Le figuier maudit

image

Non, non et non. Jésus qui condamne sans appel, Jésus qui fait périr, ne serait-ce qu'un simple figuier, voilà une idée que je n'arrive pas à admettre. On dit à juste titre que Jésus est venu pour personnifier dans son être et transmettre par sa parole l'amour que Dieu nous porte, son attention soutenue, sa bienveillance sans faille. Et voici que, rencontrant sur son passage un figuier qui ne répond pas à son attente, Jésus le maudit. Plus jamais il ne portera de fruit, bien plus, il va crever sur-le-champ. Où demeure, ici, la bonne nouvelle de l'Évangile ?
Et pourtant, le récit est là, chez Marc au chapitre 11 et chez Matthieu au chapitre 21, et nous ne pouvons pas lire les Évangiles en éclectiques qui laissent de côté ce qui ne leur convient pas. L'épisode du figuier maudit fait partie de la Bible, et force nous est de rechercher sa signification. N'est-elle que d'effroi et de désolation?
Une chose est certaine : nous sommes ici à mille lieues d'un Jésus tel que nous le contemplions, enfants, sur les chromos des pensions de montagne où nous passions nos vacances : le Bon Berger aux longs cheveux blonds, contemplant ses brebis d'un regard infiniment doux, le tout baigné dans la clarté d'une nuit étoilée. Touchante intention d'un artiste au goût douteux : il a voulu faire sentir la bonté du Seigneur et la paix qu'il procure, ce qui n'est pas faux, loin de là.
Mais dans notre passage du figuier maudit, nous sommes, je le disais, à mille lieues d'une telle bondieuserie langoureuse et finalement insignifiante. Ici, nous assistons au contraire à une scène dure et violente. Jésus s'impatiente, se fâche, prononce des propos de colère. Dieu est bon, c'est entendu, mais sa bonté n'est pas une dispense, elle ne permet pas, une fois la chose admise, de faire comme s'il n'était pas là. Jésus a ses exigences, l'Évangile a ses rigueurs. Comme l'a dit Dietrich Bonhoeffer : il y a la grâce, mais cette grâce n'est pas à bien plaire. Elle a son prix : le prix de la véracité. Ton oui sera un oui; le prix de la solidarité : va te réconcilier avec ton frère; le prix de la paix à rechercher: bénis celui qui te maudit. L’Evangile n'est pas à l'eau de rose. La grâce de Dieu porte à conséquences.
Tout à l'heure, nous avons chanté sur la mélodie de Mozart le "Dieu redoutable dans sa Majesté". Faut-il, à partir de ce que nous venons de dire, redouter Dieu ? Craindre, si nous ne sommes pas à la hauteur de son attente, qu'il nous tourne le dos à jamais ? J'ai rencontré parfois des hommes, des femmes, qui s'étaient faits de Dieu une idée effrayante, image qui, de fait, les effrayait : il exige tant de nous, pensaient-ils, et dans notre lutte pour accomplir sa volonté, nous nous épuisons.
Alors, si nous lâchons prise, nous tombons sous le coup de son jugement. Il nous punit en nous envoyant des malheurs, des infirmités, des échecs. Et si nous ne tenons pas le coup, son verdict est impitoyable. Il nous élimine de devant sa face. Tragique méprise que cette religion de la peur où se vautrent, avec une jouissance malsaine, certaines âmes angoissées. Ici encore, je dirai : non, non, non. Si la grâce a un prix, elle reste la grâce.
Je pense que l'évangéliste Luc l'a senti. Lui aussi parle d'un figuier qui ne porte pas de fruit. Dans le texte proposé et commenté à votre intention dimanche passé (Luc 13, 6 - 9) : au maître qui exige l'abattage de cet arbre décevant, le jardinier demande de le laisser encore une année. Il lui prodiguera ses meilleurs soins et, qui sait, tout espoir est permis. C'est donc le figuier de la patience de Dieu. Or un fait m'intrigue. Luc connaissait sans doute la tradition du deuxième figuier, le figuier maudit dont parlent Matthieu et Marc, mais il omet l'anecdote. Parce qu'il en jugeait la compréhension trop difficile ? Peut-être.
