Deux images, pour commencer:
La première sera empruntée au théâtre. Dans une pièce de Shakespeare, intitulée "Mesure pour mesure", un personnage affirme que l’être humain est très ignorant de ce qu’il croit connaître le plus, son essence de verre. Un autre personnage lui donne la réplique : oui, nous sommes tous fragiles…
Notre nature profonde est fragile comme du verre; elle se brise au moindre choc. Cela, nous ne l’apprenons pas dès notre naissance. Nous l’apprenons en cours de route, à des âges qui diffèrent et selon les circonstances. Au fur et à mesure qu’on avance sur le chemin de la vie se précise l’évidence que nous sommes des individus provisoires, instables, constamment risqués.
Ma seconde image vient également du monde du spectacle. C’est l’image du danseur. La salle est plongée dans l’obscurité et soudain la scène s’éclaire. Les danseurs entrent et la chorégraphie commence. Ils apprivoisent l’espace dans une sorte de célébration aérienne de la légèreté. Leurs mouvements et leurs gestes paraissent d’une facilité déconcertante. Il y a dans l’art de la danse quelque chose de quasi surnaturel, une magie qui affranchit l’homme des lois ordinaires de la pesanteur. Et nous disons volontiers que les danseurs sont en état de grâce, pour désigner leur aisance et le charme qu’ils exercent sur nous.
Tel est le paradoxe de l’être humain. Il se montre parfois capable de surmonter, pour quelques instants éphémères, son essence de verre. Mais au prix de quels efforts ! Car cette grâce et cette élégance ne sont pas seulement l’expression du talent. Ils sont surtout le résultat d’un travail long et acharné. Le travail d’un corps où chaque fibre musculaire est tendue à rompre. À la merci du moindre incident, jamais loin du point de rupture. Il se pourrait bien que le danseur soit encore plus fragile que nous, simples spectateurs : il se met en danger et d’un moment à l’autre, le verre peut se briser.
Transposons maintenant ce paradoxe sur le terrain spirituel du Psaume 143. Le psalmiste s’adresse à Dieu dans le secret de sa prière. Et il raconte sa vie, sa pauvre vie : il a des ennuis, des ennemis le persécutent, il est déprimé, il n’en peut plus, il a pensé à la mort, etc. Il est submergé par sa propre fragilité. Il se sent et se sait incapable de la surmonter par ses propres moyens, ne fût-ce qu’un bref instant. L’homme qui parle est un homme brisé en mille morceaux.
Le plus frappant est que dès l’ouverture, il prononce ceci : « N’entre pas en jugement avec ton serviteur, car nul être vivant n’est juste devant toi. » Ce verset, les réformateurs l’ont abondamment commenté. Il résume le message de ce matin. Que dit ce verset ? Le psalmiste demande à Dieu de ne pas le juger, de ne pas commencer à peser le pour et le contre, car il ne sortirait pas indemne de l’examen.
Après tout, si le psalmiste a des ennemis, c’est qu’il l’a bien cherché, allez savoir. S’il est déprimé, c’est qu’il est coupable, qui sait ? S’il n’en peut plus, c’est qu’il est faible de caractère et ainsi de suite. Tout comme on est responsable, par nos excès ou notre imprudence, de certaines maladies, il arrive qu’on soit l’artisan de son propre malheur.
Prier Dieu, cela revient à approcher un verre d’eau transparent d’une source de lumière. Plus la source lumineuse est proche et plus les impuretés en suspension dans l’eau apparaissent. Quel que soit le niveau de grossissement, on en trouvera encore et encore.
Plus j’oriente ma prière vers le Dieu transcendant – que le psalmiste appelle ailleurs le Seigneur des étoiles – et plus je prends conscience de la fragilité et de la faiblesse qui me sépare de lui. Quels que soient mes qualités, mes dons ou mes mérites, je dois admettre que je ne parviendrai jamais à annuler cette fragilité et cette faiblesse.
