Écouter le culte :
Une « parabole » n’est pas une simple petite histoire venant illustrer un enseignement – au contraire. La plupart des paraboles de Jésus comportent une énigme qui est faite pour que l’auditeur se creuse la tête et soit ainsi délivré du prêt-à-penser. C’est à mon avis pour cela que les religieux du temps de Jésus étaient tout autant énervés par son enseignement que par son comportement. Si au moins il apportait une doctrine bien carrée il serait possible d’argumenter ! Avec ses paraboles il embrouille tout, montrant la complexité de la vie humaine et de la théologie, invitant chaque personne à se poser elle-même les vraies questions au delà du catéchisme, des principes et des rites de la Loi.
Dans ce chapitre 15 de l’Évangile selon Luc, il y a trois courtes histoires qui sont souvent appelées « la parabole de la brebis perdue », « la parabole de la drachme perdue » et la « parabole du fils prodigue ». D’autres traductions de la Bible les présentent sous un autre angle et les appellent la « parabole de la joie du Père » ou la « parabole de ceci et cela ». Pourtant, quand on regarde bien, le texte n’annonce pas une série de plusieurs paraboles comme cela arrive parfois (Luc 8, 10 ; Matt. 13, 3).
Mais Jésus dit qu’il y a ici une seule parabole (Luc 15, 3) qui s’avère être formée de trois histoires. Au début de la 2ème et de la 3ème histoire, un mot explique qu’elle est à lire comme une suite de la précédente, elles sont toutes liées par un thème récurrent : à chaque fois quelque chose ou quelqu’un est perdu puis retrouvé, et cela se termine par une invitation à se réjouir ensemble.
Aucune de ces trois histoires ne présente cette anomalie surprenante qui est le ressort d’une vraie parabole. Un paradoxe important existe pourtant : il est dans le choc entre la 1ère petite histoire et la 3ème. Il touche un point absolument essentiel dans ce contexte : faut-il faire quelque chose pour être sauvé ? Ou : est-ce que Dieu sauve tout le monde ou est-ce que seule une personne assez performante sera sauvée ? Et comment est-elle sauvée ? Qu’est-ce que c’est qu’aimer quelqu’un ?
Dans la 1ère histoire, celle de l’homme et de ses moutons, Jésus annonce sans ambiguïté que même le plus pécheur parmi les pécheurs est recherché et est trouvé par Dieu, et cela sans la moindre participation de la personne ni de qui que ce soit d’autre. Il n’est pas dit que la brebis se laisse retrouver, ni qu’elle reconnaît sa grande faute, ni qu’elle supplie le berger de la porter et de la ramener, il n’est pas question de peine pour payer le prix du pardon des péchés.
Il n’y a non plus une once de subjonctif ou de conditionnel dans le succès de l’homme à rassembler 100% de ses brebis. Jésus nous dit avec cette petite histoire de moutons que nous irons tous au paradis, que nous le voulions ou non, d’ailleurs, puisque la brebis perdue n’a pas demandé à être tirée de la gueule du loup.
La 3ème histoire, celle de l’homme et de ses deux fils, dit exactement l’inverse. L’homme figurant Dieu laisse totalement libre ses fils. C’est sa façon d’aimer. L’un veut partir : qu’il parte, où il veut, faire ce qu’il veut. L’homme ne le retient pas : ni d’une parole ni d’un geste. Ensuite il ne le recherche pas pour voir si ça va bien, même quand survient une grande famine.
Le message de cette 3ème histoire est clair : chacun est laissé totalement libre de faire son propre salut ou de se perdre. Et ce n’est pas Dieu qui fait que son fils soit retrouvé, c’est le fils qui est entièrement acteur de son retour à la vie.
Les termes pour exprimer cela dans le texte sont très forts : le fils cadet mène une vie « aux antipodes du salut » (Luc 15, 13), c’est lui qui va d’abord se retrouver lui-même puis retrouver une dynamique de vie : c’est lui qui « se met en route » (Luc 15, 15), c’est lui qui « entre en lui-même » (Luc 15, 17) méditant et se posant des questions, c’est lui qui prend la résolution de se lever et d’aller vers le Père, il ne le fait pas par amour pour son père mais par un intérêt bien compris sur ce que c’est que vivre : ce n’est en tout cas pas faire n’importe quoi.
