Les violents s’emparent du Royaume de Dieu

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Écouter le culte :

Les gens de ma génération ou plus âgés se souviennent peut-être de ce cantique des mouvements de jeunesse:
Jusqu'à la mort nous te serons fidèles; Jusqu'à la mort tu seras notre Roi; Sous ton drapeau, Jésus, tu nous appelles; Nous y mourrons en luttant avec foi!

Ce chant martial peut s’entendre en écho de la mystérieuse parole de Jésus « le Royaume de Dieu est forcé et ce sont les violents qui s’en emparent… » D’autant plus qu’elle est placée par l’évangéliste après un long discours sur les persécutions à venir et l’éloge de Jean Baptiste mis à mort par Hérode.
La violence évoquée dans ce passage par le Christ est habituellement interprétée comme une action spirituelle à exercer contre soi-même ou un zèle missionnaire ou encore une allusion au martyre pouvant s’abattre sur les premiers chrétiens.
La foi devient une lutte intime entre le vieil homme et le nouveau, un combat contre le péché, le doute, la tentation ou l’épreuve. Le XIXème siècle protestant a été très marqué par ce motif, qui a vu par exemple la fondation de l’Armée du Salut.

Ne prenons pas cette lecture à la légère. Elle se tient. A de nombreuses reprises les apôtres nous exhortent au bon combat de la foi. C’est légitime. Il n’est pas de foi sans décision, sans engagement, sans discipline personnelle, sans combativité voire sans sacrifice.
Je ne puis non plus oublier qu’à l’instant où je parle, des chrétiens minoritaires au Pakistan, en Egypte, au Nigeria ou en Syrie sont menacés dans leur vie du seul fait qu’ils sont chrétiens. Ils se trouvent malgré eux confrontés à la perspective du martyre au sens exact du terme.

Pourtant, ce n’est pas ce combat-là que désigne ici Jésus. Le verbe grec biazô a la signification très négative de violer. Le Royaume des cieux est violé. Ce sont des violeurs qui s’en emparent et le maltraitent, comme on s’empare d’une ville après l’avoir assiégée pour maltraiter ses habitants. Le Royaume des cieux est pris en otage par des violents. La formule n’évoque pas une qualité spirituelle, au contraire. Elle n’est pas une recommandation mais une mise en garde. Que ceux qui ont des oreilles pour entendre, entendent !

Alors, qui sont ces violents ? C’est là un point d’histoire pour lequel Jésus donne un indice : « Depuis le temps de Jean Baptiste jusqu’à aujourd’hui… » Ce qui fait très peu de temps, quelques années tout au plus. Jésus a connu Jean, il a même été son disciple avant de s’émanciper. Les violents dont il parle sont ses contemporains.
Ils peuvent être classés en deux catégories, qui se mélangent souvent : les politiques et les religieux.

A l’époque, l’occupation romaine d’Israël est ressentie par ses habitants comme une menace contre la religion et l’identité du peuple juif. La région baigne dans un climat de violence politique, avant Jésus et après lui, jusqu’aux grandes révoltes qui précipiteront la perte de l’indépendance nationale. Dans les Evangiles, on devine ici et là des gens qui rêvent de rétablir par la force la pureté identitaire en Israël. Ils veulent chasser les occupants et renverser les autorités qui collaborent. Leur agenda revient à mettre Dieu au pouvoir par une application stricte de la Loi. Ils attendent un messie guerrier qui donnera le signal de la lutte finale. L’historien juif Flavius Josèphe a dressé une liste précise de ces mouvements qui agitèrent le pays d’Israël au premier siècle de notre ère.
Jésus a côtoyé ces mouvements dont il désapprouve les méthodes. Certains de ses disciples, Simon ou Juda, en sont probablement.

Les religieux, quant à eux, prêchent l’apocalypse. Ils exercent une violence symbolique qui affole la population. On dirait aujourd’hui qu’ils hystérisent l’opinion publique. L’invasion de la terre sainte par les païens est un signe de la fin des temps. Dieu va arrêter le cours de l’histoire humaine. Il va faire irruption pour établir son règne terrestre. Il y aura un jugement terrible qui éliminera les indignes et les impurs. Cette foi apocalyptique est en réalité très belliqueuse.

Ce n’est nullement un hasard si Jésus évoque dans la foulée les figures d’Elie et de Jean Baptiste. Elles ont en commun d’être des figures ambivalentes. Elie fut un très grand prophète qui rétablit le monothéisme contre le paganisme d’état de la reine Jézabel. Mais ce fut aussi un meurtrier qui, emporté par un zèle sacré, fit égorger 400 prêtres de Baal, au point, nous dit le récit, que Dieu dut le reprendre en main en se révélant à lui sous la forme d’un léger murmure au sommet du mont Horeb…

Quant à Jean Baptiste, sa prédication est très radicale. Relisez les propos que lui prêtent les évangélistes. Dans la réalité historique, ces propos, certainement plus subversifs encore que ceux que le Nouveau Testament a conservés, ont alerté le roi Hérode. Jean Baptiste n’est donc pas seulement le précurseur, il est aussi un imprécateur apocalyptique.

