Il existe dans nos Alpes une ancienne tradition de cadrans solaires, qui précède l'invention de l'horlogerie. Le promeneur peut admirer certains de ces cadrans aux frontons des églises ou sur des murs d'habitation. Ils portent souvent des maximes populaires : "Chaque heure blesse, la dernière tue." ou "L'heure passe, cueille le jour." ou "Profite de l'heure présente, mais crains-en une." Le cadran solaire ramène les pensées du promeneur vers la fuite du temps.
Depuis dimanche dernier, une semaine a passé, et nous avec. Nous sommes devenus un peu plus vieux, jusqu'à l'heure où le cadran ne marquera plus rien pour nous, parce que ce sera le bout du chemin. Il n'est pas de voie spirituelle digne de ce nom qui ne cherche à répondre à cette inquiétude suprême.
Qu'est-ce qu'un être humain ? La seconde Epître de Pierre dit : c'est un passant en voie de dissolution. On peut rapprocher ces mots apostoliques de ceux que le Sage indien Bouddha aurait prononcé au moment d'expirer : tout ce qui est composé sera décomposé… Un jour, tout continuera sans moi. La maison que j'habite, la ville que j'arpente, sans moi. Les sentiers de forêt qui me sont familiers, sans moi. Ceux que j'aime, et que j'aurai laissés, riront avec d'autres, sans moi. Mon désir d'être et de durer, si naturel, ne serait-il qu'une illusion tragique?
Pour Saint Paul, nous portons la fuite du temps dans notre chair. C'est par le corps que nous ressentons son œuvre de dissolution. Qui me délivrera de ce corps de mort ? s'exclame-t-il. Que restera-t-il de mon être physique qui se détruit de jour en jour ?
Ne concluons pas trop vite au classique mépris chrétien pour le corps. J'entends plutôt chez l'apôtre une révolte contre la décrépitude. Ce corps qui est le mien, dans sa force et sa vigueur, est trompeur. On le rêve immortel, il vieillit insensiblement. On le veut beau et sain, il tombe malade. C'est son désir d'être et de durer qui proteste en Saint Paul. L'intolérable, n'est-ce pas justement que rien ne dure ?
Il faut donc une réponse. Et la réponse de la foi est la suivante : ce désir d'être et de durer qui tenaille l'être humain n'est pas une illusion, c'est un pressentiment d'éternité. Je suis un passant en voie de dissolution, certes, mais un passant habité par la pensée de l'éternité. Mon être extérieur se dégrade, c'est incontestable, mais mon être intérieur se renouvelle sans cesse. Envisagée spirituellement, ma vie se déroule entre deux, entre le temps et l'éternité, entre la terre et le ciel.
D'habitude, on situe l'éternité dans le futur. Elle est notre destination finale au-delà du temps. En effet l'image choisie par Paul va de la tente à la maison - analogie entre la tente du tabernacle pour la génération nomade d'Israël au désert et le Temple de Jérusalem. Au moment de la mort, on quitte le campement terrestre du corps, et l'on emménage dans la demeure céleste, dans l'attente du relèvement de toute chose.
Cependant cette orientation exclusive vers un futur situé de l'autre côté des choses n'est pas sans écueil. L'écueil qui saute aux yeux est de tourner le dos à ce monde. Même s'il est une résidence temporaire, ce monde réclame de nous des tâches à accomplir. Une certaine piété chrétienne s'est échouée sur cet écueil.
Par exemple, Le Voyage du Chrétien vers l'éternité bienheureuse, est le titre d'un ouvrage anglais qui fut très répandu aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il décrit la vie chrétienne comme un pèlerinage jusqu'à la rive d'un fleuve ou le pèlerin dépose ses habits de mortalité avant de passer de l'autre côté. Il est clair qu'aux yeux de son auteur, le plus important est de bien mourir, et la foi consiste à préparer son passage vers l'éternité. Il s'agit presque d'un Livre des Morts destiné aux chrétiens.
Je ne conteste pas qu'il soit souhaitable d'approcher la mort avec confiance et sérénité. Mais voici l'objection : cette éternité promise dans l'au-delà ne risque-t-elle pas de me faire manquer mon rendez-vous avec la vie ? Pour la foi, la vie se réduit-elle à une préparation à la mort ?
