Quel sens Jésus a-t-il donné à sa mort ?

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Il y a plus de 35 ans j'ai été, au milieu de mes études de théologie, jeune stagiaire dans une paroisse réformée de Lorraine. On m'avait confié le culte du Vendredi saint. J'ai été très impressionné par l'assistance nombreuse, et surtout par ces messieurs, tous en complet foncé, chemise blanche et cravate noire. Après le culte, j'ai demandé à mon maître de stage qui étaient tous ces gens qu'on ne voyait pas le reste de l'année. Sa réponse, je l'entends encore : « Ils sont venus pour les obsèques de Jésus ! C'est la tradition dans cette région de France. Il ne manquait que le cercueil. »
Mais un culte du Vendredi saint ne peut pas être un service funèbre, car à l'aube de Pâques, Dieu a retourné les événements : la Vie triomphe de la mort et désormais aucune entreprise humaine ne peut mettre en échec son projet d'amour pour l'humanité ! L'amour est une démarche risquée, la croix en est la preuve, mais lui seul peut briser le cercle infernal de la violence.

La croix est un supplice affreux ; elle a marqué les braves Lorrains rencontrés lors de mon stage, comme elle a profondément ébranlé Marie, les apôtres et les disciples sur le chemin d'Emmaüs. Malgré son horreur, la croix est devenue l'emblème du christianisme. On en fait même des bijoux, et pour de nombreux théologiens, l'apôtre Paul en premier, elle est le thème principal de leur réflexion.
On nous dit : « Sur la croix, Jésus est mort pour toi, à ta place », c'est un sacrifice, voulu, voire exigé par Dieu ! À notre place ! Mais Jésus n'a jamais dit clairement la portée salutaire de sa mort. On trouve cela dans le Nouveau Testament, mais c'est Caïphe, le grand-prêtre, et non Jésus qui dit : « Il est avantageux pour vous qu'un seul homme, Jésus, meure pour le peuple et que la nation ne soit pas perdue tout entière. » (Jean 11, 50). Et l'on peut dire avec certitude qu'il y a un homme, un seul, à la place de qui Jésus est mort : c'est Barabbas. En relâchant Barabbas au lieu de Jésus, Pilate, qui n'était pourtant pas théologien, fait de la mort de Jésus une mort substitutive !
On dit : « Nous sommes sauvés par le sang du Christ. » Un cantique, mais pas de notre Psautier, dit même, et sur une valse de Mozart : « Tu m'as lavé de mon péché en t'immolant pour moi ! » Et le livre de l'Apocalypse affirme que les élus ont « lavé leurs robes, qu'ils les ont blanchies dans le sang de l'agneau (7, 14) » Ce qui est totalement illogique ! Derrière toutes ces affirmations, il y a une théologie où le sang a beaucoup d'importance, où le Christ reste même éternellement sanguinolent. Or, si la flagellation a mis la chair de Jésus à vif, si les épines ont lacéré son crâne, si du sang s'est échappé de ses plaies, on ne peut pas dire qu'à la croix le sang a coulé à flots ! Pourquoi donc insister pareillement ? Dimanche dernier, mon collègue Vincent Schmid faisait très justement remarquer que, dans le Symbole des apôtres, cette très ancienne confession de foi, il manque quelque chose entre « Il est né de la vierge Marie » et « Il a souffert sous Ponce Pilate, il a été crucifié, il est mort. » Il manque tout son enseignement et ses guérisons ! Pourquoi donc insister pareillement sur son supplice et sur sa mort ?

