La scène de l'entrée de Jésus à Jérusalem dans la tradition de Luc n'est pas vraiment une manifestation de masse. Tout au plus un modeste épisode, en ombre et lumière. L'allégresse des disciples d'un côté, les menaces de quelques-uns de l'autre. Une note dissonante dans le chœur de la joie, prélude au drame qui va suivre.
Qui sont ici les forces de la joie ? Les disciples qui acclament en Jésus l'envoyé de Dieu, le Messie en personne. Qui sont les forces qui veulent imposer le silence ? Quelques pharisiens.
Ces pharisiens réagissent vivement au titre de Messie appliqué à Jésus. Gardons-nous de les stigmatiser trop vite. Leur réaction est légitime. Il n'est pas anormal qu'ils se demandent si Jésus est un vrai ou un faux Messie. Les pharisiens sont les représentants d'un vaste courant spirituel particulièrement attaché à l'espérance du Messie. Ils en ont même été les propagateurs principaux, bien avant les chrétiens. Leur perplexité est logique. Ils se sentent en charge du destin d'Israël à une époque très critique de son histoire.
Aussi la question soulevée est-elle grave ! Elle pose le problème du leadership religieux. Qui aura l'autorité morale suffisante pour préserver et renforcer l'âme d'un peuple tombé sous la coupe de la superpuissance de l'époque, l'Empire romain ?
Les pharisiens ne conçoivent pas leur espérance sans une certaine forme d'extériorité. Pour eux, la venue du Messie doit s'inscrire dans une géopolitique locale. Leur vision religieuse revêt une dimension politique. Derrière la question du Messie se profilent des enjeux de pouvoir.
Jésus est sur une ligne entièrement différente. L'idée messianique chez lui consiste à reconduire l'être humain à lui-même. " Et l'homme fut un être vivant ", écrit la Genèse. Mais que de peine a-t-il, cet homme, à atteindre au but intérieur de sa vie ! Que d'obstacles le séparent de lui-même ! Ce qui devrait être à l'endroit est constamment à l'envers. Le Christ est venu rétablir la hiérarchie des valeurs. Si on peut le dire roi, c'est roi de la vie à l'endroit, le roi de la vie en son unité finale.
Jésus vise en priorité l'intériorité humaine. Le pouvoir ne l'intéresse pas - c'est pour cela qu'il ne peut être, aux yeux de ses adversaires, ce Messie qu'ils appellent de leurs vœux. Éternel débat, dans l'histoire des hommes, qui impose de choisir entre le réalisme politique et l'idéal !
"S'ils se taisent, les pierres crieront."
Connaissez-vous la légende grecque du roi Midas ? Ayant à juger entre Apollon et Pan, Midas commit l'erreur de juger contre Apollon, qui lui fit pousser des oreilles d'âne pour se venger. Midas les cachait sous son turban, mais fut obligé de le dire à son coiffeur. Le coiffeur, incapable de garder le secret mais craignant de le révéler publiquement, murmura la nouvelle dans un trou du sol qu'il reboucha ensuite. Mais les roseaux qui poussaient là répétaient l'histoire chaque fois que le vent soufflait… Manière de dire que tout finit par se savoir !
Donc si les hommes ne reconnaissent pas le Fils de l'Homme, l'univers le reconnaîtra. Même les pierres chanteront sa gloire. Dès le départ dans la Bible, tout est parole, tout vient de la parole. En hébreu, il n'existe pas de mot pour " chose ". " Chose " est traduit par " parole ". Dieu parle et le monde est créé. L'univers et tout ce qu'il contient ont été créés à partir de la Parole. Même la Nature est un langage qui se souvient de l'Un. C'est ce que dit le psaume 19 : "Le ciel raconte la splendeur de Dieu. Le firmament proclame l'œuvre de ses mains. "
Quand nous contemplons la nuit étoilée, quand nous écoutons le chant de la rivière, demandons-nous de quelle parole viennent ces choses ! Chaque chose contient une part du grand secret. Et chaque chose à sa manière parle de ce secret. D'une certaine façon, avec ce mot poétique, Jésus s'en remet à la sagesse de l'Univers. L'Univers qui attend son accomplissement. La création est dans un enfantement, écrit Saint Paul. La création, et pas seulement les créatures, qui vient de la parole, qui en porte la marque et la promesse.
