Le songe de Jacob

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Rêver, c’est faire une expérience intime qui ressemble un peu à la prière. Lorsque nous prions, nous faisons ce que recommande Jésus: Nous fermons les yeux, nous tirons la porte sur notre intimité afin de rencontrer nos propres profondeurs, là où peut-être Dieu se tient présent dans le secret. Lorsque nous rêvons, des questions – et peut-être des réponses – à propos de nous-mêmes surgissent de ces mêmes profondeurs. Pour les Anciens et particulièrement les gens de la Bible, le rêve de l’homme est un canal par lequel Dieu peut se révéler. C’est pourquoi il doit être interprété puisque un rêve qu’on n’interprète pas est comme une lettre qu’on ne lit pas (Talmud).
Au moment où Jacob se met en route pour Harâne, il est inquiet pour son avenir, il est plein de questions sur lui-même , par dessus tout il craint la haine de son frère Esaü. Il se sent dans une impasse, il a besoin de se projeter vers un lendemain à construire. Le rêve est la réponse à son angoisse, il dessine une histoire possible. Le temps du rêve a-t-on dit est le temps du bâtisseur. Son rêve lui envoie un message que je vais essayer de décrypter.
Cela commence par un rappel d’ordre général. Selon une tradition séculaire, ce serait à l’endroit même où Salomon construisit le premier Temple que Jacob, surpris par la nuit, s’endormit à même le sol, une pierre en guise d’oreiller. Le songe laisse apparaître la représentation non pas d’une échelle à proprement parler, mais plutôt d’un escalier monumental menant au trône divin. Quelque chose comme un accès au sanctuaire invisible dont plus tard Moïse aura lui aussi la révélation spirituelle et le Temple de Salomon en sera la réplique terrestre.
Comprenons par là que cette vie dont nous sommes les hôtes pour quelques brèves années ne se limite pas à une promenade du hasard. Elle n’est pas fermée sur elle-même, comme le pensent ceux qui ne savent rien de Dieu et ils sont nombreux à notre époque ! Elle ouvre sur un ailleurs. De son début à sa fin, elle est liée à un mystère que l’écrivain biblique exprime par l’image du Temple céleste. Dieu règne. En dépit des évidences à courte-vue de la conscience ordinaire, Dieu règne. Il est le Dieu du passé (Je suis le Dieu de ton ancêtre Abraham et le Dieu d’Isaac) ; il est le Dieu du présent (Je suis avec toi) ; il est le Dieu de l’avenir (Je te fais une promesse que j’accomplirai). Jacob n’a donc pas de raison ultime d’avoir peur, dés lors qu’il se découvre veillé par un Autre.
Maintenant il ne doit pas se contenter d’admettre intellectuellement cette révélation. Si Dieu règne, tout change pour lui. Il doit vivre cette vérité de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée et de toute sa force. C’est l’indication donnée par ces anges qui montent et qui descendent. Comme c’est Jacob qui rêve, c’est en lui que montent et descendent les anges. Ils lui enseignent quelque chose sur lui-même. Ils lui disent que sa vie est sainte dans toutes ses dimensions, depuis ce qu’elle a de plus charnel jusqu’aux hauteurs morales de l’esprit. La distinction entre matière et esprit est trompeuse. La matière, c’est de l’énergie. La matière, c’est de l’énergie qui fusionne avec l’Esprit. Fondamentalement, la personne humaine doit devenir une et ce qui construit cette unité personnelle, c’est l’écoute active de la Parole que Dieu nous adresse. En s’unifiant chair et esprit, il appartient à chacun d’accrocher le ciel à la terre.
Il y a donc un puissant appel de Dieu à l’intégration de soi-même. C’est en réconciliant les différentes parties de soi, des plus obscures aux plus claires, qu’on s’humanise au sens du verset de la Genèse : Faisons l’homme à notre image… Comme si Dieu proposait : Toi et moi, avec l’énergie de ma Parole, faisons cet homme qui n’est pas encore, terminons-le, accomplissons-le ensemble. Sens-toi autorisé à exister, à accéder à ton être vrai, sache-toi accueilli tel que tu es et appelé à devenir ce que tu dois. Ainsi tu pourras m’approcher, moi, le Dieu qui t’a fait.