C'était presque inévitable. Pour comprendre les événements du Vendredi saint, dès le soir de Pâques sur le chemin d'Emmaüs, on se tourne vers les Écritures, et on interprète la mort du Christ à partir de ce que le Premier Testament nous dit. Il parle du Juste souffrant, mais aussi de sacrifices d'expiation, de la justice divine qui exige une condamnation, de l'honneur de Dieu qui réclame une réparation. Mais aujourd'hui, un fossé temporel, spatial, culturel et cultuel nous sépare de cette manière de penser et de vivre la religion. Car nous n'avons jamais eu l'occasion, comme Saul de Tarse, d'offrir des sacrifices au Temple. Lui pouvait comprendre que l'immolation des agneaux disait quelque chose de la grâce de Dieu. Lui pouvait, à partir de son éducation religieuse, parler du sang de Jésus répandu pour le pardon des péchés (Col. 1, 20).
Mais aujourd'hui, ces rites et ce langage nous sont incompréhensibles. Peut-on, aujourd'hui, expliquer la mort de Jésus à partir des sacrifices de l'Ancienne Alliance ? Non, d'autant plus que ce ne sont pas des actes punitifs, mais salutaires : on ne peut jamais dire que l'animal meurt à la place du coupable, car chargé de ses péchés, il deviendrait tout simplement impropre au sacrifice ! C'est pourquoi, quand une fois par année, au jour du Grand Pardon, les péchés de tout le peuple étaient transférés sur la tête d'un bouc, celui-ci n'était pas sacrifié mais envoyé au désert !
Déjà au 12ème siècle, le théologien et philosophe Abélard se dressait contre la doctrine traditionnelle du sacrifice rédempteur. Si Jésus l'avait fait sienne, n'en aurait-il pas fait un enseignement explicite ? La vertu salutaire de la croix, disait Abélard, tient à l'exemple d'amour qu'elle donne : elle nous ramène à Dieu. C'est ce que je veux essayer de vous montrer ce matin.

L'histoire et l'actualité témoignent que Jésus n'est ni le seul, ni le premier, ni le dernier à souffrir injustement et à sacrifier sa vie. Je pense à Ingrid Bétancourt, retenue en otage depuis des années, à Martin Luther King, qui a donné sa vie pour la cause des Noirs d'Amérique et à Gandhi pour celle de la non-violence. Sans oublier tous les anonymes qui, au risque de leur vie, tentent de sauver leur prochain ou de défendre leur patrie. En quoi le sacrifice de Jésus serait-il différent ? La différence, c'est que la mort de Jésus ne nous confronte pas seulement à la souffrance d'un innocent, elle nous confronte à Dieu : elle dénonce notre folie déicide.
La mort sacrificielle de Jésus n'est pas la doctrine unique du Nouveau Testament. Ainsi, pour l'évangéliste Jean, à la différence de Paul et de Marc, la croix n'est pas le centre de l'œuvre du Christ. Même si, selon Jean, Jésus est mort au moment précis où les agneaux de la Pâque étaient immolés au Temple, pour lui, c'est la venue de Jésus et non sa mort qui fonde notre salut. Et pour lui, la croix du Christ n'est pas une défaite, mais une victoire !
Et Jésus, comment a-t-il compris sa mort ? Il n'en parle que de manière voilée. Il ne pouvait pas prêcher que l'essentiel, c'est la Bonne Nouvelle de l'Évangile, et en même temps laisser entendre qu'elle ne mène à rien, si ce n'est à la mort. Mais c'est clair, Jésus comptait sérieusement avec une mort violente. Comment l'a-t-il lui-même comprise ?
Je crois que la réponse se trouve dans le récit de son dernier repas avec les disciples. À l'approche de la fête de la Pâque, sachant que l'heure de sa mort était imminente, Jésus fait organiser un repas de fête, qui était en même temps un repas d'adieux. Pour la Pâque, on sacrifiait un agneau, dont le sang fut jadis utilisé, en Égypte, pour marquer les portes des maisons que devait épargner l'ange exterminateur. Pour les invités dans la chambre haute, comment ne pas rapprocher ce sacrifice antique du sacrifice prochain auquel Jésus était appelé à consentir ? D'autant plus qu'au rappel traditionnel de l'Exode et au commentaire dont le père de famille l'accompagnait, en particulier pour les enfants et les jeunes, Jésus substitue une explication originale dont il ne nous reste que quelques mots : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. »
Ces paroles ont certainement contribué à développer la doctrine de la mort sacrificielle. Mais Jésus les accompagne d'un geste, et c'est ce geste qui est important : une main tendue, qui présente à chaque convive le pain sur lequel il vient de prononcer la bénédiction. Rituellement, cette prière était le privilège du maître de maison. Donc, rien qu'en prenant ce pain, on reconnaît Jésus comme son maître, on accepte son enseignement et aussi le don qu'il nous fait de sa vie. C'est exactement ce que Judas refuse, c'est à ce moment précis qu'il quitte la pièce. Judas ne peut pas envisager la mort de celui qu'il espère être le libérateur d'Israël. On parle souvent de sa trahison, mais n'a-t-il pas plutôt voulu forcer le destin, obliger Jésus à faire appel à des légions d'anges pour le délivrer de ses ennemis ?
« Ceci est mon corps... » Ce pain doit être mâché, le vin de la coupe doit être bu, ces aliments de la Sainte Cène, pain et vin, il faut se les approprier, les assimiler, les intérioriser, pour qu'ils nourrissent notre corps et notre âme. Il y a là quelque chose d'aussi vital pour notre vie spirituelle que la nourriture pour notre vie physique. La communion fait de Jésus l'hôte intérieur et mystérieux de notre âme.
La mort de Jésus marque le début d'une spiritualité nouvelle. Le signe, c'est qu'à l'instant où Jésus expire, le voile du Temple se déchire de haut en bas. Ce voile, qui cachait au peuple la présence de Dieu, séparait le lieu saint du lieu très saint, auquel seul le grand-prêtre avait accès, et une seule fois par année, pour accomplir le sacrifice d'expiation pour les péchés d'Israël. Ce lieu très saint, désormais ouvert à tout vent, signifie que Dieu l'abandonne comme espace exclusif de rencontre avec lui, que tous les sacrifices sont périmés, et que l'accès à la divinité n'est plus le privilège d'une hiérarchie de prêtres ou d'un peuple particulier. Désormais et pour toujours, la révélation de Dieu s'ouvre au monde entier.

