Sortir de la plainte pour s’ouvrir à la reconnaissance. Comment s’effectue ce retournement ?

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La poésie du psaume 22 et la musique de Carissimi qui porte la lamentation de la fille de Jephté sur le point de mourir nous ont fait entrer dans le monde de la plainte. Rassurez-vous, si aujourd’hui nous méditons sur le thème de la plainte, ce n’est pas pour nous y noyer mais bien pour chercher ensemble s’il existe une planche de salut…

A quoi s’accrocher quand rien ne va plus, quand l’épreuve nous engloutit ? Qu’est-ce qui peut nous permettre non seulement de garder la tête hors de l’eau mais de retourner la plainte ? C’est-à-dire d’arriver à passer de la plainte à la reconnaissance ?

Pour essayer de comprendre comment ce tournant est possible, je vous invite à méditer le psaume 22. Il nous parle d’une expérience que malheureusement nous pouvons tous vivre un jour ou l’autre : l’expérience de l’effondrement dans l’épreuve et de sa traversée.
Par quel mystère cette traversée est-elle possible ? Qu’est-ce qui permet à un être de se remettre debout ? Aurons-nous un jour fini de nous étonner de ces moments d’éveil intérieur qui permettent de s’ouvrir à la reconnaissance même quand tout va mal ?

C’est une question que je me pose quand une personne entre effondrée dans mon bureau et qu’au cours du dialogue qui s’instaure je la vois reprendre pied, se reconnecter à son feu intérieur et retrouver parfois même le sourire. Rien de magique ici, si ce n’est le pouvoir libérateur de la parole dite et entendue, le miracle du lien… Tous les thérapeutes en sont parfois témoins. Chacun de nous aussi, à notre niveau, quand tendant une oreille attentive et offrant du temps à un ami nous le voyons reprendre des forces. Mais il est impossible de savoir précisément quel mot, quel geste a permis le passage de la souffrance à l’apaisement, de la plainte au sentiment de gratitude.

C’est un tel passage qui est mis en récit dans notre psaume au verset 22. Le psalmiste est effondré, il vit un véritable délabrement physique, psychique et spirituel, s’épanche devant Dieu… Et soudain, il lâche sa plainte et retrouve la capacité de louer Dieu. Que s’est-il passé ?

Pour y répondre, suivons-le quand il sombre dans la plainte… Il est difficile de savoir ici quel est le contexte de rédaction précis, c’est un psaume de lamentation individuel qui a pu être prononcé dans un contexte privé comme dans un contexte collectif – au temple. Mais le fait qu’il ne décrive pas une situation particulière lui confère une dimension universelle. Il met en récit la souffrance à son paroxysme, nous touchons à une forme de plainte radicale. Rien d’étonnant donc au fait qu’il soit cité dans les récits de la passion et en particulier dans les évangiles de Marc et Matthieu, avec la reprise du verset 2, quand le Christ crucifié réinvestit les paroles du psalmiste avec ce cri déchirant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Nous sommes en contact ici avec la profonde humanité de Jésus, messie souffrant, qui crie les mots du psaume avant de s’écrouler dans la mort. Lui aussi fait l’expérience de la plainte radicale.

Il n’est pas question ici de la « petite plainte », de nos petites râleries quotidiennes. Celui qui parle ne fait pas la moue, il rugit. Nous venons d’entendre la traduction de la Nouvelle Bible Segond : « Pourquoi ne me sauves-tu pas ? Pourquoi n'entends-tu pas mes cris ? » Littéralement, nous pouvons traduire : « Loin de mon salut sont les paroles de mon rugissement ». Ce rugissement évoque celui du lion (Is 5, 29 : Ez 18, 7), de l’agonisant (Psaume 38, 9), celui de Job (Jb 3, 24).
On pourrait dire que le psalmiste souffre comme une bête et il bute sur le silence de Dieu. La violence de sa plainte se poursuit, et on retrouve dans ce psaume un véritable bestiaire, image des ennemis qui s’abattent sur lui : des taureaux, des chiens, un lion, un auroch… avec leurs griffes, leurs cornes et leurs gueules menaçantes.
Cette menace extérieure, des ennemis qui le violentent et se moquent de lui, l’atteint au plus profond de son corps. Les métaphores corporelles sont nombreuses : son cœur fond comme de la cire, il n’a plus que la peau sur les os, il se dessèche, il se compare même à un ver, perdant sa dignité d’humain.
Dans cette situation extrême, il est seul face à Dieu. Rien d’étonnant à cela, car nous savons bien que la grande souffrance isole. Et je crois qu’il y des plaintes que l’on ne peut adresser qu’à Dieu, dans un ultime défi : m’entendra-t-il ?

