Le rêve de Pierre

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Une belle légende raconte qu’au moment du Sinaï, alors qu’il s’apprête à confier sa Parole au peuple par l’intermédiaire de Moïse, Dieu veut des garanties pour s’assurer qu’elle sera écoutée et respectée. Le peuple répond en invoquant la glorieuse lignée de ses ancêtres, Abraham, Isaac et Jacob – mais Dieu refuse tout net ! Alors le peuple met en avant ses propres enfants et Dieu accepte immédiatement. Cette histoire veut dire que l’Ecriture Sainte est entièrement tournée vers l’avenir. La Parole de Dieu n’est pas un objet de musée, elle appartient aux générations futures.
Mais le déroulement de l’avenir emprunte parfois de surprenants détours. L’inattendu surgit, l’improbable apparaît, l’incertain devient certain. La rencontre entre Pierre, juif pieux et disciple de Jésus et Corneille, légionnaire romain, est incontestablement le sommet du livre des Actes. Cette rencontre s’accompagne de rêves, en particulier celui de Pierre qui illustre le détour spirituel imprévu qui s’est produit au sein du judaïsme de l’Antiquité, dont nous sommes les très lointains héritiers.
Encore ne s’agit-il pas d’un rêve à proprement parler. Pierre ne dort pas. Il est question d’extase ou de vision, vécues plus ou moins consciemment. C’est une sorte de rêve éveillé, un état intermédiaire entre la veille et le sommeil qui permet à nos profondeurs d’affleurer. Cependant il peut s’interpréter comme un rêve nocturne, en n’oubliant pas la formule déjà citée à propos de Jacob: Le temps du rêve, c’est le temps du bâtisseur.

Alors que Pierre, ancien disciple et désormais apôtre, séjourne dans sa petite maison au bord de la mer, il est saisi par la faim. Comme tous les affamés, il se met à rêver de nourriture. Une tenture se montre à lui sur laquelle figure toute la faune que Dieu a créée pour habiter la terre. Dans cette fresque gastronomique, les animaux purs sont mêlés aux animaux impurs. Une voix l’invite à manger n’importe lequel de ces animaux. Réaction d’horreur de Pierre, qui respecte les interdits alimentaires de la Loi : Je n’ai jamais rien mangé d’impur ! La voix insiste: Ce que Dieu a déclaré pur, toi ne le tiens pas pour impur ! La scène onirique se répète par trois fois avant de disparaître. Fort perplexe, note le récit, Pierre se demande ce que cela pouvait bien signifier.
D’où vient sa perplexité ? Pourquoi son embarras ? Après tout nos rêves peuvent n’avoir ni queue ni tête. Pierre était affamé et puis voilà ! Pour les gens de la Bible, c’est différent. Ce rêve provoque un ébranlement dans l’univers mental de Pierre. Ça touche quelque chose qu’il a de la peine à admettre. Quelque chose est en train d’advenir qui nécessite rien de moins qu’une révélation privée.
La question évoquée est celle des interdits alimentaires. Derrière cette question, pour nous secondaire, se cache un enjeu énorme, celui de l’ouverture de l’Église primitive aux non-juifs, à ceux auxquels le Premier Testament donne le nom général de nations. Nous découvrons en Pierre un homme partagé entre sa foi d’héritage et sa foi toute neuve en Christ.

La foi d’héritage, nous savons bien de quoi elle est faite. Elle est faite de tout ce que nous avons reçu de la tradition dont nous venons. Elle est faite d’un mélange de loyauté et d’identité. Bien que disciple de Jésus, Pierre appartient à la Loi de Moïse, ce château fort de l’identité juive. A ses yeux, il n’y a aucune contradiction. Ni Jésus ni ses disciples n’ont eu conscience de rompre avec la tradition ancestrale. Ils sont restés des années naturellement attachés à la Loi et aux rites du Temple de Jérusalem. Souvenez-vous par exemple de cet ordre de Jésus aux disciples : N’allez pas vers les païens ou les Samaritains, allez de préférence vers les brebis perdues de la maison d’Israël (Mt 10, 5 - 6).
Mais un château fort, c’est seulement fait pour protéger les sujets de la maison du roi, à l’exclusion des autres. Le rêve de Pierre fraye un passage vers quelque chose de différent, qui va devenir une voie autonome, la voie chrétienne. La foi toute neuve de Pierre, qui le différencie de ses coreligionnaires, c’est la foi en Christ et spécialement la foi dans le Christ ressuscité. Pour celles et ceux qui en ont été les témoins, l’événement aussi mystérieux qu’insondable de Pâques revêt une portée universelle. C’est une intervention directe de Dieu, une nouvelle étape dans le processus de la création. Elle implique que le destin de l’humanité entière est changé du tout au tout, notamment en ce qui concerne la fatalité de la mort. N’importe quelle créature dans l’univers est atteinte par l’onde de vie dégagée par la résurrection.
Dieu est pour tous ou il n’est pas. Sa Parole est pour tous ou elle n’est pas. Son énergie créatrice est cosmique ou elle n’est pas. Dieu ne fait pas de distinction entre les êtres humains. Son amour n’est pas discriminant. D’ailleurs le Talmud ne déclare-t-il pas : Rien d’impur ne vient du ciel ? D’où la nécessité urgente que tout le monde se sente concerné.

