Qui nous roulera la pierre ?

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Une anecdote véridique pour commencer. Le dimanche de Pâques, un pasteur monte en chaire. Il a préparé un sermon de circonstance et il se lance dans un feu roulant sur la résurrection et la vie éternelle. Dans l’assistance se trouve une personne d’un certain âge, qui a pas mal vécu et vu bien des choses. Alors que le pasteur reprend son souffle entre deux envolées, cette personne frappe à plusieurs reprises le sol de sa canne et s’écrie d’une voix sonore : que sait-il, ce beau parleur, de ce qu’il y a de l’autre côté ?
Ce petit incident de culte pointe la principale difficulté qui nous guette ce matin. En somme, à Pâques, de quoi parlons-nous ?
Nous parlons d’une chose impossible à décrire, à établir, à comprendre. La résurrection de Jésus n’a été observée par personne au moment où elle se serait produite. Pas de témoin direct, aucun indice probant. Il n’est pas même possible de la rapprocher d’un fait similaire dont nous aurions l’expérience sur cette planète. Le Nouveau Testament mentionne chez quelques femmes et une poignée de disciples des intuitions éparses, fugitives, non coordonnées, des clignotements aux frontières de la conscience humaine normale et beaucoup d’interrogations. C’est tout.
S’il est une chose sur laquelle, croyants ou non, nous pourrons facilement nous retrouver, c’est bien le doute. Car on peut tout envisager et on ne s’en est pas privé : le vol du corps ; une simple réanimation (le Da Vinci Code, à la suite de bien d’autres) ; une substitution comme dans le Coran (ce n’est pas Jésus qui aurait été crucifié, mais un sosie), voire un mécanisme de déni psychologique chez des proches refusant d’admettre l’inéluctable.
Soit. Mais alors, comment expliquer qu’une illusion aussi fantasque ait pu projeter à travers l’espace et le temps une foi qui perdure aujourd’hui, puisque nous sommes réunis maintenant en communion avec des millions de chrétiens à travers le monde ?
Telle est l’étrangeté de Pâques: il n’y a rien d’autre à constater qu’une absence et cette absence se révèle infiniment plus puissante que la présence matérielle d’un corps. De cette absence se dégage une inexplicable force de transformation.

Vous avez entendu le récit de Marc. C’est un texte pudique, remarquable par sa sobriété, aux antipodes du conte de fées et qui laisse la porte ouverte à toutes les questions. Tellement sobre du reste qu’il a paru insuffisant à un copiste anonyme de l’Antiquité, qui s’est cru obligé de le compléter par de pieux ajouts qui sautent aux yeux du lecteur attentif.
Trois femmes, Marie, Marie Madeleine et Salomé, ont assisté, impuissantes et terrifiées, à l’agonie de celui qu’elles aimaient de tout leur cœur. Dés la fin du shabbat, elles se rendent au tombeau afin de prodiguer au corps de Jésus les soins funèbres traditionnels. Ce sont des femmes normales, elles font ce que l’on fait avec les morts, elles suivent les rites habituels de leur culture.
Ne pensons pas que les rites soient que de vaines gesticulations, destinées à masquer l’horreur de la mort. Ils permettent à ceux qui restent de se séparer de celui qui n’est plus et de retourner progressivement à leur destinée de vivant.
Prenons l’image d’une pierre jetée dans l’eau. L’impact fait naître des cercles concentriques qui vont en s’élargissant. La mort agit un peu de la même manière. Elle ne se limite pas au disparu, mais elle atteint celles et ceux qui sont autour. Et il s’agit d’empêcher que ces ondes négatives ne fassent trop de dégâts chez ceux qui restent. C’est ce qu’on appelle le travail du deuil, et le rite y participe. Peut-être encore ces femmes essaient-elles d’effacer un peu leur culpabilité par de belles funérailles. Comme tous les proches de Jésus, elles doivent se reprocher de l’avoir abandonné à son sort.

Donc elles parviennent au tombeau, situé non loin de l’endroit où les croix avaient été dressées. Selon l’usage du temps, il s’agissait d’une chambre funéraire taillée dans le rocher et fermée par une grande pierre ronde, en forme de meule, dont il est précisé qu’elle était extrêmement lourde. « Qui nous roulera la pierre de l’entrée du sépulcre ? » Elles arrivent et voici, la pierre est roulée et là elles sont accueillies par un personnage énigmatique.
Il nous est dit qu’elles furent saisies de crainte. Cela se comprend. Quand on est mort, on est mort et l’on est prié de le rester. La perspective que les morts puissent revenir perturber, par vengeance ou par jalousie, la vie des vivants est effrayante. Ce n’est pas un hasard si l’un des chefs d’œuvre classiques du film d’épouvante s’intitule La Nuit des Morts Vivants !

