Écouter le culte :
« Il sera un signe de contradiction … »
Cette prophétie du vieux Syméon est étrange. Elle ne cadre pas avec l’ambiance de Noël. Depuis longtemps, c’est devenu la fête la plus unanimiste qui soit, une sorte d’anniversaire religieux, très théorique d’ailleurs, puisque nul ne sait à quelle date exacte Jésus est né.
A Noël, on laisse de côté les problèmes qui nous tracassent. Le monde comme il va n’est-il pas suffisamment préoccupant pour qu’on ait le droit de l’oublier le temps d’une fête qui s’efforcera d’être gentille, pacifique, pleine de bonnes intentions ? La contradiction n’y a pas sa place. Contredire la fête, c’est la gâcher à coup sûr.
Pourtant, l’évangéliste Luc est formel. Le salut de Dieu, qui se manifeste par la naissance d’un enfant, est un signe de contradiction. Demandons-nous à quoi cette naissance apporte la contradiction.
Je vois plusieurs objets.
Observons d’abord combien les récits de la nativité sont un roman noir. Il est question d’occupation brutale d’un pays par une armée impériale, de personnes contraintes de se déplacer, d’un roi fou qui assassine les premiers nés, de fuite en toute hâte…
Au cœur de ce sombre tableau, notre attention est concentrée sur la naissance d’un tout petit. Quiconque a tenu dans ses bras un nouveau-né a ressenti ce miracle des miracles, la venue au monde d’un être qui, il y a quelques instants, n’existait pas et qui est là maintenant, respirant l’air que nous respirons, semblable à nous, partageant notre condition humaine, nous éblouissant de sa présence irrécusable !
Notre monde est préoccupant parce qu’il est dur, cruel et angoissant. Il est fait de contrastes violents entre les forces du bien et du mal, entre les pulsions de vie et de mort. Le plus souvent, il semble que le négatif l’emporte.
Sommes-nous capables de changer de regard ? Sommes-nous disposés à discerner le positif dans le négatif et de nous focaliser sur ce qui naît plutôt que sur ce qui meurt ?
Ce n’est pas évident, parce qu’à force, on finit par se résigner. On finit par intérioriser la négativité à laquelle nous sommes journellement confrontés.
C’est pourquoi, chaque année, Noël – qui en latin signifie naissance - rappelle le renouvellement inlassable de la vie. Apprenons à faire confiance à l’énergie créatrice par qui l’être se renouvelle toujours plutôt que nous laisser subjuguer par le néant.
Cette naissance parle également de l’imprévisible de Dieu. Dieu agit, mais son action surprend même ceux qui l’attendent. Imaginons un instant l’évangéliste Luc en train d’écrire son récit. Luc fait partie de ces gens pieux qui, au début de notre ère et dans cette région du monde, attendent la venue de l’Envoyé de Dieu. Cependant, l’évènement ne correspond pas, en bien des aspects, à ce qui a été prévu. Imprévisible était, pour lui comme pour les autres, la venue du Messie hors de toute institution établie, en marge de la religion officielle de son époque. Imprévisibles, les méfiances rencontrées. Imprévisible, sa mort sur une croix. Plus imprévisibles encore, les phénomènes d’apparition rapportés par une poignée de femmes et de disciples au matin de Pâques.
Il s’agit donc pour Luc de composer après coup une histoire cohérente.
Cela ne doit pas nous troubler. Qu’importe finalement ? Outre que c’est une belle histoire, il faut y voir l’effort de l’écrivain pour essayer de traduire la souveraineté divine qui se manifeste quand et comme elle le veut, et non quand et comme nous le voudrions. Dieu déjoue les pronostics humains en n’obéissant pas aux règles inventées par la religion.
En plus, Dieu ne manque pas d’humour. Une naissance sur la paille, c’est quand même une naissance laïque au sens littéral du mot, une naissance populaire, au cœur du monde le plus profane qui soit !
Le Christ n’a pas fondé de religion. Il fut au départ un laïc de province. Il s’est adressé à chacun pour lui dire: « Ta vie va plus loin que tu ne crois. Elle n’est pas seulement dans tes pensées, tes prévisions, tes projets. Ta vie est d’abord enracinée dans un mystère qui te dépasse ». Et cela, tout homme, toute femme peut l’entendre.
Notre esprit est une merveilleuse machine à expliquer, capable de bâtir des explications pour presque tout. Mais c’est aussi une redoutable machine à réduire ce que nous ne comprenons pas au déjà compris et ce que nous ne connaissons pas au déjà connu.
Noël vient contredire cette machine à réduire. Dès lors, la somme de notre sagesse ne devrait-elle pas consister à s’attendre à l’inattendu ?
Luc décrit la frayeur des bergers qui gardaient leurs troupeaux. Ils furent saisis d’une grande frayeur. Qu’est-ce à dire ? Tout se passe comme si la frayeur les faisait accéder à ce que le commun de mortels ignore encore. Car enfin, à part les bergers, le tintamarre céleste ne semble pas avoir alerté beaucoup de gens, cette nuit-là !
Il y aurait donc deux aspects à la frayeur. Le premier est bien connu ; c’est la peur qui paralyse, empêche de réfléchir et nous mine de l’intérieur. Elle peut être personnelle ou collective. L’insécurité sociale grandissante, les mauvaises nouvelles dont nous abreuvent quotidiennement les médias alimentent à l’envi cette peur-là.
Le second aspect est plus favorable ; c’est celui de l’aiguillon qui oblige à aller plus loin. Une touche d’inquiétude ne s’oppose pas à la foi. Elle l’empêche de s’endormir en l’incitant à ne pas se satisfaire d’elle-même.
L’inquiétude peut faire fonction de veille intérieure grâce à quoi nous parvenons à discerner ce qui se prépare dans le mystère du présent. Les choses sont souvent différentes de ce qu’elles paraissent. « Que ceux qui ont des oreilles pour entendre entendent » est un leitmotiv de la prédication de Jésus. Puissions-nous transformer notre inquiétude en ferment d’éveil ! Car Noël vient contredire la banalité de ce monde. « Sous la profondeur est encore une autre profondeur » a dit Emerson.
Anticipons maintenant une seconde sur l’Epiphanie qui appartient au cycle de Noël. Ce qui frappe est l’obstination de ces mages venus des confins de la terre. Sans cette obstination, jamais ils n’auraient obtenu de réponse à leur question. La foi demande de la ténacité. Il ne suffit pas de soupirer: « J’aimerais bien avoir la foi… » Il faut « vouloir croire ». La foi est une décision à laquelle il faut se tenir.
Mais nous sommes piégés par nos habitudes de consommateurs. Nous consommons de la religion comme n’importe quel autre produit. Nous en attendons des états d’âme excitants ou agréables. Si ça ne marche pas, nous n’achetons plus.
Ce n’est pas cela la foi. La foi a pour point de départ la décision personnelle de tenir le cap sur l’essentiel, quoi qu’il arrive. Cherchez et vous trouverez…
Voici enfin la dernière contradiction. Dieu utilise les vents contraires pour naviguer. Toute cette histoire est un paradoxe absolu. Elle commence avec un nouveau-né et se clôt sur un tombeau vide.
C’est de la folie, s’exclame l’apôtre Paul. Oui, c’est une contradiction au bon sens le plus élémentaire. Il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Ce qui est fort trahit sa faiblesse et ce qui est faible peut se révèler d’une force étonnante…
Mais finalement, n’est-ce pas là une leçon majeure de la vie ?
Puissions-nous la mettre en pratique pour être chacune et chacun, dans ce monde si compliqué, des chrétiens de l’éveil et de la bénédiction !
Amen.