Le livre scellé

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Les derniers temps ont-ils commencé ?
Depuis la chute des tours jumelles de Manhattan, dans les médias ou l'édition, sévit une véritable inflation du mot apocalypse, employé au sens de catastrophe. On parle de menaces apocalyptiques, de géopolitique de l'apocalypse, de scénarios d'apocalypse, etc. Or il s'agit d'un emploi fautif. Le mot apocalypse ne signifie pas catastrophe, mais révélation. C'est le titre d'écrits religieux d'un genre particulier. On connaît beaucoup d'Apocalypses, tant juives que chrétiennes. La Bible en contient plusieurs : celle qui porte ce nom, attribuée à Jean de Patmos et d'autres moins célèbres, à la fin du livre de Daniel par exemple. Nous savons qu'elles ont été composées à des époques charnières, agitées de convulsions profondes. Daniel fut témoin de la décadence du rêve de civilisation

universelle initié par Alexandre le Grand. Jean de Patmos fut aux prises avec les excès du pouvoir romain sous l'empereur Domitien.
Les Apocalypses sont des écrits mystiques, remplis de visions et de symboles étranges. Mais pas plus que les nuages qui inspiraient le poète Baudelaire, ils ne sont à prendre au pied de la lettre. De tels écrits interprètent poétiquement notre situation devant Dieu.
Aujourd'hui chacun sent que nous sommes entrés dans une ère différente. L'époque change. La société est en crise. Les repères habituels s'estompent. On ne comprend pas ce qui se passe. L'avenir est confus. Les écrivains de l'Apocalypse peuvent-ils nous éclairer ? Existe-t-il un secret du monde inscrit quelque part ? Existe-t-il une face cachée de l'histoire ? Dieu a-t-il prévu ce qui se passe ?

Réponse avec l'image du Livre scellé, commune à Daniel et à Jean. Cette image du Livre n'est pas fortuite, venant d'auteurs sacrés. Pour eux, tout ce qui est vient de la parole divine. Dieu parle et la chose naît. L'essence de l'univers est langage.
Alors ils imaginent un Livre absolu, dans lequel seraient inscrits le secret du monde et le sens de ce qui arrive. Un Livre qui contiendrait les réponses à tous nos pourquoi. Seulement ce Livre est fermé. Il ne sera ouvert qu'au dernier jour. Les êtres humains n'y ont pas accès, Dieu seul.
C'est une manière de dire : oui, il existe un secret du monde, une face cachée de l'Histoire. Et d'ajouter aussitôt : non, nul ne sait percer ce secret, nul ne peut contempler cette face cachée. Derrière les soubresauts de ce monde, il y a une sagesse, mais une sagesse cachée. Nous sommes ignorants, ce qui peut nous décevoir.

Une telle ignorance pourtant me semble positive. Car dans le texte, le Livre scellé est aussi le Livre de Vie. Il entretient un rapport étroit avec la puissance de vie, avec Dieu lui-même. Ni Daniel ni Jean ne nous menacent d'une quelconque catastrophe qui engloutirait tout. Ils nous parlent de la transcendance au bord de laquelle nous nous tenons. C'est que le monde visible n'est que l'écume de la mer, et non la mer elle-même. "Ce qu'on voit n'a pas été fait de choses visibles." (He 11, 3). Il n'y a pas que l'écume de la mer; il y a la masse de la mer et la profondeur de cette masse, sans quoi l'écume n'existerait même pas.
Le monde visible, l'histoire visible, notre existence visible, plongent leurs racines dans une réalité invisible. Cette réalité est immuable et inébranlable. Elle se manifeste à travers les pires convulsions que nous puissions traverser. Cette réalité est la puissance de la vie. Nous en venons et nous y allons. Selon la formule d'un moine égyptien du quatrième siècle : bienheureux ceux qui parviennent à cette ignorance infinie !

