Il y a, dans la vie, des projets qui réussissent. Le succès couronne les efforts, et l'on en est heureux. Ce bonheur remplit nos cœurs aujourd'hui, à nous qui nous retrouvons ici pour fêter un anniversaire. En effet, voici septante ans que la Chapelle des Arolles se dresse, avec sa façade de pierre, son porche, son clocheton, sur les rives du lac de Champex. Oeuvre d'esprits visionnaires, de cœurs courageux, de mains laborieuses, ce petit bijou a bravé la décrépitude qui menace tout bâtiment.
Mais il ne suffit pas d'entretenir, d'agrandir, d'embellir. Il faut encore animer l'espace, le faire vivre de l'annonce de la Bonne Nouvelle, de chants et de prières, de recueillement et de communion fraternelle. Cela fut fait. Ainsi, cette chapelle si simple au milieu d'une nature si belle, est devenue un lieu privilégié où force nouvelle vous est donnée. Projet réussi, donc, couronné de succès grâce à l'engagement sans relâche de plusieurs générations. Nous en remercions Dieu et nous lui confions la suite.
Mais, dans la vie, tout ne réussit pas toujours, et parfois, souvent même, le succès manque au rendez-vous. Il y a ces constats d'échec, que nous sommes bien obligés de faire, ces aveux des revers que l'on essuie malgré les bonnes intentions et les forces dépensées. L'accident ou la maladie interrompent une course pourtant bien partie, le travail vient à manquer et la carrière est compromise, une relation humaine, riche et belle, se complique, se détériore et finit par se briser. Circonstances extérieures, dispositions intérieures, peu importe le motif : il faut se rendre à l'évidence: le succès n'était pas de la partie.
Il y a plus. Qui n'établit pas des bilans ? Tôt ou tard, vient le moment où l'on fait une halte pour porter son regard sur le passé. Que puis-je engranger de toutes mes peines, de tous mes labeurs ? Alors souvent, je me rends à l'évidence : c'est comme de l'eau que j'ai voulu puiser de mes mains; et voici, l'eau s'est écoulée et mes mains sont vides. J'ai travaillé pour rien, oeuvré en vain. Autant dire que ma vie n'a pas de sens ou – si sens il y a – qu'il m'échappe. L'existence se poursuit – il faut bien rester sur scène – mais elle se déroule désormais dans la grisaille, dans l'ennui, et, comme l'a nommé un observateur perspicace de notre temps, dans « la fatigue d'être soi ».
C'est à cela que je pense quand j'entends, dans notre texte biblique, la phrase prononcée par Simon, futur disciple du Christ : « Chef, nous avons peiné toute la nuit sans rien prendre. » À ce modeste entrepreneur de pêche, Jésus de Nazareth, venu sur les berges du lac de Tibériade, a emprunté la barque pour en faire la chaire d'où il harangue!a Ies foules amassées sur le rivage. Son discours terminé, Jésus propose a Simon, qui visiblement, se trouve avec lui sur le bateau, d'appareiller pour aller pêcher au large. C'est alors qu'intervient l'objection de Simon à propos de son long travail nocturne privé de résultat. Y a-t-il dans le titre « chef » que Simon donne à Jésus une légère ironie dans le sens de : « Je suis marin; que sais-tu, toi, terrien, de notre métier ? Ici, le chef c'est moi... »
Un tel scepticisme ne serait pas étonnant puisque, tout riverain le sait, avec la chaleur du soleil, les bancs de poissons gagnent la fraîcheur des eaux profondes. Cette pêche matinale sera donc certainement vouée à l'échec comme le fut celle de la nuit précédente. Cette nuit, justement, où nous nous sommes escrimés en vain et sans fin. Or il me semble que l'objection de Simon à l'ordre donné par Jésus est plus qu'une constatation de circonstance. Tel que Luc nous raconte l'histoire, il fait exprimer à Simon ce sentiment dont nous venons de parler et qui est partagé par tant d'hommes et de femmes de ce monde. Nous avons « peiné », nous avons dépensé le meilleur de nous-mêmes jusqu'à l'épuisement total, et tout cela n'a mené à rien; nous sommes restés « sans rien prendre ». La vie est une entreprise vaine, nos efforts pour nous en tirer convenablement sont inutiles. Peut-être eût-il mieux valu ne pas entreprendre la partie du tout !
Je pense ici à l'affirmation récente d'un parlementaire victime d'une infirmité physique, qui, dans un débat sur la procréation disait publiquement qu'il eût préféré ne jamais naître. Le propos a suscité de vives protestations dans l'enceinte parlementaire. Mais combien de personnes, dans le peuple, se sont-elles demandées si cet homme, apprécié de tous, n'avait pas raison de dire ce qu'il pensait et de penser ce qu'il disait ?
« Nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre – mais, sur ta parole, je vais jeter les filets. » Simon les jettera avec ses compagnons, et, dans un effort commun, ils ramasseront beaucoup de poissons. C’est la pêche miraculeuse. Pour eux. Et pour nous ? Suffit-il de suivre les consignes de Jésus pour parvenir à un bilan positif ? Est-ce vraiment si simple, si facile ?
Mon expérience me dit que non. Je me souviendrai toujours de l'émotion d'un de nos professeurs de théologie, qui venait de rendre visite à un ami pasteur, en clinique pour une dépression. Notre maître était profondément découragé. « On ne peut plus lui lire une parole de la Bible, ni même lui dire une parole d'encouragement personnel. On ne peut plus prier avec lui ou devant lui pour lui. Tout cela l'enfonce encore plus dans le trou noir de la fatigue de soi. Il n'y a qu'à attendre et il y a longtemps que nous attendons. » Donc là, pas de pêche miraculeuse, mais la nuit qui dure, avec ses angoisses sans rémission.
