« Il est né de la Vierge Marie, il a souffert sous Ponce Pilate, il a été crucifié, il est mort… »
Par ces mots le Credo, qui est l’une des plus anciennes confessions de foi chrétienne, résume le temps fort liturgique dans lequel nous entrons ce jour et qui conduit jusqu’à Pâques.
Ces mots sont censés englober la vie et la passion de Jésus. À y regarder de près pourtant, tout n’est pas dit. Il y a au centre comme un vide, une omission criante. À s’en tenir au seul Credo, on ne parvient pas à comprendre pourquoi Jésus a souffert, ni pourquoi il est mort.
Entre sa naissance et sa mort, Jésus n’aurait-il rien fait, rien transmis, rien laissé ? Et n’est-ce pas du côté de ce qu’il a fait et transmis qu’il faut chercher l’origine de sa passion ? Vous sentez bien que oui.
Pour être plus conforme au témoignage évangélique, le Credo aurait dû écrire : Il est né, il a prêché et enseigné, il a accompli des guérisons, il a souffert sous Ponce Pilate, il a été crucifié, il est mort…
C’est exactement ce qui ressort de la tradition de Marc. L’entrée triomphale à Jérusalem de Jésus acclamé par une foule en liesse le conduit tout droit au Temple. C’est dans le Temple que se déroule l’incident avec les marchands et les changeurs d’argent. Et c’est dans l’enceinte du Temple qu’il délivre un très long enseignement qui n’occupe pas moins d’un chapitre et demi.
Marc met en évidence ce que tait le Credo. L’élément déclencheur de l’arrestation de Jésus a quelque chose à voir avec les paroles prononcées en ce lieu saint entre tous. Marc apporte un détail significatif. Jésus est écouté avec enthousiasme par les uns, avec inquiétude par les autres.
Avec enthousiasme, en effet. Il est dit que les gens aiment entendre Jésus. Ces gens sont sans doute les mêmes qui l’ont acclamé à l’entrée de la ville et qui l’ont suivi. Il est un prédicateur populaire au meilleur sens du terme. Il leur tient un langage proche qui parle de la vie de tous les jours : la véritable autorité, l’argent, la foi personnelle, le mariage, l’amour du prochain, la richesse, la pauvreté, l’aumône… Ils sont nombreux à l’écouter avec plaisir.
Mais d’autres sont inquiets. Ce sont les responsables du Temple, les prêtres, les anciens et les docteurs. Eux contemplent la scène d’un oeil sombre. Ils se méfient de ce prophète autoproclamé, qui n’est pas de leur milieu et qui en plus les attaque sans ménagement. « Gardez-vous des docteurs qui aiment à se promener en robes longues, qui recherchent les premières places, qui dévorent le bien des veuves… » Ils se demandent comment s’en débarrasser. Mais ils n’osent rien tenter, car ils redoutent les réactions de l’auditoire.
Cela me fait penser à la légende inventée par l’écrivain Dostoïevsky dans son roman les Frères Karamazov. L’action se passe à Séville, en Espagne, à la pire époque de l’Inquisition. Chaque jour, des bûchers s’allument à la gloire de Dieu. L’écrivain imagine le retour du Christ précisément à ce moment-là. Il arrive le plus simplement du monde et une foule nombreuse le suit avec allégresse, comme au jour des Rameaux. Le Christ se fraye un chemin jusqu’au parvis de la cathédrale et là il ressuscite une petite fille que l’on s’apprêtait à enterrer. Survient le maître des lieux, le Grand Inquisiteur, celui qui a fait brûler des dizaines d’hérétiques. L’Inquisiteur a tout vu, il fait immédiatement arrêter le Christ. Le soir, il vient le visiter dans sa cellule et lui reproche son retour, qui dérange l’Église. Et il explique pourquoi. En résistant à la tentation du pouvoir lors de sa retraite au désert, en laissant l’être humain libre de choisir entre le bien et le mal, Jésus s’est trompé et il a rendu l’homme encore plus malheureux.
Cette légende permet d’avancer dans notre réflexion.
Le Temple de Jérusalem n’était pas n’importe quel lieu. Pour la foi juive c’était le lieu par excellence de la présence divine, appelé à être le centre du monde. C’était le lieu sacré, rêvé par Moïse, construit par Salomon. Tout le judaïsme antique tournait autour du Temple. Jésus lui-même l’a considéré comme la maison terrestre du Père céleste. Et les premiers chrétiens lui sont demeurés attachés jusqu’à sa destruction par les armées de Titus.