C’est alors qu’il trouve la force de « se lever » (Luc 15, 18-20) : ce verbe (anastas en grec) est celui de la résurrection du Christ (anastasiv), cela exprime un retour à la vie. Le Père, lui, est complètement passif durant tout ce temps. C’est seulement après qu’il s’émeut d’une tendresse féminine pour ce garçon et qu’il l’accueille comme un prince.
Le choc entre ces deux histoires est total sur le rôle de Dieu et notre participation afin d’avoir la vie et la joie partagée. C’est aussi un choc sur ce que l’on entend par aimer quelqu’un et comment l’aider.
Qu’en déduire ?
Quant à la méthode :
Premièrement qu’aucun texte biblique ne contient l’ensemble de la vérité. La vie, et Dieu encore plus, sont bien plus riches de sens que ce que peut contenir un unique point de vue. Cela encourage à l’ouverture d’esprit, à la recherche biblique, à l’ouverture à un questionnement plus riche et nuancé, cela encourage au dialogue entre les personnes de bonne volonté, de toute sensibilité théologique et philosophique. Cela encourage à avoir de l’humilité dans nos convictions et de la hardiesse dans nos recherches. Notre opinion, quelle qu’elle soit, ne sera pas comme un point étroit mais elle sera comme un espace ouvert entre différents pôles en tension.
Quant à notre foi :
Je trouve que cela dit une belle chose sur le rapport entre Dieu et nous :
• Avec la brebis : nous pouvons avoir confiance en Dieu et nous laisser entièrement porter par son amour. Il se débrouillera bien pour nous retrouver et nous porter vers la vie joyeuse.
• Avec le fils : nous avons intérêt à nous ressaisir comme si Dieu n’intervenait pas, nous laissant entièrement libre et responsable. C’est à nous de faire un travail sur nous-mêmes afin de trouver dans quel sens nous voulons aller, puis la force de nous lever et de faire le premier pas.
Oui, c’est paradoxal et à mon avis c’est extrêmement profond et juste. Tout est déjà donné par grâce, et tout reste à faire par la foi.
Grâce à la 1ère histoire, nous pouvons nous tourner vers Dieu en toute confiance, même si nous étions la plus perdue des brebis perdues : c’est essentiel pour ouvrir effectivement notre être à Dieu dans la prière, c’est la fin de toute menace, de tout chantage. Grâce à la 3ème histoire nous sommes responsabilisés pour vivre notre vie, et que ce meilleur qui vient de Dieu puisse commencer à s’incarner dans notre façon d’être en ce monde.
Si l’on regarde bien, cette tension se retrouve souvent dans la Bible : nous sommes à la fois adoptés par Dieu même si nous ne lui ressemblons pas du tout. Ensuite, cet amour de Dieu, sa Parole, sa Lumière « nous donne le pouvoir de devenir enfant de Dieu », né de Dieu lui-même (Jean 1, 12-13).
Nous avons déjà reçu la vie éternelle puisque Dieu nous aime et nous gardera. En même temps il n’est pas mal de faire comme le fils de l’histoire qui se motive pour choisir de se tourner vers la vie. C’est par un intérêt bien compris qu’il le fait : la vie est plus belle et plus vivante, plus joyeuse ainsi. Et il se lève, il se met en route, cela suffit pour que le Père puisse lui donner bien plus qu’il ne pouvait imaginer en terme de vie, de responsabilités, de joie.
Qu’attendait Dieu dans cette histoire ? C’est que même Dieu ne peut nous forcer à faire cet exercice de « rentrer en soi-même » et de se poser des questions. Personne, pas même Dieu peut nous aider à regarder vers le haut plutôt que de ne faire attention à rien ou de regarder vers la nourriture des cochons. Dieu ne peut pas nous forcer à aimer, ni à espérer. Tout ce qu’il peut faire est de nous aimer quand même, lui, et d’espérer.