Donc, n’entre pas en jugement avec moi, ton jugement me détruirait. Ne me demande pas d’être un champion de la foi, un virtuose de la sainteté ou un athlète de la vertu, j’en suis parfaitement incapable. Ne me demande pas de sauter par-dessus mon ombre. Et même si, par miracle je possédais l’équivalent spirituel du talent du danseur, je ne serais encore devant Toi qu’un pauvre pêcheur, un être humain définitivement prisonnier de son essence de verre. Accepte-moi tel que je suis.
Aussi le psalmiste n’en appelle pas au Dieu juge, il en appelle au Dieu bon. Il en appelle à sa grâce. Et la grâce de Dieu, c’est simplement sa bonté envers nous. Sa bonté, commente Calvin, par laquelle «il est incité à maintenir les siens». Quand nous sommes dans la détresse, ce n’est pas de jugement dont nous avons besoin (le jugement ne fera que nous enfoncer encore plus), mais de bonté. La bonté fait vivre. Le psalmiste se confie en son Dieu parce qu’il croit que son Dieu est une source de bien pour l’homme.
Son « esprit bon » comme il est dit, a le pouvoir de suppléer à mes fragilités, il a le pouvoir de consolider mon essence de verre. De son côté, Saint Paul établit un constat identique : sa force s’accomplit dans ma faiblesse. Et il y a là bien sûr tout le mystère de la Croix.
Ce n’est pas qu’on ne sera plus jamais brisé – le psalmiste ou Paul montre justement le contraire, même un auteur sacré peut se sentir brisé ! Mais cette brisure ne détient pas notre vérité ultime.
Le diagnostic réaliste posé par le personnage de Shakespeare n’est donc pas le dernier mot de la condition humaine. Le dernier mot de la condition humaine est que notre essence de verre repose sur un fond à la fois solide et amical, celui de la bonté gracieuse de Dieu. Tout le monde est concerné par ce dernier mot, aussi bien ceux qui ont la foi que ceux qui ne l’ont pas ou prétendent ne pas l’avoir. Tout être vivant repose, pour la vie et pour la mort, sur le fond solide et amical de la bonté gracieuse de Dieu.
Et c’est dans l’acte de foi que nous en prenons conscience. La foi qui, je le rappelle, vient du mot biblique amen, dont le sens premier est pour une maman la manière de porter son nourrisson. Ce sens primitif nous achemine vers l’idée de prendre appui sur un autre plus fort, plus ferme, plus solide. La foi fait prendre conscience que c’est Dieu lui-même qui répond à notre essence de verre par une approbation bien plus profonde : ma grâce te suffit.
Le but, c’est la légèreté de l’âme. Traverser une vie soumise à tant d’aléas un peu comme un danseur, aérien et gracieux, avec l’intime conviction que si je suis trop fragile, je suis renforcé par un Autre. De telle sorte qu’à l’heure dernière où il me faudra rendre des comptes, je puisse dire à Celui par qui j’ai été invisiblement soutenu sur le chemin risqué de la vie, ce que juste avant de mourir, Paul écrivait tranquillement à son disciple Timothée : j’ai achevé la course, j’ai gardé la foi… C’est-à-dire je me suis reposé sur un autre que moi-même et voilà pourquoi j’ai accompli ce que j’ai accompli.
Le message de la Réforme est ainsi le contraire du chantage à la peur. C’est la forme chrétienne de la sérénité. On assiste aujourd’hui – pas seulement chez les chrétiens – à un spectaculaire retour du diable et de l’enfer, la rôtissoire des ennemis. Vos journaux quotidiens s’en font l’écho complaisant.
À droite le paradis, à gauche l’enfer, faites bien attention, messieurs dames… Quel mensonge ! Quel enfantillage ! Rien n’est plus éloigné des intuitions profondes des réformateurs, qui se sont précisément élevés contre ce genre de chantage. J’aurai l’occasion d’y revenir lorsque nous parlerons de la prédestination.
Au terme de cette méditation, puissiez-vous faire votre cette belle devise de Marguerite de France, reine de Navarre, femme renommée pour sa culture et pour le bon accueil qu’elle fit aux idées de la Réforme :
Trop faible, je suis en moi, en Dieu très fort
Car je puis tout en celui qui me conforte…
Amen !