Nous retrouvons Jésus et la femme Samaritaine en grande discussion au bord du puits de Jacob. A l’endroit précis ou jadis, selon la Genèse, le patriarche rencontra la jeune bergère Rachel pour en tomber éperdument amoureux. Ce matin, je vais m’intéresser au personnage de la Samaritaine.
Chacun connaît le mythe de Dom Juan dont Molière a fait une comédie. Dom Juan se plaît à se promener de lien en lien. Il va de conquête en conquête, accumule les satisfactions passagères, mais ne trouve jamais l’apaisement. Au fur et à mesure que la pièce progresse, il gagne en intensité dramatique. Les questions que se pose le spectateur sont : Que cherche Dom Juan en réalité ? Que signifie sa quête égoïste qui se moque des conventions ? Est-il seulement un cynique, un méchant indifférent ou poursuit-il quelque chose qu’il est incapable de formuler par lui-même ?
Le récit de Jean n’explique pas les circonstances qui ont fait que cette femme a eu cinq maris successifs plus un concubin. Rien n’indique qu’elle ait été cinq fois veuve. Ni qu’elle ait été cinq fois répudiée. Il est donc permis de croire qu’à l’image d’un Dom Juan au féminin, elle s’est promenée de lien en lien. Je partirai de cette hypothèse.
Tu as eu cinq maris et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari, en cela tu dis vrai… Jésus ne se place pas ici sur le plan des considérations morales. Il ne parle ni de faute ni de péché, ces mots ne sont pas prononcés. Il ne « sermonne » pas cette femme, si vous me passez l’expression. Il la considère simplement telle qu’elle est dans son parcours de vie, sans s’attarder à prononcer sur elle un jugement favorable ou défavorable.
Que signifie la trajectoire individuelle de cette femme ? A travers son errance affective, que cherche-t-elle ? C’est comme une sorte de bilan.
Bilan qui vaut pour chacun. Quel regard portons-nous sur nos expériences personnelles, en particulier celles que nous considérons comme ratées ou décevantes, dont nos vies sont inévitablement parsemées ? Qu’en est-il de nos fantômes – les fantômes de nos relations éteintes, amicales, familiales, amoureuses ? Qu’en est-il des aléas que nous avons traversés ?
L’attitude non-jugeante de Jésus dans ce passage suggère que la vie est une école dans laquelle nous sommes inscrits à plein temps. Il est impossible de faire l’école buissonnière de la vie. Donc les ratages font aussi partie du processus d’apprentissage. L’important est de bien considérer la fin. Où cela nous a-t-il menés à la fin ? « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », a écrit Paul Eluard.
En effet, Jean l’évangéliste veut faire comprendre que ce qui se dégage du parcours de cette femme dépasse largement son cas individuel. Ce qui s’en dégage est le fait que nous tous sommes des créatures habitées, voire hantées, par le manque et le désir. Ce manque et ce désir s’éprouvent d’abord à travers nos relations humaines. Nous ne sommes pas autosuffisants. Nous avons besoin des autres, sauf pour l’ermite et encore ! L’autre finit toujours par nous manquer. Rester seul peut devenir un malheur. Perdre un être cher, c’est perdre une part de nous-même. C’est pourquoi nous confondons si souvent aimer et posséder : nous avons peur de perdre.
Et c’est pourquoi Jean a choisi l’image de la soif. La soif revient toujours. Il n’est pas d’eau sur cette terre qui l’étanche de façon définitive. Seule l’eau que donne le Christ peut éteindre ce recommencement perpétuel
Dès l’instant oû la femme Samaritaine demande à Jésus : Donne-moi de cette eau pour que je n’aie plus soif, elle reconnaît que sa vie toute entière s’est déroulée jusqu’à ce jour sous le signe de la soif. Sa vie de femme marquée par le manque, se résumant à une quête, souvent déçue, du prochain idéal : Donne moi de cette eau pour que je n’aie plus soif…
C’est que la soif fait signe, en creux, vers un mystère qui nous surplombe. En dernier ressort nos manques et nos désirs nous parlent de Dieu. L’être humain est un être qui pense à autre chose. Et si Dom Juan, en fin de compte, quoiqu’il s’en défende, car il se veut un esprit fort, un libertin comme disait au grand siècle, était habité par le tourment de Dieu ? La question n’est pas absurde.