En se séparant de Jean Baptiste, Jésus a pris ses distances avec ces visées politico-religieuses. Face à la violence et au fanatisme, il a prêché la grâce et le pardon de Dieu. Heureux les doux car ils hériteront de la terre !

Ainsi éclairée par l’histoire, la parole que nous méditons prend un sens différent. Je le formulerai par une question. Est-ce Dieu qui rend fanatique, comme on l’entend dire, ou est-ce le fanatique qui s’empare de Dieu pour assouvir ses pulsions ?

Il existe dans le cœur humain un ferment de destruction. Ce ferment peut parfaitement s’affubler d’habits religieux. Jésus nous fait toucher du doigt notre ambivalence personnelle. Il a remis la prédication du Royaume des cieux à ses disciples, pour le meilleur et pour le pire. Il a confié la prédication du Royaume des cieux à des êtres qu’il sait aussi ambivalents qu’Elie et Jean Baptiste. Vous et moi sommes ces êtres…

Du coup, nous voilà responsables de notre manière de parler de Dieu et des comportements qui s’ensuivent, en sachant que notre destructivité peut s’emparer de l’idée de Dieu pour l’instrumentaliser.
Nous vivons en effet une époque dans laquelle les discours radicaux retentissent de tous les côtés. Ils peuvent être islamistes ou fondamentalistes ou populistes ou communautaristes en tout genre. Leur point commun est l’agressivité identitaire. Ils brandissent souvent un étendard religieux pour rallier les foules. Le résultat le plus clair, malheureusement, est la fragmentation de la société.
Dans une telle situation, l’Eglise de Jésus Christ est attendue sur son choix. Ce choix est de nature éthique. Nous avons à nous soucier de ce que notre foi fait aux autres. Nous avons à nous préoccuper des conséquences sur autrui de notre manière de parler de Dieu et de notre compréhension de sa volonté. Nous avons à nous interroger sur la frontière entre témoignage légitime et envahissement illégitime.

L’Evangile nous invite ce matin à l’introspection. Le Royaume des cieux est forcé et ce sont les violents qui s’en emparent… La tâche primordiale des esprits authentiquement spirituels est de prendre conscience de ce ressort caché pour le démystifier. C’est la seule réponse valable aux messages radicaux et à ce qu’ils véhiculent.

Le Christ enseigne que le bon et le vrai combat de la foi est le combat contre la destructivité humaine sous toutes ses formes, à commencer par celle qui prend sa source dans le cœur de chacun. Ce combat nous pouvons le remporter. Car quelles que soient les convulsions et les tempêtes auxquelles notre existence doit faire face, elle repose sur une bénédiction de fond qui doit nous apaiser et nous sécuriser.

S’il est une chose dont nous sommes assurés par la Parole de Dieu, c’est bien que le Royaume des cieux n’est pas une récompense. Il n’est pas le prix de mon héroïsme personnel. Il n’est pas la médaille d’honneur d’une vie de guerre sainte contre les pécheurs ou contre soi-même.
Le Royaume des cieux est au contraire une image de la grâce divine. Qui que nous soyons, la grâce est donnée. Elle se reçoit dans la simplicité du cœur. Le Royaume de Dieu ne se conquiert pas, il s’accueille tout simplement.

Un dernier mot. Même si ce sont les violents qui s’en emparent, j’observe que le Royaume des cieux reste le Royaume des cieux. Il ne devient pas le royaume du malin. C’est très encourageant. Même au moment de l’échec visible de sa parole et de sa volonté par la faute des hommes qui les ont pris en otage, l’offre de Dieu à l’humanité demeure. De sorte que nous pouvons toujours revenir à Lui.

Le pasteur Vincent Schmid propose de réfléchir à une parole d'apparence énigmatique de Jésus, qui lui semble brûlante d'actualité: "Le Royaume des cieux est forcé et ce sont les violents qui s'en emparent"(Mt 11)

On a classiquement compris cette parole comme un appel à une foi zélée (Calvin), à un prosélytisme offensif (Armée du Salut) voire même à la préparation au martyre dans les premières communautés.En fait, pour le pasteur Schmid, l'étude du vocabulaire employé (le verbe boiazô qui signifie violer) ne va pas dans le sens de cette interprétation.

Une petite enquête historique est nécessaire pour découvrir qui sont ces violents dont parle Jésus. Il s'agit selon toute vraisemblance des groupes nationalistes en attente d'un messie-guerrier et des imprécateurs apocalyptiques à la manière de Jean Baptiste qui foisonnaient à l'époque.

Jésus se distancie de ces extrémistes qui prennent Dieu en otage en détournant la parole pour leurs propres fins. En même temps, il se donne comme un messie non violent (beaucoup d'autres occurrences dans le NT).

Aujourd'hui, le monde contemporain est assailli de messages extrémistes souvent religieux (des islamistes aux ultra-évangéliques). Quel sera notre choix chrétien face à ces propositions ?

Jésus enseigne ici que le véritable et le bon combat de la foi est le combat contre toutes les formes de destructivité humaine, à commencer par celle qui prend sa source dans notre coeur...

Détails

Avec la participation de
Liliane Schneiter
Orgue
François Delor
Musique