Rendez à César ce qui est à César...

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Enfin !… Voilà enfin une parole plaisante du Christ. Plaisante, je veux dire une parole facile à entendre — c'est qu'il faut avouer qu'elles ne le sont pas toutes : pas toutes faciles à entendre, et peut-être surtout pas toutes faciles à mettre en pratique. Tandis que celle-là… Oui, une parole qui me plaît bien. Une parole qui marque bien les limites du spirituel et du matériel, de ce qui appartient à l'Eglise et de ce qui appartient au monde, du sacré et du profane.
D'un côté «César», de l'autre «Dieu».
D'un côté le politique, de l'autre le religieux.
Il me suffit donc de classer ma vie ainsi, selon ces deux ordres des choses et tout ira pour le mieux. D'un côté, ma vie de tous les jours, avec ses hauts et ses bas, ses tracasseries comme ses moments de plaisir, et de l'autre ma vie spirituelle, le dimanche à l'église ou à l'écoute des émissions religieuses. D'un côté mon travail, ma famille, mes loisirs, mes sociétés, et de l'autre la paroisse, l'Eglise.
D'un côté la politique, et de l'autre la foi.
D'un côté ma vie sociale, et de l'autre ma vie privée.
D'un côté le monde de César, et de l'autre le monde de Dieu.
D'un côté la terre, et de l'autre le ciel…
Oui, vraiment, une parole plaisante. Une parole qui rend tout tellement plus simple : bienheureuse la simplification ! Plus besoin de me poser mille questions sur mes actes quotidiens : plus besoin de me demander si ce que je fais, si ce que j'achète, si ma manière de vivre sont bien en accord avec ma foi. Plus besoin non plus de me demander si l'Eglise a le droit de prendre position face à des questions politiques ou sociales. Non, séparons bien les deux choses, rendons à chacun ce qui lui revient ! Que chacun reste dans son monde, dans son coin, et tout ira bien !… Oui, vraiment, une parole plaisante.

Mais pourquoi donc un mot me vient-il sans cesse à l'esprit pendant que je dis ça ? Le mot «piège». Ah ! oui, il avait déjà été utilisé dans la prédication de dimanche passé. Et aujourd'hui aussi, dans notre texte, tout commence par un piège, «un piège à Jésus», le piège que les autorités religieuses essaient de lui tendre, pour qu'il se prenne les pieds dans ses propres paroles.
Et un piège élaboré, croyez-moi ! Jésus est complètement coincé. S'il répond oui à la question de savoir s'il faut payer le tribut à César, la colère va gronder, les foules vont se dresser contre lui, révoltées qu'elles sont de devoir payer cet impôt qui leur rappelle jour après jour le joug étranger, le joug romain. S'il répond non — non, vous n'avez pas le droit de payer l'impôt à César —, sûr alors que les soldats romains ne tarderont pas à venir arrêter le fauteur de troubles qu'il sera à leurs yeux. Oui, un piège élaboré, un piège dans lequel Jésus ne pouvait que tomber…
Eh bien, non ! Jésus a trouvé la parade à leur piège : «“Montrez-moi la monnaie qui sert à payer le tribut.” Ils lui présentèrent une pièce d'argent. Il leur demanda : “Ce visage et ce nom gravés ici, de qui sont-ils ?” Ils répondirent : “De César”. Alors Jésus leur dit : “Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu !” A ces paroles, ils furent stupéfaits et, le laissant, ils s'en allèrent ».
Belle parade, non ?
Mais pourquoi le mot «piège» continue-t-il à trotter dans ma tête ? Comme si, comme si «le piège à Jésus» était devenu «piège à croyant», croyant que je suis… C'est que tout à coup, je ne peux m'empêcher de douter de mon raisonnement. Est-ce vraiment aussi simple que ça ? Est-ce vraiment ça qu'a voulu me dire Jésus ? Ne suis-je pas en train de me piéger à mon tour dans ma bonne conscience ?

