Le puits de Jacob

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Jésus s’assied au bord du puits de Jacob. A cet instant une femme vient à sa rencontre. Elle appartient à la communauté des Samaritains, des gens considérés comme hérétiques et infréquentables par les autorités de Jérusalem. Pourtant à cette femme, doublement stigmatisée pour cause de religion et de vie personnelle mouvementée, il révèle des vérités essentielles.
Jean l’Evangéliste, familier des doubles sens et des symboles, n’a pas choisi ce puits au hasard. Déjà les Sages d’Israël voyaient dans les menus détails des récits des Patriarches des allusions d’ordre général, se rapportant aux destinées de la lignée d’Abraham.
Le puits de Jacob représente symboliquement la source d’inspiration et d’enseignement de la Loi avec ses eaux toujours fraîches.
Heureux celui qui médite la Loi jour et nuit, il est comme un arbre planté près d’un courant d’eau. (Ps 1). La posture de Jésus, assis au bord de ce puits, suggère que tout ce qu’il va dire doit être compris en relation avec la tradition de l’ancien Israël.

Je sais bien que nous autres protestants avons un problème avec l’idée de tradition. Quasiment par réflexe, nous nous défions des coutumes et conformismes humains et des dérives auxquels ils peuvent donner lieu. Au XVIème siècle nos pères fondateurs se sont opposés à la tradition magistérielle qui avait cours dans l’Eglise latine d’Occident.
Ils ont rejeté ce tuteur pour revenir aux Ecritures seules, au message même des Prophètes et de l’Evangile. Pourtant ce faisant, ils ont affirmé le droit du croyant à puiser son inspiration dans une tradition plus ancienne, celle des Ecritures. Toute vie spirituelle dépend d’une tradition qui la précède et la nourrit, on n’y échappe pas. C’est une question très sensible pour les chrétiens confrontés aujourd’hui au défi de transmettre leur foi.
Donc Jésus se tient au bord de ce puits comme adossé à la tradition d’Israël. Il s’en déclare clairement héritier. Tout ce qu’il va dire provient de cette source : Le salut vient des Juifs… En même temps, le dialogue avec la Samaritaine est peut-être l’un des passages les plus transgressifs du Nouveau Testament. Jésus y avance des affirmations sidérantes, quand on y songe. Il proclame la fin des lieux saints, rien que ça ! Crois-moi, l’heure vient ou ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père …
Qui est prêt à entendre cela à l’époque ? Quel Samaritain est prêt à envisager l’abandon du sanctuaire du Garizim, quel Juif l’abandon du Temple de Jérusalem ? En plus il se donne pour le Messie : Quand le Messie sera venu, il nous annoncera toute chose. Jésus répondit : je le suis moi qui te parle…
Mais qui est prêt à accepter qu’un inconnu se proclame le Messie ? Qui est d’accord de le suivre ? Et pour finir, en quoi consiste ce culte en esprit et en vérité destiné à remplacer celui des lieux saints ?