En effet, à qui d’autre s’adresser ? La grande plainte est si rarement entendue, car elle nous ramène à notre impuissance. L’écrivain catholique Véronique Dufief le décrit très bien dans un de ses poèmes :
« Nous vivons
En un temps qui s’affaisse
Devant lequel nous n’avons parfois
Pas d’autre choix que de nous effondrer
(…)
Le corps de nos frères malades
Nous ramène à la vie
Le dénuement où ils sont en notre lieu et place
Est le contrepoison de notre frénésie
Leur lenteur réduit à la surdité
Les tonitruants clairons de la vigueur.
Seigneur aide-nous à parler
La langue de ceux que leur désir d’être vivants
A rendu muets
Fais ployer le genou
A L’insolence de notre santé
Au chevet de ceux qui acceptent
de n’en plus pouvoir
Enseigne-nous l’insanité de notre toute-puissance.

Enseigne-nous l’insanité de notre toute-puissance. On pourrait dire : ne pas avoir la bêtise de croire que nous pouvons sauver l’autre. Quand une tragédie ou une violente douleur atteint quelqu’un, on ne peut que se plaindre avec. Peut-être que les psaumes peuvent alors nous aider à trouver la force de patienter, d’endurer avec celui ou celle qui n’en peut plus.

Les psaumes nous offrent le soutien de la poésie les jours de rien, quand la foi est usée et que tout est lourd. Ce sont des mots dits et redits à travers les siècles qui peuvent nous soutenir dans des situations limites. Quand on tient la main de l’agonisant, il n’y a parfois plus que ces mots-là qui peuvent nous soutenir… J’en ai fait l’expérience. Les mots des psaumes nous aident car ils ne sont pas que des mots trempés dans les larmes, mais aussi des mots nourris de la foi de leurs auteurs. Celui qui rugit dans le psaume 22 n’a pas perdu la foi. Autrement, il n’userait pas le peu de force et de salive qui lui reste pour prononcer ces mots. Il fait le pari qu’il y a encore un sens à crier, rugir, provoquer une réponse. Dans notre psaume, au beau milieu de la déréliction, nous trouvons deux incises où s’expriment de confiance. Aux versets 4 à 6 :
4 Pourtant tu es le Saint, tu habites les louanges d'Israël.
5 En toi nos pères avaient mis leur confiance ; ils avaient confiance, et tu leur donnais d'échapper.
6 Ils criaient vers toi et ils échappaient ; ils mettaient leur confiance en toi et ils n'avaient pas honte.

Ici donc, la mémoire de la libération du peuple d’Israël, le recours à l’histoire collective permettent au psalmiste de croire qu’aujourd’hui encore une intervention de Dieu est possible.
L’autre expression de la confiance au cœur de la plainte convoque cette fois-ci l’expérience individuelle :
10 Oui, tu m'as tiré du ventre maternel, tu m'as confié aux seins de ma mère ;
11 sur toi, j'ai été jeté depuis le sein maternel, depuis le ventre de ma mère tu as été mon Dieu.

Si nous pensons au nouveau-né qui dort avec confiance sur la poitrine de sa mère, on saisit la force de cette confiance, de cet abandon serein en Dieu.
Le psalmiste ne semble ressentir ni la présence, ni la proximité de Dieu, alors il convoque la mémoire collective et la mémoire personnelle. Si Dieu était là, s’il a été là… alors, il sera là.
Il comble l’absence de Dieu par des mots. En effet, n’y a-t-il pas que les mots et les souvenirs qui peuvent pallier l’absence de Dieu quand l’épreuve fait vaciller la foi ? Comme il n’y a plus que ça qui tient, il s’y accroche avec obstination.
Pour nous, n’en est-il pas de même ? Quand nous ne ressentons plus rien, quand nous nous sentons éloignés de Dieu, à quoi se raccrocher d’autre qu’aux expériences passées et aux mots jetés vers Dieu dans l’espoir d’être entendus ?

C’est ce que fait le psalmiste, et soudain la louange et la reconnaissance affluent. Comme si cette souffrance qui allait crescendo finissait par se briser sur ces mots « tu m’as répondu ».
C’est là le pivot du psaume, où se vit le retournement, nous lisons au verset 22 : tu m’as répondu.

On peut interpréter ces mots en ayant recours à une explication historique : pour certains commentateurs, c’est un prophète ou un prêtre qui prononcerait à ce moment-là un oracle. Certains ont même imaginé le contenu de ces paroles : « Ne crains point, je suis avec toi ».
Mais sommes-nous obligés d’imaginer la réponse ou de construire des hypothèses ? J’aime penser que ce qui se passe entre le psalmiste et son Dieu reste un mystère. On ne sait pas ce que Dieu a dit, ou ce que le psalmiste a ressenti qui lui fait dire « Tu m’as répondu ». Ce qui importe c’est que le lien n’est pas mort, que le dialogue a repris.