Jésus a parlé à plusieurs reprises de la vie éternelle. Or il est frappant de constater que Jésus n'emploie pas le futur pour en parler. Il emploie le présent : celui qui croit a la vie éternelle. Il n'a pas simplement l'espérance de la vie éternelle, mais il a la vie éternelle elle-même.
De la même manière, Saint Paul souligne le caractère simultané de ce qui se détruit et de ce qui se renouvelle en moi. Ca se détruit et ça se renouvelle au même moment. Et c'est encore plus net dans la première épître à Timothée : saisis la vie éternelle - impératif présent ! Il faut s'interroger sur ce présent et sur ce qu'il indique.
Je rappelle une évidence. Si nous sommes des passants, c'est parce que nous appartenons à l'ordre de la création. La Genèse raconte que le soleil et la lune ont été créés d'abord pour marquer le calendrier. Ensuite seulement pour éclairer le monde. Il y a une souveraineté de Dieu sur le temps. Chaque moment qui arrive est à Dieu, c'est un moment qu'Il me donne. Ce qui signifie que chaque moment est riche de Sa présence. Et que chaque moment peut-être une source de contemplation. Le présent est Présence, et vivre le moment présent, c'est communier avec le divin.
De telle sorte que la vie éternelle ne désigne pas en priorité ce qui vient après la fin de cette vie. La vie éternelle c'est la dimension en profondeur de ma vie actuelle. Elle commence maintenant. C'est maintenant qu'il importe de découvrir la Vie éternelle dans la vie temporelle et l'Etre infini dans l'être fini. C'est maintenant qu'il s'agit d'entrevoir la petite étincelle de l'âme entre le temps et l'éternité, sur laquelle Maître Eckhart aimait prêcher. Les astrophysiciens pressentent que ce monde de séparation de l'espace et du temps est comme l'écume, l'écume de quelque chose d'autre dans lequel ces séparations n'existent plus. L'éternité est à portée de la main : Dieu la fait entrer sous l'écume de nos jours.
Et ce n'est pas une abstraction fumeuse ! Lorsque le psalmiste affirme que l'Eternel s'approche de ceux qui l'invoquent, il désigne la prière comme une voie qui met en contact l'homme, ce pèlerin du temps, avec la dimension d'éternité. Les Pères de l'Eglise d'Orient enseignent que par la prière nous faisons l'expérience de l'éternité.
La poésie et l'art sont d'autres voies, qui sortent du cadre étroit de la religion. R.M. Rilke écrit ceci à propos des poètes : " Nous sommes les abeilles de l'invisible." Le poète butine les pollens de l'éternité, c'est pourquoi sans doute son œuvre lui survit.
Mais la voie royale, celle qui est à la portée de tous, c'est la voie de l'amour. Aimer, n'est-ce pas connaître Dieu ? Dieu lui-même n'est-il pas amour ? La plus grande des vertus spirituelles n'est-elle pas l'amour ? L'amour ne périt jamais. Il est, si j'ose dire, la transcendance au travail. Pour avoir droit à une parcelle d'éternité, il faut avoir aimé. Nous avons peut-être là une clé des récits de Pâques. C'est l'amour qu'ils éprouvent pour leur maître qui permet aux femmes et aux disciples de reconnaître Jésus revêtu de la vie infinie. M'aimes-tu ? demande le Christ ressuscité à Pierre.
Il faut conclure. D'immenses défis se posent à nos contemporains. Ils accumulent des actions dans une sorte de surenchère permanente, que ce soit au niveau de la réussite matérielle, sociale, ou sportive. Perpétuellement agités, stressés, ils doivent faire face à une complexité toujours croissante. Mais quelle est la raison profonde de tout ça ?
Il me semble que le message chrétien nous invite à l'art de l'instant. Une attitude spirituelle qui permet de saisir la profondeur de l'instant. Une faille dans l'heure des cadrans, une ouverture à la Présence qui veut se déployer. C'est l'instant de l'Apocalypse au sens de révélation. L'instant où je recueille les graines d'éternité dont ma vie est semée. L'instant ou je prends soudain mes véritables racines qui sont les racines d'En-haut, les racines du ciel.
Ainsi, n'importe quel moment est le meilleur moment possible. Le Christ n'enseigne-t-il pas : votre temps est toujours prêt ?
Amen !