Mais il y a plus subtil dans cette réaction de crainte, sur laquelle l’évangéliste insiste beaucoup. Dans la Bible, la crainte (qu’il ne faut pas confondre avec la peur), désigne une manière d’entrer en relation avec Dieu. « La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse. » Plus qu’une émotion, c’est déjà une façon de comprendre. Ces femmes ne sont pas des incroyantes, ce sont des filles fidèles d’Israël, toutes imprégnées de leur tradition. Devant le tombeau vide, elles réagissent avec la foi qui est la leur, en craignant. La crainte leur fait percevoir que les choses ne sont pas seulement ce qu’elles paraissent, mais qu’elles renvoient à un Absolu d’où elles tirent leur origine.
Jésus a commenté cette crainte qui s’adresse à Dieu seul et qui est une attitude spirituelle. Mt 10 : Ce n’est pas la mort physique qu’il faut craindre, mais Celui qui est plus grand que la mort physique, Celui qui détient le secret de la vie. Et Jésus ajoute ce paradoxe que la crainte de Dieu délivre de la peur de mourir…
Par la crainte, les femmes mettent en relation la scène incroyable qu’elles découvrent et le mystère de Dieu. Elles sont conduites à l’intime conviction d’être témoin d’un acte de Dieu.

Si Dieu est créateur, il ne l’a pas été seulement une fois au commencement du temps ; il continue de l’être au présent. En ce matin de Pâques, sa puissance s’est manifestée à nouveau. Marc le représente par ce jeune homme énigmatique, figure de la vie dans tout son éclat, qu’il inscrit au cœur même de ce symbole de la mort qu’est la tombe.
La loi naturelle de la poussière à la poussière n’est pas le dernier mot de notre destinée. De quelque manière qu’on l’entende, cela signifie que la vie l’emporte toujours et que l’amour est le plus fort. Nous devrons mourir un jour certes, et pourtant nous participons d’une promesse qui, déjà maintenant, s’adresse à nous par-delà notre fin physique: vous le verrez !

Faisons un pas de plus. Cette vie nouvelle nous atteint tous. À l’occasion d’une rencontre interspirituelle, un chrétien a voulu expliquer à un maître du zen japonais ce qu’était la résurrection. Il a donc fait appel, comme je viens de le faire, à des notions théologiques et philosophiques courantes en Occident et après un long discours, il a demandé à son interlocuteur: « Est-ce que vous m’avez compris ? » Et l’autre de répliquer: « Montrez-moi votre résurrection, alors je vous aurai vraiment compris. »
Cette réponse typique du zen met le doigt sur le point sensible: Si la résurrection du Christ n’implique pas la résurrection des vivants que nous sommes, elle risque fort de demeurer une théorie plus ou moins fumeuse.
Osons la question: En face des innombrables difficultés auxquelles se heurtent nos contemporains et la masse des problèmes qui se posent, qu’avons-nous à dire nous, chrétiens de Pâques ?
Il me semble ceci. D’ici-bas, il n’est aucune pierre, aussi grosse et aussi lourde soit-elle, qui ne puisse être roulée. Ces pierres énormes, qui enferment tant de gens dans le crépuscule de l’outre-tombe, Pâques nous fait un devoir de les rouler ensemble. Cela est impossible, dites-vous ? Peut-être, si nous comptons sur nos seules compétences, nos seules forces humaines. Mais peut-être pas, si nous comptons avec l’Autre transcendant et les ressources infinies de son amour.
« Il n’est pas là où on l’avait mis » est-il annoncé aux femmes par le mystérieux messager. Alors où est-il ? Le Christ vivant est parmi nous et en nous. Il accompagne, tantôt incognito tantôt se donnant à connaître, nos chemins provisoires et ambigus. Il nous inspire, il nous porte, il nous bénit. Il ne se laisse pas ensevelir avec nos illusions. Il ne se laisse pas enterrer avec nos désastres. Il ne reste pas le prisonnier de nos échecs. Il nous tire vers l’avant. Il nous attire vers le haut. Inlassablement, il nous appelle au courage d’être.
Et chaque fois que nous répondons oui à son appel, nous donnons raison à cet historien agnostique qui nota dans son journal, après avoir pendant des années réfléchi et travaillé sur les origines du christianisme : « Je ne sais pas ce qui s’est passé à Pâques, mais ce que je sais, c’est que ce jour-là est née une humanité qui ne meurt pas. »

Amen.

Détails

Avec la participation de
co-célébrante : pasteure stagiaire Carolina Micucci
Orgue
François Delor
Musique
Patrick Bielser, trompette