Cela dit, le doute demeure : Jésus vrai ou faux Messie ? Que voyons-nous régner aujourd'hui ? Une actualité terriblement prosaïque, mélange d'opérations militaires et de crise économique, de luttes d'intérêts gigantesques, un grand jeu stratégique auquel même les religions prennent une part compliquée et ambiguë. Rien n'a changé, décidément. Tout est toujours pareil. Comment, dans ces conditions, croire à la royauté du Christ dans cette cité humaine confrontée à des problèmes énormes et des périls mortels ?
"S'ils se taisent, les pierres crieront."
Comme les poètes, qui savent que les choses viennent d'une parole et qui entendent ce langage, faisons appel au poète qui est en chacun. Au lieu d'une lecture politique du monde, attachons-nous à une lecture poétique du monde. Et nous apprendrons que tout ce qui est vrai mûrit sans fracas. Les fruits mûrissent en silence, la mort vient comme le sommeil, personne n'entend fondre la neige, rien ne s'ébranle quand les fleurs s'ouvrent.
Après que le bruit et la fureur des passions humaines seront retombés, les étoiles, la rivière, les roseaux et le vent continueront à murmurer le grand secret, comme ils l'ont toujours fait. Ce secret que Jésus a révélé et pour lequel il a vécu et pour lequel il est mort.
Nous sommes invités à écouter l'Essentiel, à cultiver les valeurs qui prennent racine dans la Transcendance, dont Jésus a témoigné. Ce sont ces valeurs qui font le but intérieur de la vie. Elles seules redonnent à l'aventure humaine une véritable perspective, une vision digne, imprégnée d'espérance. Croire à la royauté du Christ, c'est affirmer la présence de Dieu dans cette cité humaine remplie de grandes haines et de soudains défis.
Saurons-nous aujourd'hui créer des contre-courants favorables ? Des contre-courants au déchaînement de violence, de haine et de peur ? Saurons-nous travailler à la pacification des esprits et des âmes ? L'ingrédient dont nous avons besoin urgent, c'est l'espoir. L'espoir que ce qui est aujourd'hui sens dessus dessous pourra un jour être remis à l'endroit, parce que les êtres humains eux-mêmes auront été préalablement remis à l'endroit.
Voilà l'esprit du messianisme tel qu'incarné par le Christ. Et cet esprit n'est pas si lointain, pas si inatteignable : son étincelle est en chacun de vous.
"S'ils se taisent, les pierres crieront."
Ce mot également place les chrétiens et les Églises devant leurs responsabilités. On se tait ou on parle, on choisit entre parole et silence. Il y a certes mille bonnes raisons de se taire et mille façons de le faire. Mais il n'est qu'une seule fidélité : parler clair. Sinon ce sera dit ailleurs et sans nous. Le mot de Jésus est au fond optimiste : l'Essentiel finira toujours par se savoir d'une manière ou d'une autre. Enfin est-on sûr que les disciples eux-mêmes ont acclamé Jésus pour ce qu'il était ?
A notre tour, sommes-nous sûrs d'acclamer Jésus comme il le faudrait ? Avant de stigmatiser ceux qui intiment l'ordre de se taire, demandons-nous si nous servons vraiment Jésus-Christ ou si nous nous servons de lui ? Nous proclamons trop facilement que la volonté de Dieu ou de Jésus-Christ coïncide avec la nôtre. La parole de Dieu doit-elle se plier à nos interprétations et sanctifier nos entreprises ?
Soumettre la Parole de Dieu ou se soumettre à la Parole de Dieu - tel est le dilemme. Attention à ne pas messianiser nos projets et nos actions, nos guerres et nos paix, nos victoires incertaines ! On ne planifie pas la présence de Dieu dans l'histoire. Elle advient par surcroît et par surprise, éveillant la joie.
Le véritable Christ rencontrera toujours l'hostilité des bien-pensants. Avec sa souveraine liberté, il remet les choses à l'endroit. Il incite à établir ce qui doit être. Avec Jésus et comme lui en ce jour des Rameaux, sachons être libres, apprenons à dire humblement, mais fermement les oui et les non qui permettent un meilleur service de Dieu et des hommes.