Mais il se peut aussi - et telle est ma conviction - qu'il n'a pas voulu ternir l'éclat de la parabole de la patience divine qu'il est seul à rapporter, comme il est seul à rapporter la parabole du fils prodigue ou mieux : du Père qui attend patiemment (ou impatiemment!) le retour de son enfant. Pour Luc, l'exigence tout naturellement contenue dans la grâce n'a pas le droit d'effacer la patience avec laquelle Dieu nous suit et nous soutient, l'espoir qu'il met en nous et la joie avec laquelle il nous accueille quand nous nous sommes fourvoyés.
A voir de près, Matthieu et Marc, eux non plus, n'ont pas voulu nous placer devant un Dieu qui fait peur. Les deux auteurs font suivre l'action de Jésus d'un dialogue entre les disciples et leur maître. Ils placent l'entretien un peu différemment, mais peu importe. Ni chez l'un, ni chez l'autre, la conversation subséquente porte sur la malédiction : le sujet est celui de la foi et de la prière, fille de la foi.
Dans le premier évangile, Jésus invite à la confiance totale en Dieu et il conclut : "Tout ce que vous demanderez avec foi par la prière, vous le recevrez." En Marc, le sujet de la prière confiante touche particulièrement le pardon. La prière qui s'adresse au Dieu du pardon n'a de sens et de portée que si elle se fait dans un esprit de pardon : "Lorsque vous faites votre prière, si vous avez quelque chose contre quelqu'un, pardonnez, afin que votre Père qui est dans les cieux vous pardonne aussi vos offenses." On se retrouve ici dans l'esprit de l'Oraison dominicale, du Notre Père, par laquelle nous nous disons les enfants de ce Dieu qui nourrit les oiseaux du ciel et revêt les fleurs des champs.
Concluons. Alors que, face à l'histoire du figuier maudit, nous avons commencé par "non, non et non", nous pouvons joyeusement terminer par un triple oui :
- Oui, c'est vrai, Dieu demande quelque chose de moi. Il s'attend à une attitude qui reflète la sienne, à un rayonnement qui répand sa lumière autour de nous. Si Dieu se désintéressait de mes réactions, il ne me prendrait pas au sérieux. Mais dans son exigence à mon égard, je distingue combien je compte à ses yeux. Je m'engagerai donc, sans hésiter, sans rechigner, sur la voie rendue viable par sa sollicitude. Je m'efforcerai à discerner ce qu'il veut de moi et à mettre sa volonté en pratique. Et puis :
- Oui, c'est vrai, la sévérité dont notre récit se fait indubitablement l'écho ne doit pas nous décourager, bien au contraire. Ce que Jésus a fait à un petit figuier de Palestine, il aurait pu le faire à ces chefs du peuple imbus d'eux-mêmes, assoiffés de pouvoir, sourds à ses appels, qu'il va rencontrer dans le procès des jours suivants. Mais Jésus se contente d'exercer son pouvoir sur une plante sans fruits. Donc, à bien mesurer la chose, il nous donne un avertissement tout en nous ménageant. L'épisode du figuier maudit n'est pas un verdict de mort prononcé sur nos existences, mais un appel à vivre encore plus, encore mieux, à la suite du Christ. Et enfin :
- Oui, c'est vrai, nous n'allons pas redouter Dieu en faisant de lui un juge impitoyable, nous n'allons pas peiner et trimer pour essayer de lui plaire, alors qu'il nous a reçus chez lui depuis longtemps, mais nous lui ferons confiance, car il est et il restera le Dieu bon. Notre psautier nous fait chanter, comme si tout était sur le même plan : "Qu'il est redoutable dans sa Majesté, qu'il est admirable dans sa charité." Or ici, il n'y a pas égalité, mais déséquilibre, un saint déséquilibre ! C'est justement la charité de Dieu qui, en Jésus, paraît en plein jour, c'est elle qui prime, c'est à elle que revient le dernier mot. Et c'est à elle qui nous pouvons nous remettre.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Christiane Di Antonio
Musique
Le choeur oecuménique du Grand Saconnex (GE), dir. Mireille Reymond