C'est qu'il y a au moins trois choses qui m'obligent à douter.
D'abord, il y a la manière dont je comprends le Christ, sa vie, ses paroles, à travers l'Evangile. Jésus de Nazareth n'a jamais séparé la politique du religieux, le social de la foi. Au contraire, toute sa vie, ses paroles, son enseignement, ses rencontres, ses guérisons, ses colères et ses amours, il les a vécus sous le regard de Dieu, sous le regard de son Père. Oui, toute sa vie — jusqu'à son dernier souffle, son dernier cri sur la croix — il l'a rendue à Dieu.
Ensuite, il y a le problème bien réel pour les contemporains de Jésus, que représentait le fait d'avoir sur eux une idole, c'est-à-dire cet argent frappé à l'image de l'empereur romain qui exigeait qu'on le considère comme un dieu. Oui, c'était un problème de poids que d'avoir en poche une idole pour ceux qui voulaient mettre en pratique le décalogue ! Et si Jésus s'est sorti du piège tendu, il n'a pas vraiment répondu à ce problème.
Enfin, ce fameux «rendez à César… et rendez à Dieu…» : il me fait irrésistiblement penser à une histoire drôle qui circulait quand j'étais gosse. Vous la connaissez sans doute. C'est l'histoire d'un type… qui vient de recevoir sa paie. Il prend billets et monnaie dans ses mains, les lance au ciel et crie : «Dieu, tu prendras ce que tu veux, ce qui retombe sera pour moi !»
Rendez au monde de César tout ce que vous lui devez, le reste sera pour Dieu… si tant est qu'il reste quelque chose ! Oui, à force de rendre à César ce qui lui appartient, il se pourrait bien que je n'aie plus rien à rendre à Dieu… ou si peu. Et je ne parle pas que d'argent bien sûr !

Alors, tout compte fait, si tout n'était pas si simple ? Si…, si j'avais transformé cette parole du Christ pour qu'elle me convienne ? Tout compte fait, je dois bien me rendre à l'évidence, il m'est impossible de rendre à Dieu et à César : parce que d'un côté, Dieu exige de moi toute ma vie — et si j'ose dire —, pas seulement ma vie du dimanche de 10h à 11h, Dieu exige de moi que je place toute ma personne sous son regard; et que d'un autre côté, en sautant trop vite sur le prétexte de cette parole du Christ, je risque toujours de ne plus rien rendre du tout à Dieu, et tout au monde de César.
Qu'a voulu me dire Jésus alors ?
Moi, je crois que par cette parole, il a voulu que j'en arrive justement là où j'en suis maintenant; je crois qu'il a voulu me faire réfléchir, me montrer l'impasse dans laquelle je me mets si facilement en voulant séparer monde de César et monde de Dieu, en voulant séparer le politique et le religieux, en voulant séparer la raison et la foi, en voulant séparer sphère sociale et sphère privée…
Je crois que par cette parole, Jésus a voulu que je remette les choses à leur juste place.
Pour illustrer ça, une très belle image employée par deux théologiens rwandais venus en Suisse ce printemps dans le cadre de la campagne de Carême. Deux Rwandais, un Hutu et un Tutsi, qui avaient tout pour se détester — tant de morts dans chacune de leurs familles par la faute des autres, tant de souffrances, tant de blessures — et qui pourtant ont décidé de se mettre ensemble pour vivre et promouvoir la paix. Pour essayer d'expliquer comment il est possible que des humains puissent en venir à se haïr et à se déchirer dans leur pays comme dans d'autres pays — proches ou lointains —, ils avaient cette image.
En haut, il y a Dieu, le monde de Dieu, disaient-ils.
En bas, il y a la terre, le monde des choses.
Et au milieu, entre les deux, il y a l'homme.
Mais le problème, c'est que l'humain a tout retourné, ou mieux, le problème c'est que l'homme s'est retourné : au lieu d'avoir les pieds sur terre et la tête dans le monde de Dieu, il marche avec la tête et il pense avec les pieds !…
Alors, forcément, avec la tête si près de la terre, avec la tête au milieu des choses, les choses sont son seul horizon. Il est prêt à tout pour les obtenir, quitte à se battre, à tuer pour elles.

Eh bien je crois, que c'est ce même renversement, ce même retournement que Jésus dénonce par sa parole.
Oui, il faudrait que nous commencions par nous remettre à l'endroit. Il faudrait que nous recommencions à marcher avec les pieds et à penser avec la tête.
Il faudrait que nous recommencions à rendre notre personne entière à Dieu pour qu'alors nous puissions rendre au monde, non pas ce qui lui appartient, mais ce dont il a besoin : notre amour, notre tendresse, notre joie et notre paix retrouvées.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Maryvonne Franel
Musique
Choeur Mixte d'Orvin, dir. Marie-Claire Charpilloz 032/ 58 12 33