Que votre joie soit plénitude !

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Que votre joie soit plénitude ! Ce thème de la joie convient-il à la circonstance d'une prédication du temps de la passion? Pourquoi pas ?
La date du carême est fixée par la date de Pâques. Le carême n'est pas un temps autonome qui aurait son régime propre. Il est régi et commandé par la fête de Pâques. C'est la fête de Pâques qui donne un sens à cette démarche.
Il ne saurait donc être question d'accumuler pendant quarante jours des petites victoires personnelles, des privations diverses, voire un examen approfondi de nos manquements avec l'idée de s'élever jusqu'à la dignité des festivités pascales qui éclateraient alors comme une récompense bien méritée.
Le Ressuscité se fait reconnaître de ses disciples en montrant ses mains et son côté, en montrant les marques du crucifiement et de la mort. Et les disciples sont remplis de joie, parce que derrière ces marques, ils voient à l'œuvre la puissance supérieure de la vie.
Pendant ces quarante jours d'avant Pâques, nous avons à nous concentrer sur la puissance supérieure qui nous ressuscite de la poussière et de la cendre. Et comme il est dit dans l'évangile de Luc, cela vaut largement la peine qu'on se réjouisse.

Force est pourtant de constater que la joie fait difficulté chez les chrétiens. On cite souvent à leur propos ce mot d'esprit assez cruel : je croirais un peu plus en leur Dieu s'ils avaient l'air un peu plus sauvés. Efforçons-nous d'entendre cette critique : il y a dans nos églises trop de lourdeur, trop de jugement, trop de rigidités, trop peu d'humour. D'aucuns affirment que le vrai christianisme serait justement celui du renoncement et de la sévérité. Pensez à cette longue habitude chrétienne, hélas, de haine du corps et de méfiance envers le plaisir. Pensez à la fascination pour la souffrance et le sacrifice, inconsciemment bien plus répandue qu'on ne le croit. Pensez à la complaisance pour la culpabilité. Mais on doit se demander si cette absence de joie tient au fait que nous sommes chrétiens ou au fait que nous ne le sommes pas assez.

Si vous m'autorisez une boutade, je dirais qu'on ignore le onzième commandement. On connaît les dix autres. Le onzième, je le trouve dans l'Ecclésiaste : " Réjouis-toi, livre ton cœur à la joie, marche dans les voies de ton coeur et selon le regard de tes yeux… "
À de multiples reprises, la Bible célèbre la jubilation qui accompagne le vivant. C'est une donnée première, universelle, immédiate, simplement liée au fait d'exister. Et l'Ecclésiaste d'ajouter : " Sache que pour tout cela, Dieu t'appellera en jugement. " Ici, comprenons bien le Sage: se refuser à la joie de vivre est considéré par lui comme une faute. Au dernier jour, Dieu nous demandera : as-tu trouvé ta joie ?
Et ce n'est pas là le propos d'un jouisseur agnostique. Pour l'Ecclésiaste, la vie prend sa source en Dieu et Dieu est le fond créateur de la vie. Tous les êtres vivants - animaux compris - ont le même souffle, qui vient de Dieu. En ce sens, tous les êtres vivants participent de la joie élémentaire qui s'attache à ce souffle. Même si Dieu est infiniment plus que les processus vitaux, il œuvre à travers eux. C'est pourquoi il existe un lien entre la joie de vivre et la transcendance. La plus petite étincelle de joie prend sa source dans la sainteté.
Un proverbe juif dit ceci : quand un chien aboie joyeusement, c'est que le prophète Élie se promène dans les parages - car selon la tradition - Élie doit revenir en annonciateur du Messie.
Ce qui est remarquable dans ce proverbe est que la joie animale, la plus simple, la plus humble, est mise en rapport avec le monde à venir. Toute joie ici bas est annonce du monde à venir.