Ici Jésus a un pied dans sa tradition et un pied en dehors de sa tradition. Fils de son peuple, il prend l’initiative de la rupture, il se met à parler en je. Il fixe un autre point de départ, à savoir lui-même. Ce qui ne se faisait absolument jamais en ce domaine. Il est un peu un autre Moïse – une légende affirmait d’ailleurs que Moïse en marche vers la montagne de Dieu s’était lui aussi assis au bord d’un puits des Patriarches au milieu du jour.
Jésus est paradoxal : il transgresse la tradition sur laquelle il s’appuie et en la transgressant, il lui donne une bifurcation inattendue, il la fait vivre d’une vie différente. Nous comprenons que les nouveautés qu’il a annoncées n’auraient pas tenu une seule seconde si elles avaient surgi de nulle part.
Parvenus à ce point, souvenons-nous que trahir appartient à la même famille de mots que tradition… Trahir c’est briser un contrat, fausser compagnie. Mais c’est aussi quelquefois faire surgir une vérité cachée. Il arrive par exemple que des signes physiques trahissent des sentiments qu’on voudrait dissimuler. Trahir peut-être, parfois, une manière de rester fidèle.
Cette rencontre entre Jésus et la Samaritaine projette un éclairage particulier sur notre situation chrétienne contemporaine. Cette situation est marquée par le dilemme de la fidélité. Nous nous tenons entre le « Tu te souviendras » du Deutéronome qui rappelle qu’on vient de quelque part, qu’on est lié à de très anciennes Paroles et le « Vous ferez des choses plus grandes encore que les miennes » affirmé par le Christ dans ce même Evangile de Jean. Vous ferez des choses plus grandes, c’est-à-dire : Vous ne vous contenterez pas de répéter l’ancien mais vous direz de l’inédit, vous créerez du nouveau. Nous tenons ces deux impératifs comme les deux bouts d’une même chaîne.
A un bout, on met toujours ses pas dans les pas de ceux qui nous ont précédés. Notre foi se sert de mots que nous n’avons pas inventés. Nos prières, notre culte sont modelés par ce qui est venu avant. Au départ ce que je sais de Dieu, c’est quelqu’un d’autre qui me l’a appris. Les Ecritures m’ont été transmises par d’autres, etc…
A l’autre bout je vis aujourd’hui, dans ce monde déboussolé, à l’avenir impénétrable. Un monde de plus en plus complexe qui soulève des problèmes inédits exigeant des réponses inédites. Alors comme chrétien, je me trouve en face de deux tâches en apparence opposées. La première consiste à répondre au besoin de repères, de transcendance, de cadre qui tienne debout au milieu des changements vertigineux. C’est une partie de notre travail d’Eglise.
La seconde est l’exigence d’innovation. Il s’agit de faire avancer la réflexion spirituelle. De repenser et reformuler la foi de façon qu’elle soit au minimum comprise par nos contemporains, qu’elle parvienne à les inspirer dans leur vie concrète. Non qu’il faille sacrifier aux exigences de la démagogie, mais il est devenu indispensable de briser l’isolement croissant de nos Eglises. Vous avez certainement lu les sombres projections concernant l’avenir des nos Eglises en Suisse qui pourraient perdre un tiers de leurs membres d’ici 2040. Si nous ne trouvons pas des choses à dire qui soient claires, opportunes et fortes, nous disparaîtrons dans l’insignifiance, cela est sûr.

Il ne s’agit pas réécrire la Bible, le texte est le texte une fois pour toutes, mais il s’agit de la réinterpréter. Le texte n’est rien sans son interprétation. Chaque époque et chaque génération exige une interprétation adaptée. Il faut accompagner les mouvements de fond de la société, en énonçant une parole qui redessine l’horizon de la transcendance et renouvelle l’alliance de vie pour nos contemporains. Le renouvellement du sens se love toujours dans les paroles anciennes.
Alors de quel côté se tient la fidélité ? Eh bien, des deux côtés ! Tenons-nous au bord du puits de Jacob. Ecoutons la voix de Jésus-Christ par delà les siècles. Et ne nous privons pas de puiser dans le viatique accumulé par la nuée de témoins qui nous ont précédés. Tout cela est destiné à nous accompagner sur la grande route. Nous sommes montés sur les épaules de nos devanciers, nous avons leurs travaux et leurs lumières auxquels nous ajoutons les nôtres, et nous pouvons voir plus loin qu’eux.
En même temps, sachons faire confiance à notre je intime et singulier. On a le droit d’être soi-même, ce n’est pas réservé à Jésus ! En hébreu biblique l’un des noms de l’âme humaine (YEHIDA) signifie aussi ce qui est irremplaçable, ce qui est unique en chaque être. C’est par ce qui en moi est singulier, original, subjectif que je m’approche de Dieu. Et c’est ce qui me rend capable de créativité. Oui, sachons nous faire confiance !
Dieu nous place face aux tâches à résoudre aujourd’hui. Nous resterons fidèles en exerçant notre liberté personnelle et nous resterons fidèles en gardant la communion avec Sa Présence immuable par delà le fleuve du temps. Conjuguer le sens de l’héritage et l’esprit du présent, tel est ce qui peut faire de nous, selon le mot de Luther, de petits christs. L’Esprit nous guidera dans cette voie. Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Delor
Musique
Choeur "Serioso ma non troppo" Jeune ensemble vocal du Conservatoire populaire de Genève, sous la dir.de Serge Ilg