L'image du Livre scellé amène trois enseignements majeurs.
Pour commencer, elle offre une option entre l'absurde et le mystère. A l'énigme posée par l'expérience de la vie, deux réponses sont possibles : "C'est absurde" ou "C'est un mystère". L'hésitation entre ces deux termes a toujours existé - ce sont les deux pôles entre lesquels notre pensée oscille - mais les circonstances que nous traversons leur donnent une intensité particulière.
Ou bien tout est absurde. Tout est soumis aux lois de la Fatalité - ainsi pensaient les anciens Grecs - nous sommes les jouets du hasard. Souvenez-vous de la légende d'Œdipe, fils du roi de Thèbes. Oedipe ne pourra rien faire pour infléchir le destin aveugle qui est le sien. Choisir l'absurde, c'est choisir un pessimisme dans lequel il n'y a pas de place pour l'espérance. Notre chemin n'est pas un vrai chemin, il ne mène nulle part, c'est une impasse. Nos pourquoi resteront sans réponse.
Ou bien c'est un mystère. C'est-à-dire que le monde, l'histoire, l'existence relèvent d'une sagesse cachée. Elle est hors de portée certes, néanmoins elle est. Et si les sciences n'en disent rien, la foi le peut. Elle nous persuade de ne jamais désespérer. A Œdipe, héros tragique, il faut substituer Abraham, héros positif, qui part sans savoir ou il va, poussé par sa seule confiance. Abraham a choisi le mystère. Contrairement à l'absurde, le mystère est une voie sur laquelle on avance, on poursuit, on approfondit. Qu'est-ce donc que notre vie, sinon un mystère au bout duquel nous sommes attendus par Quelqu'un ?
Le Livre scellé laisse entendre que la symphonie discordante de l'aventure humaine n'est pas encore achevée. Nous n'en savons pas le terme. Si nous sommes liés à ce monde pour le meilleur et pour le pire, nous sommes également l'objet de la veille attentive d'un Autre, qui dispense les étincelles afin d'éclairer la route, pas après pas, étape après étape. "Maintenant nous voyons comme dans un miroir, confusément. Un jour nous verrons face à face." (1Co 13,12) Alors, examinons-nous loyalement, mesurons bien cette option entre absurde et mystère et choisissons !

Second enseignement, savoir attendre.
Les Apocalypses obéissent à l'esprit hébraïque : elles voient les choses à partir de la fin et pas du commencement. "Il y eut un soir, il y eut un matin: premier jour." (Gen 1, 5). Le soir doit être compris à partir du matin. Le but de la nuit, c'est le jour.
La vie nous fait traverser des épisodes de crise, personnelle ou collective. Nous vivons certains d'entre eux dans un sentiment d'urgence et de drame. Ils nous laissent littéralement brisés. Pouvons-nous considérer cela à la lumière de la fin ? Et si les crises étaient des opportunités à saisir, apportant avec elles une chance de changement ? Pouvons-nous envisager ce monde, son histoire, notre existence secrètement orientés vers Celui en qui ils trouvent leur source et qui les réunira à la fin ? Si on la comprend sur le long terme, la crise est annonciatrice de bonne nouvelle : quelque chose est en train de naître.
Méditons ce conseil de sagesse montagnarde, donné par l'auteur valaisan Maurice Chappaz : "L'inconnu s'apprivoise de la même façon que les rapaces, il faut savoir attendre."
Le troisième enseignement, nous le lisons dans le livre de Daniel : "Que beaucoup méditent et la connaissance augmentera." (Dan 12, 4)
Dieu a créé l'être humain à son image et à l'image de Dieu l'homme est créateur. L'humanité est capable d'augmenter ses connaissances et d'inventer des choses nouvelles. Elle procède par essai et erreur, nous le savons, une quantité de mal et une quantité de bien a toujours caractérisé l'humanité et la caractérisera toujours. Elle reste capable de résoudre les problèmes, de faire face aux situations et d'améliorer son sort.
Au point où j'en suis, j'en viens à me demander ceci : ce fameux Livre scellé, qui sera ouvert au dernier jour, est-il écrit d'avance ?
Ne sommes-nous pas plutôt en train de l'écrire, ligne après ligne, page après page, chapitre après chapitre ? En définitive, n'est-ce pas notre privilège que de créer, par nos forces et nos actes, les changements et les choses nouvelles voulus par Dieu ?

Amen !

Détails

Avec la participation de
Orgue
François Delor
Musique
Francesca Giarini, cantatrice