Nous vivons donc dans un monde qui n'est pas un monde quelconque, mais un monde qui détient un secret. Un secret qui interdit de l'envisager comme une vallée de larmes, perdue et déchue (déchue de quoi et pourquoi d'ailleurs ?). Un secret particulièrement lié à nos vies. La parabole des deux fils se termine par cette adresse finale du père au fils aîné : il faut qu'on se réjouisse !
Ici, ce n'est pas le retour du plus jeune fils qui est l'essentiel, l'essentiel est l'accueil qu'il reçoit. C'est cette façon d'accueillir qui est la leçon de la parabole, cette façon que le Père a d'habiter sa maison. Le retour du fils ne fait que mettre en évidence une joie qui ne demande qu'à éclater quand se regroupe ce qui est séparé, quand se remet ensemble ce qui a été défait, quand se joint ce qui a été disjoint.
La joie constitue le secret ultime de ce monde, elle est comme une muselière mise à la grande voix du tragique humain. À chaque fois que nous sommes joyeux, nous atteignons le but intérieur de la vie.

Maintenant, nous ne verserons pas dans l'euphorie perpétuelle ! Tant s'en faut que nous puissions nous réjouir dans la situation présente quand nous voyons le monde aller comme il va.
On ne peut laisser de côté tout ce qui nous fait peur : les terribles drames de l'histoire, les catastrophes naturelles, le mal, la mort, le vieillissement, la solitude, les déceptions de l'existence. La vie est devant nous comme une épreuve à traverser. Ni la société des loisirs et de la consommation avide, ni les flashes publicitaires, ni les jeux virtuels, ni les paradis artificiels ne sauraient masquer les mille causes qui viennent tarir la joie et éveiller la tristesse.
Ainsi y a-t-il des limites à la joie d'exister : la vie c'est la joie, oui, mais ce qui est grave c'est que la joie n'est pas solide. Telle est notre expérience.

Aussi j'en viens au paradoxe énoncé par le Christ : je vous ai dit ces choses afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit plénitude. Pourquoi est-ce un paradoxe ? Parce que ces paroles sont prononcées dans la perspective de la Passion, c'est-à-dire du pire.
Alors que la simple joie de vivre est partielle, incomplète, constamment menacée d'extinction, le Christ parle d'une joie complète, solide. Qui peut coexister avec des circonstances défavorables, les drames et les épreuves, dans un cœur brisé. Une joie qui ne se laisse pas entamer par la bêtise ou la méchanceté de la société.
N'y voyez aucune trace de masochisme. Le Christ montre dans la joie quelque chose qui est au-delà de la joie. Et ce quelque chose peut se communiquer à nous : afin que ma joie soit en vous pour accomplir et solidifier votre propre joie. Quelque chose, mais quoi ? La transcendance proche. Le Dieu intime. Quelque chose de son Être en Christ et en nous.

Est-ce possible ? Permettez-moi juste un témoignage. Il y a quelques années, mes travaux m'ont amené à fréquenter l'un des maîtres reconnus de la pensée chrétienne orientale. Il s'agit d'un monsieur maintenant fort âgé, aux prises avec les misères du soir de la vie. Lorsque je lui rendis visite, il se trouvait peu bien, il avait beaucoup de peine à lire et à écrire, il souffrait manifestement.
À la fin de l'entretien, il tint à me raccompagner péniblement jusqu'à la porte, au moment de le quitter j'ai formé des vœux pour sa santé, alors son visage s'est éclairé et il m'a dit : heureusement, il y a la joie !
Le visage éclairé de cet homme, que disait-il au fond ? Quelle que soit la dureté de notre route terrestre, nos cieux intérieurs sont traversés d'étoiles filantes. Notre vie passagère et finie comporte des ouvertures par lesquelles s'insinue la joie d'En Haut. Et l'inspiration qui en découle, rien ni personne ne peut nous l'enlever.
C'est en quoi le Christ dit qu'elle est pleine, achevée, solide. Elle atteste à nos cœurs que ce que nous serons n'est pas encore manifesté.

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Delor
Musique
Celia Cornu Zozor, soprano