Une légende nordique raconte qu’un jour un paysan découvrit un œuf dans la forêt. Il l’emporta dans sa basse-cour et le fit couver. Il en sortit un oiseau qui aussitôt se mit à picorer et gratter le sol avec les poules. Un fauconnier, c’est à dire un chasseur avec des faucons, vint à passer par là et dit au paysan : « L’oiseau qui est là dans ta basse-cour, ce n’est pas une poule » et l’autre de répondre « Mais si regarde, il gratte le sol et picore ! » Alors le fauconnier s’approcha de l’oiseau et lui dit « Tu es un faucon, envole-toi !». L’oiseau continua à gratter et à picorer. Alors le fauconnier s’empara de l’animal, l’emporta sur une colline, d’où on pouvait embrasser du regard l’immensité de l’espace, il lui parla doucement et conclut la légende, le faucon étendit ses ailes et s’envola. Et si Dieu venait chuchoter à Jacob dans un rêve : Prends ton envol ? Et si l’être humain à son tour devait prendre son envol ?
Une telle exigence n’est pas facile. Elle va à rebours d’une société basée sur le profit et la consommation, une société où tout se vend et tout s’achète, une société où les êtres humains sont rabaissés au rang de marchandises. En Occident aujourd’hui, le malaise est très sensible. Nous ne savons plus très bien qui on est, où on va, ce qu'on doit croire. Nous ne savons plus très bien quel idéal de vie, quel modèle d’humanité proposer à la jeunesse.
Nous sommes fatigués de cet univers où l'argent et le « toujours plus » dominent. Lassés du paraître, nous aspirons à retourner aux sources de l'être. Nous avons soif de vérité sur la vie humaine. Mais quel chemin emprunter pour ce retour aux sources si nécessaire et si urgent ? Il nous faut un point fixe auquel on puisse en toute circonstance se référer.
Ce point fixe, ce sera d’abord la descendance de Jacob. C’est pourquoi son rêve est tout entier tourné vers l’avenir. Jacob est l’un des Patriarches à l’origine du peuple de la Bible. Au sein de la diversité des nations, des cultures et des civilisations, le peuple d’Israël occupe une place particulière. Comme un rocher émergeant du fleuve de l’histoire globale, il a reçu la charge d’une foi et d’une Loi qui rappellent au monde la connexion entre Dieu et l’humanité.
On parlait jadis d’élection mais c’est devenu un terme tellement piégé et sujet à tant de contresens qu’il vaut mieux le laisser tomber. Disons simplement que la descendance de Jacob, attachée à sa Loi et à sa foi, est porteuse d’un appel de Dieu qui la concerne elle mais pas seulement elle.
La voix céleste qui se fait entendre dans le rêve dit en effet : Tous les peuples de la terre seront bénis par toi et ta descendance. C’est à dire que ma Parole de bénédiction te traversera pour atteindre les autres peuples, les autres cultures et les autres civilisations, comme au jeu de billard le mouvement initial du tireur qui choisit une boule se communique aux autres par chocs successifs. La nature de la Parole est de se faire entendre de tous, la Parole est faite pour communiquer et pour se répercuter aux autres. Nous avons ensuite sur Jacob un avantage évident. Son rêve s’est transformé en Ecriture. Il nous reste toujours les Ecritures saintes alors que la Torah n’est en principe pas encore écrite de son vivant. A travers le flux du temps, les transformations incessantes de l’histoire ou les labyrinthes compliqués que nos existences empruntent parfois, nous avons ce point fixe du texte, auquel on peut toujours revenir. L’étude et l’interprétation des Ecritures sont pour nous une boussole, qui nous indique quoi ? Elle indique ce qui a été révélé à Jacob, à savoir le chemin de la vie. La volonté de Dieu est que nous marchions sur le chemin de la vie, au bout duquel nous revêtirons cette pleine humanité promise au premier jour.
Ce que je souhaite simplement, pour vous paroissiens et vous auditeurs de la radio, c’est que vous receviez, par la Parole répercutée ce matin à Saint Pierre, un peu de cette bénédiction universelle dont rêva jadis Jacob. Qu’elle raconte à vos cœurs ce que l’Esprit dit à l’humanité depuis des millénaires, à savoir que Dieu règne et n’abandonne jamais, malgré la peur, les doutes et l’épaisseur de la nuit. Je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras.
Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Delor et Quenti Kozuchovski
Musique
Choeur : Atelier choral, direction Raphael Leite Osorio; Michel Tirabosco, flûte de pan