Alors ? Alors il faut fixer notre attention sur l'attitude de Simon. Oui, il est éreinté d'avoir trimé toute la nuit. Il est sceptique quant à ce donneur d'ordre qui ne connaît pas le métier. Et pourtant, il ajoute cette concession surprenante « …mais sur ta parole je vais jeter les filets". Simon ne connaît pas d'avance l'issue de l'aventure. Heureuse ? Malheureuse ? L'avenir est voilé, le « chef », comme le nomme Simon, n'a avancé aucun pronostic. Pas la moindre promesse de succès. Et néanmoins, Simon met le cap sur le large pour y jeter ses filets. Ainsi, en pleine fatigue, au fond du pot comme nous dirions –, est né un nouveau courage. Comment ? Pourquoi ?
Au début du chapitre, Luc décrit comment Jésus prêche à la foule sur les bords du lac de Génésareth, et nous trouvons, sous la plume de l'évangéliste, un terme clé, dont l'usage, chez lui, est rare, ce qui en souligne l'importance : « La foule le serrait de près en écoutant la parole de Dieu. » (v. 1). La Parole de Dieu - voilà qui signifie : ce que Jésus dit va plus loin et plus profond que de simples considérations personnelles. Il y a derrière Jésus et au-dessus de lui comme un grand entonnoir, qui contient la réalité de ce qui nous dépasse. Et cette réalité suprême, dernière, glisse dans le fond du cône, passe dans le tube et se propose au monde par la bouche de Jésus. Je dis bien : se propose, et non : s'impose.
Car Jésus ne proclame pas une loi inexorable à laquelle nous aurions, l'échine courbée et le profil bas, à nous soumettre sans conditions. Pour entendre cela, les foules n'auraient pas afflué sur rives du lac. Non, le succès de Jésus vient du fait que, dans une culture dominée par un légalisme strict et triste, il parle de Dieu en le nommant son père, dans le sens le plus intime, le plus tendre du terme: Dieu se soucie de toi, il te porte sur son cœur, il te tient dans ses bras les cheveux de ta tête sont comptés et tu vaux à ses yeux infiniment plus « qu'un simple passereau », dont pourtant il prend soin. C'est cette nouvelle image de Dieu qui a fasciné les foules et c'est à cause d'elle qu'elles ont failli écraser celui dont la parole était pour elles non plus parole d'homme, mais Parole de Dieu.
Dans ce public bigarré, un auditeur, Simon, hésitant entre le scepticisme et la fascination. Pour lui, la personne de Jésus et son message d'un Dieu paternel, quasi fraternel. vaut qu'on tente un premier pas dans l'aventure : « Mais sur ta parole, je vais jeter les filets. ». Le réformateur Jean Calvin, admirable dans son explication des textes bibliques, trouve ici, au sujet de Simon, une formule d'un rare bonheur : « Par le commencement d'obéir, il est finalement amené à pleine obéissance. » Donc, au départ, ne parlons pas nécessairement de l'obéissance complète, totale, définitive. Contentons-nous, pour le début, d'une touche légère d'un « commencement d'obéir ». Commencement hésitant, inquiet peut-être un pas mal assuré, mais c'est le premier et d'autres suivront vers ce qui sera, espérons-le, « la pleine obéissance ». Au fond, la pêche miraculeuse, c'est cela : non pas la fin triomphale, mais ce commencement modeste « sur sa parole » quand nous devinons qu'elle est Parole de Dieu.
Un pas mal assuré, y a-t-il tout de même quelque garantie sur la suite possible et souhaitable du « commencement d'obéir », comme disait Calvin ? Nos propos du début évoquaient les échecs et les revers, l'ennui et la fatigue d'être, le sens de notre existence qui trop souvent nous échappe. Alors, qui nous dit qu'en partant au large « sur sa parole », nous aboutirons ?
Une lecture attentive du texte nous montre que Simon n'a pas été seul. Nous sommes habitués à voir en Luc 5 le récit d'un exploit individuel. Il n'en est rien. Dans cette nuit mémorable, c'est « nous » qui avons peiné. Quand Jésus conseille de repartir à la pêche, c'est à « eux » qu'il revient de jeter les filets. Une fois, on parle de Simon, une autre fois de ses compagnons de travail. Vu de près, Simon n'est pas la star isolée sous les feux de la rampe. Il fait partie d'une équipe, celle de sa propre barque et celle de cet autre bateau appelé à la rescousse pour assurer la prise.
Parmi tous ces travailleurs du lac, les discussions n'auront pas manqué; on aura exprimé des doutes, mis en garde, conseillé, encouragé. Sans le groupe dont il faisait partie, Simon n'aurait sans doute pas surmonté la déception causée par la longue nuit sans capture. Mais, dans l'aventure chrétienne, on est ensemble et l'on se prête main-forte. On s'appuie mutuellement. Quand l'un flanche, l'autre le soutient. La tâche dépasse les forces individuelles ? Qu'importe, on en fait l'affaire de plusieurs. Et si, dans la grisaille, l'ennui et la fatigue d'être soi, nous perdons le nord, d'autres se proposent pour nous servir de boussole. Une telle entraide ne tient-elle pas aussi du miracle ?
C'est cela que je souhaite de tout mon cœur à cette Chapelle des Arolles dont la cloche, tous les dimanches d'été, lance son appel par-dessus les eaux du lac de Champex. Que ceux qui suivent sa joyeuse invitation trouvent ici, longtemps encore, l'occasion de se refaire l'âme en partageant la Parole de Dieu.
Amen !