Faut-il nier tout caractère sacrificiel à la croix ? Non ! On peut parler de sacrifice, mais dans le sens que Jésus a donné sa vie pour que l'Évangile reste crédible. S'il avait fui la mort, il ne nous aurait pas montré qu'il est possible, dans une vie humaine, d'être jusqu'au bout fidèle à Dieu et à la Bonne Nouvelle. Pour lui, la mort était le seul moyen de sauver l'Évangile, tout en donnant à ses opposants encore une chance de l'accueillir dans leurs vies. Comme, au pied de la croix, le légionnaire romain, qui confesse : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu. » (Marc 15, 39). Oui, devant la croix, nous découvrons, comme devant un miroir, notre mégalomanie assassine. Jésus donne sa vie pour que, devant le spectacle de la croix, nous entendions encore et toujours l'appel à la conversion, et pour que le monde soit sauvé par la prédication de l'Évangile. Dans ce sens, il est tout à fait légitime de dire que la croix est l'événement clé du christianisme, que Jésus est mort pour nous et qu'il nous sauve.
Mais trop souvent, nous pensons que le salut concerne seulement un futur lointain, un au-delà paradisiaque, où nous serons tous en robes blanches en train de chanter de pieux cantiques ! Or, dans la pensée hébraïque, le salut, c'est très concret : c'est vivre à l'abri du danger, être en bonne santé, connaître la paix, la joie et le bonheur. Le salut n'est donc pas réservé aux pensionnaires du paradis, le salut, c'est déjà pour maintenant, pour cette vie ! C'est ce que Paul affirme dans sa deuxième lettre aux Corinthiens (5, 17) : « Si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées ; voici, toutes choses sont devenues nouvelles. » Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Delor
Musique
Célia Cornu-Zozor et Leila Chmouliowsky, cantatrices