Et voilà que la louange et la reconnaissance sont à nouveau possibles. La plainte est retournée en louange. Notre lecture s’est arrêtée tout à l’heure au verset 27, avec cette déclaration « Que votre cœur vive à jamais ! ». Nous sommes loin du cœur qui fond comme de la cire… Mais nous n’avons pas lu le psaume jusqu’au bout, car ensuite la louange se poursuit, elle devient contagieuse, partout il parle avec reconnaissance de ce que Dieu a fait. Dans la fin du psaume, se sont toutes les nations qui célébreront Dieu. Il est intéressant de voir que l’on passe de l’effondrement intérieur à la diffusion de la louange…

Mais avons-nous répondu à notre question: qu’est-ce qui a permis ce passage ? Qu’est-ce qui fait qu’en un instant, tout va mieux et que le psalmiste peut enfin réinvestir sa vie avec gratitude ?
Je pense que cela restera un mystère, tant ce retournement est personnel, tant l’intervention de Dieu dans nos vies est à chaque fois inédite. Il n’y a pas de recette miracle qui puisse permettre d’aller mieux. Par contre, nous pouvons créer les conditions de ce passage. Et c’est ce que nous aura enseigné le psaume 22 ce matin.

Jusqu’à maintenant, ce psaume nous a permis de parler du pouvoir des mots et de la mémoire, qui permettent de revitaliser l’être profond. J’ajouterai aussi une autre chose que nous enseigne notre psaume : l’obstination priante. Au verset 2, il dit « je ne garde pas le silence », il est animé au verset 25 de la conviction que Dieu « entend », « ne se détourne pas » de celui qui souffre.

Pour les croyants, la prière n’est-elle pas le lieu par excellence de l’obstination et de la persévérance ? Pour que tout puisse basculer à nouveau dans la reconnaissance et la louange, il a fallu au psalmiste un lieu de libre expression. La prière est, pour tout croyant, un lieu de liberté, un lieu ou il est possible d’assumer le tout de sa vie, assumer qu’il vit en tension – que la foi et la révolte peuvent cohabiter en lui, comme la peine et la joie, comme la plainte et la reconnaissance.

Le Dieu que loue le psalmiste n’est pas une idole impassible, un Dieu qui n’attendrait que des « mercis », mais c’est un Dieu que l’on peut mettre au défi de nous répondre, un Dieu qui peut entendre les pourquoi… Un Dieu qui est dans un lien dynamique et vivant avec chacune et chacun. Un Dieu qui nous rejoint dans notre réalité. Un Dieu qui ne nous demande pas de fermer les yeux sur le fait que la violence, le mal radical, la mort font partie de la vie… tout comme les pourquoi sans réponse. Un Dieu qui ne nous demande pas de nous taire et qui laisse de la place à la plainte.

Ce qui est valable pour la plainte radicale l’est aussi pour nos petites plaintes… Je suis convaincue que nos petites plaintes s’enracinent dans un mal-être plus profond et que nous avons à les prendre au sérieux. Non pas pour nous y complaire, mais pour aller voir quel mal nous atteint. Quelle personne, quelle situation, quelle épreuve nous entame dans notre joie d’être au monde.
La prière est une école de vérité, elle permet de se présenter devant Dieu sans faire semblant – c’est une bonne école pour apprendre à se plaindre vraiment, non pas en se perdant dans nos petits agacements mais en allant à la racine de ce qui ne va pas.
La prière est aussi une école de gratitude, car elle permet pour un temps de s’extraire de soi, de se décentrer de ses problèmes. De prendre le temps de revisiter les souvenirs des jours de joie, des jours gonflés d’espérance. Et de nourrir la reconnaissance et la gratitude, pour la vie offerte, pour les liens qui nous font du bien, pour le fait que Dieu nous écoute... et finalement, dans une même prière, nous pouvons tenir les deux choses, laisser cohabiter le poids de nos jours et l’esprit de reconnaissance.

Ne sous-estimons pas la force de la prière, qui nous donne l’énergie de nous adresser à Dieu avec obstination, de conserver notre force intérieure quand nous sommes éprouvés. Ne lâchons pas Dieu. Pour résumer, le psaume 22 nous donne l’exemple d’un croyant qui a gardé la foi en la Parole, qui a pris soin de sa mémoire et qui est resté obstiné dans son lien à Dieu. En fait, ce psaume nous montre comment ne pas abandonner Dieu.

Amen.

Les psaumes sont des prières où le tout de l’humanité s’exprime : la confiance et l’accusation envers Dieu, le désespoir ou la joie éclatante… Dans le psaume 22, l’orant passe de la plainte à la louange. Comment s’effectue ce retournement ?

Détails

Avec la participation de
Vincent Schmid et Thierry Steimer
Orgue
François Delor
Musique
Céline Mellon, soliste