créent en nous et souvent autour de nous les soucis. Que dit-il ? Il rappelle que le souci est illégitime quand il monte au premier rang de nos préoccupations et obnubile tout le reste, quand il nous enferme sur nous-mêmes au point de nous empêcher de voir que Dieu nous aime, que la Providence prend soin de nous, que Dieu est prêt à avoir soin de nous pour autant que nous le laissions faire tout le bien qu'il nous veut.
Jésus nous invite à faire confiance, c'est le premier pas de la foi. "Petite foi", nous dit-il, comme on dit familièrement et affectueusement "petite tête", ou "tête de linotte", "petite foi, aie donc confiance en celui qui veut ton bien".
Mais comment faire pour s'ouvrir à la confiance et lâcher peu à peu soucis et anxiétés ? C'est possible : il s'agit de commencer par raconter tous nos soucis à Dieu, non pas pour l'en informer, il les connaît ! "Il sait ce dont nous avons besoin", mais pour nous en décharger. Il faut les raconter tous, les plus petits comme les plus grands. Apprenons à lâcher nos soucis. Venons les raconter, les hurler quand ils nous font trop mal. Opérons un transfert : à Dieu, mes soucis, à moi, le repos, la paix.
Le repos, la paix, ce sont le contraire des soucis, ce sont aussi les caractéristiques de ce royaume que Jésus vient nous annoncer en nous invitant à "rechercher d'abord le royaume et la justice". "Rechercher le royaume et la justice", ces paroles semblent bien abstraites à nos oreilles de démocrates avancés du début du 21e siècle. Or elles ont une signification très simple et très concrète: elles veulent dire "rechercher la compagnie de ce Dieu qui pourvoit à vos besoins", recherchez-le en lui disant vos soucis, dans la prière; entrez dans un compagnonnage avec ce Père qui s'occupe des oiseaux et qui s'occupera, à combien plus forte raison, de nous. Ce royaume, c'est un compagnonnage patient avec Dieu, sorte de thérapie de l'âme, au cours de laquelle nos soucis se décolorent peu à peu, perdent leur urgence, perdent surtout leur potentiel de souffrance pour laisser s'installer la conviction que Dieu nous assure l'essentiel.
Car Dieu, notre compagnon, n'est pas un avare. Il donne quelque chose d'encore plus précieux que le prestige, le luxe ou le pouvoir, si souvent objets de nos désirs et causes de nos soucis : il donne en effet son amour, il diffuse son amour. Il a affronté la mort pour nous le donner. Dans ce compagnonnage, vous allez retrouver le Christ, vivant à vos côtés, qui vous aide à rétablir une échelle de valeur où la confiance prime sur l'inquiétude, où le repos du cœur et de l'esprit est plus fort que la souffrance du souci quotidien. Et ainsi, surmontant progressivement le repli anxieux auquel nous contraint le poids de nos soucis, nous allons découvrir la liberté d'offrir le superflu, si nous en possédons, le plaisir de faire plaisir : c'est cela le royaume. Il commence par la restauration en nous du repos, de la paix, donc de la justice.
Cette invitation de Jésus à lâcher prise de nos soucis peut paraître folle. En réalité, elle est sage et vraie : elle nous ouvre à l'œuvre de Dieu dans notre vie; elle nous rappelle que la Providence nous garde.
Mais, s'il vous plaît, ne faisons pas de contre sens. Jésus ne nous invite pas à croiser les bras, à ne plus travailler, à nous laisser aller. Bien sûr que non ! Demain, il faudra reprendre le cours de nos activités, j'espère avec intérêt, voire plaisir et ardeur. Ce que Jésus offre, ce n'est pas la vie oisive, mais c'est une vie libérée de la peur de n'avoir pas assez et de l'aigreur de n'avoir pas davantage puisque Dieu offre l'essentiel et le nécessaire. Nous sommes destinés ici-bas à nous prendre en charge et à travailler, mais à le faire dans la paix et la liberté. Chaque jour, nous sommes appelés à préférer la Providence à notre anxiété et nous le ferons lorsque, croisant les mains, nous raconterons à Dieu nos soucis, dans le détail, sans rien omettre, surtout pas ce qui parait trivial ou inavouable, et que nous demanderons à Dieu qu'il prenne soin de nous et des nôtres. Et il le fera.
Et puis pour terminer, un clin d'œil. Cette semaine, chaque fois que vous sortirez de votre porte-monnaie une pièce de 5 francs, un écu, une "thune", lisez ce qui est inscrit sur la tranche : "Dominus providebit". Cela veut dire "Le Seigneur pourvoira, Dieu pourvoira." Nous sourirons en considérant que la Régie fédérale de la monnaie nous offre par cette inscription un rappel que Dieu pourvoit à la journée que nous sommes en train de vivre !
Forts de cette confiance, nous pourrons alors nous demander comment nous pouvons faire pour que d'autres, moins favorisés, puissent être eux aussi convaincus que Dieu les garde. Notre esprit et notre cœur seront alors occupés par le plus noble des soucis : comment deviendrai-je la main de la Providence pour mon prochain ?
Amen.