Sur la dignité de notre existence
Ce paradoxe entre ces deux histoires est intéressant également. Qu’est-ce qui fait que notre vie serait digne d’être vécue ? La première histoire nous dit que notre dignité ne dépend pas de nous, que la vie de la personne la plus perdue, la plus diminuée, la moins performante a une infinie dignité. C’est utile de le rappeler, même et surtout quand on s’intéresse à la 3ème histoire qui nous dit que nous pouvons avoir l’impression de valoir moins qu’un cochon. Le sens de notre vie est ainsi. Notre vie a un sens intrinsèque, il est néanmoins bon d’entrer en nous même et de voir ce que nous en ferons.
Ce que c’est qu’aimer
Ce paradoxe entre les deux histoires nous permet de réfléchir et d’être bien plus fin dans notre façon d’aimer et de chercher à aider quelqu’un. Aimer quelqu’un c’est comme dans l’histoire des fils : c’est laisser l’autre libre d’être lui-même, c’est même laisser à l’autre la possibilité de nous décevoir et de pas nous aimer. Pourtant : est-ce vraiment aimer que de laisser l’autre se perdre ?
Dans la 3ème histoire, n’est-ce pas choquant de voir le père ne pas chercher son fils pour lui porter secours ? Je connais un père qui aimait tellement son fils qu’il l’a laissé libre de vivre sa vie et qui a couru le sauver une fois dans le fond du Maghreb, une autre fois à l’autre bout de l’Europe alors qu’il était complètement perdu, à terre. Et qui a continué à l’aimer, l’entourer, l’aider à se relever encore et encore et tout faire pour lui donner son autonomie.
Voilà ce que fait l’homme de la 1ère histoire et que ne fait pas celui de la 3ème histoire. Aimer, c’est ainsi naviguer entre laisser libre et porter. Aimer c’est tour à tour l’un et l’autre, c’est parfois les deux à la fois. C’est parfois encore sortir de chez soi et aller discuter comme le père avec le fils aîné.
La parabole unique que Jésus nous offre ici est dans la tension entre la 1ère et la 3ème histoire. Que vient donc faire au milieu cette histoire de femme se réjouissant d’avoir retrouvé sa petite pièce ? Il me semble que cette histoire n’est pas au milieu pour rien, car elle nous permet de nous interroger sur le moteur même de la démarche, comment travailler ce paradoxe dans ses dimensions théologiques, philosophiques, éthiques et spirituelles.
Comment aimer ?
Dans cette petite histoire du milieu. Dieu y est comparé à une femme, ce qui n’est pas exceptionnel dans la Bible. Le coté féminin de Dieu, c’est l’Esprit : Dieu en nous par son Souffle (qui est féminin en hébreu), c’est sa parole qui donne vie. C’est la tendresse. D’ailleurs même le père a ici ce côté féminin puisqu’il est « pris aux entrailles » en voyant son fils venir.
Dieu est ici, dans cette 2ème histoire, une femme, et une femme pauvre. La moindre petite piécette d’argent a pour elle une valeur inestimable. C’est pourquoi, même perdue dans la poussière au fin fond du chenil : cette petite valeur, elle la retrouvera.
C’est comme cela que l’on aime quand on aime quelqu’un : la moindre petit valeur potentielle, même 3 grammes d’argent perdus dans un tas de fumier est recherché ardemment, est trouvé, et est source d’une vraie joie pour nous.
Cela dit quelque chose du jugement de Dieu. C’est comme cela qu’il aime : il cherche et sauve chaque personne comme Jésus le dit la 1ère histoire. Le jugement n’est pas une sélection des personnes, il retient la moindre petite valeur potentielle qui existe même dans le plus perdu des perdus, il trouvera la personnalité profonde, authentique et balayera ce qui n’est pas bon.
Et si nous étions à 99% juste comme ce troupeau, il chercherait encore.
C’est ainsi que nous pouvons nous aimer nous-mêmes, c’est ainsi que le fils perdu entre en lui-même et a ce sursaut de découvrir qu’il vaut plus que cela, il y rencontre un début d’élan vital, un début de mémoire bienveillante pour ce père qu’il a rejeté.
Cette 2ème histoire nous dit que le moteur de cette façon d’aimer c’est le souffle de vie de Dieu, c’est sa tendresse de mère qui nous enfante, c’est la mise en lumière qu’il nous faut pour faire de nous des experts du balai, experts pour vivre et pour aider à vivre.
Amen