C’est à partir de cela que Pierre doit réviser sa foi d’héritage. Cette révision passe par le fait d’abattre la muraille de la Loi. Pierre doit prendre position contre un principe auquel il tient beaucoup et qui est fondamental dans le judaïsme, à savoir le principe de la séparation. Selon ce principe, le message du Sinaï doit être tenu à l’abri derrière la muraille de la Loi. La prise de position des premiers chrétiens contre la Loi fut loin d’être simple. Ce fut un processus long, conflictuel, dramatique.
Pourtant le rêve de Pierre, avec les perspectives qu’il dessine, trouve bel et bien son origine dans le songe de Jacob : Tous les peuples de la terre seront bénis à travers toi et ta descendance. Tout se passe comme si la visée universelle attestée dans le premier Testament prenait son essor avec les chrétiens, quitte à s’affranchir de ce que la tradition a patiemment construit pour protéger la Parole dont Israël reste le premier récipiendaire. Une voie nouvelle se fait jour qui n’invalide pas la voie précédente d’Israël. Quoiqu’il advienne, l’humanité aura toujours besoin d’un point fixe de référence attestant la connexion entre Dieu et les hommes. Rien ne peut remplacer le rocher dépassant du courant du fleuve.

Maintenant, comme disait Jean Calvin dans la partie terminale de ses sermons, « appliquons cela à nous ». Que nous enseigne le rêve de Pierre ? Trois choses fondamentales.

La première est que nous devrions être attentifs à nos propres profondeurs non seulement dans leur aspect psychologique, mais aussi dans leur portée spirituelle. Comme les premiers chrétiens on devrait accorder une valeur spirituelle aux symboles, aux rêves, aux signes, à l’imaginaire – ce qui nous manque tant dans une vie quotidienne formatée et standardisée et dans une vie religieuse souvent étriquée. Dieu ne nous parle pas directement mais indirectement, sous une forme chiffrée. Déchiffrer sa parole qui traverse nos propres profondeurs, c’est une manière d’être prophètes aujourd’hui.

La seconde chose est que la fidélité à la Parole de Dieu n’est pas un long fleuve tranquille mais un redoutable défi. Il peut arriver que nous devions choisir entre la lettre et l’esprit. Il peut arriver que la meilleure façon de rester fidèle à la Loi, ce soit de transgresser la Loi. Si tu veux grandir dans la foi, prépare-toi à briser tôt ou tard en mille morceaux ta foi d’héritage, qui existe aussi dans les Eglises, lesquelles se sont empressées d’élever d’autres murailles ! Briser la foi d’héritage pour parvenir à une foi personnelle, autonome et libre.

La troisième enfin est que nous avons un problème avec le fait de partager. Nous nous comportons comme si la Parole de Dieu nous appartenait, comme si elle était notre propriété exclusive. Nous admettons assez mal le fait d’être constamment dépassé, débordé par elle. Au fond, nous ne supportons pas que Dieu échappe à notre volonté. Alors nous déployons des trésors d’ingéniosité rituelle et théologique pour le mettre en résidence surveillée – en pure perte, cela va de soi.

Je le répète, la Parole de Dieu n’est pas un objet de musée, elle appartient aux générations futures. Elle a encore beaucoup à nous apprendre, vis-à-vis des autres religions, vis-à-vis des athées, vis à vis des progrès fantastiques des sciences. La bénédiction universelle du Dieu de Jacob et de Pierre les englobe aussi. Il faudra bien qu’on fasse quelque chose avec ça.
Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Delor
Musique