Mais c’était aussi le lieu d’une formidable concentration de pouvoir : pouvoir religieux avec la hiérarchie sacerdotale et les sacrifices ; pouvoir économique avec les marchands et les changeurs ; pouvoir politique puisque le Grand Prêtre était également le chef du tribunal coutumier, le Sanhédrin.
Ce sont ces pouvoirs que la parole de Jésus met en cause. Lorsqu’il prêche une foi sans intermédiaire, sans sacrifice obligé, puisque c’est Dieu qui pardonne directement. Lorsqu’il parle de la gratuité du pardon et de la grâce qu’il ne s’agit que d’accepter. Quand il veut émanciper l’individu du poids du groupe et de la tradition en faisant de la liberté de choix le critère essentiel. Quand il rappelle que la chaire n’est pas un instrument de domination, mais un moyen de libération. Et cette parole sacrilège va attirer sur lui la foudre du sacré concentré sur le Temple. C’est de cela que Jésus est mort.
Au temps de Jésus comme au nôtre, la religion cherche à bénéficier de l’avantage que constitue Dieu. Et pour protéger cet avantage, elle fabrique du sacré, entendez de la mise à part et de la mise en scène, des tabous, des interdits – ce qui va de pair avec le pouvoir et la violence.
C’est pourquoi cette histoire trouve un écho en chaque être humain. Les prêtres, les docteurs et les anciens du Temple sont ici le miroir de nos propres contradictions. La foi personnelle doit être distinguée de la religion inventée par les hommes. D’un côté, il y a le face à face de chacun avec l’Ultime – on peut l’appeler Dieu. De l’autre, les systèmes construits qu’on appelle religion. La foi personnelle ne revient pas à se soumettre à un système religieux.
La trahison suprême consiste à transformer la Parole de Dieu en religion. Comment le message évangélique, qui place l’amour au centre de la vie croyante, (Dieu est amour) a-t-il pu au cours des siècles générer des choses aussi terribles que l’Inquisition, les guerres saintes, les persécutions ? Parce que la parole de Dieu a été transformée en religion.
La foi est en conflit permanent avec le sacré. Elle nous pose, à temps et à contretemps, l’épineuse question de la fidélité. À quoi sommes-nous fidèles, à l’appel intérieur du Christ ou à la pression d’un système religieux ?
De là à penser que les églises ont échoué, qu’elles n’ont pas seulement édulcoré le message de Jésus, mais qu’elles l’ont annulé, il n’y a pas loin. Ainsi jugeait le Père Loisy avec son mot fameux, « Jésus attendait le Royaume de Dieu et c’est l’Église qui est arrivée » ! Prenons garde pourtant à ne pas verser dans une opposition trop facile. L’Église au sens d’institution est un outil précieux pour transmettre le message. Les problèmes commencent quand elle se prend pour le message.
Il me semble qu’on pourrait voir les choses ainsi. L’Église que nous formons ensemble et qui doit idéalement figurer la maison terrestre de la parole de Dieu, eh bien cette Église est traversée par des contradictions semblables à celles que révèle le sermon de Jésus dans le Temple. Et ces contradictions tiennent au fait que fidélité et trahison ont la même racine en nous. Fidélité et trahison sont deux facettes inséparables de notre cœur humain. Nous sommes condamnés à trahir peu ou prou même en croyant bien faire, et nous connaissons la tentation dès que nous voulons être fidèles.
Il y a une solution cependant. D’abord, quiconque se prétend chrétien peut et doit surveiller le Grand Inquisiteur qui sommeille en lui.
Ensuite le sermon de Jésus dans le Temple ne se réduit pas à de la provocation. Il est surtout empreint d’une immense compassion pour les êtres inachevés que nous sommes. Et plein d’espérance. Malgré nos trahisons, Dieu parvient au but. De nos contradictions, il fait des lignes droites. Et il se sert de son Église dont il est évident qu’elle n’est pas à la hauteur, parce qu’elle est tentée en permanence par les fastes et les ors de la religion.
Comme si Dieu s’adressait à nous : je te confie une parole qui te dépasse, elle est trop grande pour toi. Puisqu’elle te dépasse, tu vas la trahir inévitablement, mais comme cette parole que je te confie promet la réparation de toutes les trahisons humaines, tu n’as pas de souci à te faire. L’important est de bien écouter cela, le reste est secondaire.
Amen !