Donc Dieu est l’objet ultime de notre désir et la réponse dernière à nos manques. Grégoire de Naziance, Père de l’Eglise grecque, dans une prière célèbre encore utilisée aujourd’hui, s’écrie : Le désir universel des êtres monte vers Toi. Notre manque est au bout du compte un manque de Dieu et c’est à Lui que notre désir s’adresse, c’est vers Lui qu’il tend, même si c’est quelque chose que nous allons mettre des années et des années à comprendre. Même si nous devons multiplier les détours et les erreurs pour le réaliser. Le désir contient de la prière à l’état brut qui se retrouve chez tous les êtres. Il s’agit d’en prendre conscience.
Grégoire de Naziance a entendu, avec son oreille spirituelle, s’élever cette prière universelle. Il a entendu dans chaque élément de la création, du soleil à la fourmi, de l’oiseau planant dans le vent aux étoiles lointaines, du brin d’herbe à la rivière qui s’écoule, du plus puissant homme au plus humble, il a entendu monter vers Dieu cette aspiration muette.
Dans la vie personnelle mouvementée de la Samaritaine se retrouve quelque chose de cette aspiration muette. Ses amours successives l’ont rapprochée progressivement de l’amour spirituel offert par le Christ. Ou pour le mieux dire, sa rencontre avec Jésus va la faire passer du niveau humain de l’amour au niveau divin de l’amour. Mais ces deux niveaux ne sont pas contradictoires, bien au contraire.
J’ai cherché celui que mon cœur aime, s’exclame le Cantique des Cantiques. Traditionnellement, derrière le motif profane et légendaire de la passion liant le roi Salomon à la princesse de Saba, les commentateurs lisent dans le Cantique des Cantiques une parabole de l’amour de Dieu pour l’humanité.
Ce poème tout entier est une célébration des deux niveaux du désir, tant humain que divin, qui ne s’excluent pas mutuellement mais qui s’appellent l’un l’autre afin de s’harmoniser. C’est ainsi que l’amour humain dans son incarnation la plus concrète, y compris dans sa dimension physique, revêt une dimension sacrée. C’est pourquoi il n’est pas question de le dévaloriser, ni à plus forte raison de le galvauder comme fait Don Juan. La sexualité appartient à la bénédiction qui s’attache à l’existence, elle est une forme de connaissance de l’autre. Connaître, c’est aimer répètent les Ecritures.
Soyons clair : la quête du bonheur ici-bas constitue l’une de nos tâches prioritaires. La recherche du bonheur est le moteur central de la condition humaine. Le bilan d’une existence pourrait se résumer à une seule question : As-tu trouvé ta joie ? C’est-à-dire : N’es-tu pas passé à côté de l’opportunité miraculeuse de la vie ? As-tu été heureux ? As-tu été aimé, as-tu aimé ? C’est peut-être la question que Dieu nous posera quand nous comparaîtrons devant Lui. As-tu trouvé ta joie ? Et même si ce bonheur-là reste humain et terrestre, on doit le rechercher. Il y a une sainteté dans ce bonheur terrestre.
Mais en même temps ce bonheur humain s’ouvre vers la transcendance. Les amoureux répètent à qui veut les entendre qu’ils ont l’impression d’avoir été élus par un choix qui les dépasse et qui est plus fort qu’eux. Au plus intime de notre vie personnelle le désir et le manque font signe, en creux, vers Celui qui nous attire à Lui. Nos désirs et nos manques sont autant d’indices d’une attraction supérieure. C’est à cette révélation-là que Jésus amène la femme Samaritaine.
Donne-moi de cette eau afin que je n’aie plus jamais soif… Voici qu’elle entend enfin parler de ce Dieu inconnu qui seul peut donner un sens à son errance. Soudain, son manque est transformé en sens et c’est pour elle une illumination : Ne serait-il pas le Messie ?
Que garderons-nous au terme de l’entretien au bord du puits de Jacob ? Ceci : nous sommes des êtres de manque et de désir parce que nous sommes des attirés. Nous sommes des êtres de manque et de désir parce que nous venons d’ailleurs et nous allons ailleurs. Nous avons soif de Sa présence et chaque jour qui passe nous en rapproche. Amen !